Une petite stèle commémore le supplice des fusillés de Fleury.
Ce tome fait suite à Verdun - volume 2 - L'agonie du fort de Vaux (2017) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, car il ne s'agit ni du même événement, ni des mêmes personnages. La première édition date de 2018. Il a été réalisé par Jean-Yves Le Naour (scénario), Marko (mise en scène), Iñaki Holgado (dessins et encrage) et Sébastien Bouet (couleurs). Mon envie de lecture a été générée par l'excellent article de Barbüz sur son site : Verdun (tome 3) : "Les Fusillés de Fleury" (Grand Angle ; février 2018), mille mercis à lui.
La bataille fait rage à Verdun dans les tranchées pendant la première guerre mondiale. Un groupe de soldats français se tient debout dans une tranchée, pendant qu'ils sont pilonnés par les tirs d'obus des allemands. Soudain, il se produit une coulée de boue, et ils sont ensevelis tout debout dans la tranchée, enterrés vivants, mourant d'une horrible manière. Après la guerre, un gradé vient prononcer un discours en leur mémoire, au pied du mémorial qui a été construit. Une gueule cassée écoute de loin, agacé par ces âneries. Il est interpellé avec son prénom Auguste, par une jeune femme. Elle s'appelle Fernande Herduin, et elle lui demande où est enterré son mari. Il lui montre l'endroit où se dressait la ferme de Thaumont, mais elle ne le laisse pas continuer et exige qu'il réponde à sa question. Il l'emmène vers le village de Fleury-devant-Douaumont. Fernande prononce le vœu solennel de venger son époux. Quelques jours plus tard, elle se rend au sous-secrétariat d'état à la justice militaire. Elle y rencontre le sous-secrétaire pour savoir où en est sa requête de demande d'enquête sur les conditions d'exécution de son mari. Le fonctionnaire lui répond que sa requête ne peut pas aboutir parce qu'il n'y a pas de dossier : il n'y a pas eu de procès, donc pas d'archives ni de révision possible. En revanche puisqu'il est mort pour la France sa veuve a droit à une pension, et il s'engage à ce qu'on lui octroie la croix de guerre à titre posthume. Fernande Herduin n'est pas satisfaite : elle veut que l'honneur soit rendu à son défunt mari, et elle compte bien ne pas s'en tenir là, et en appeler à l'opinion publique.
Madame Herduin rencontre ensuite son avocat et deux de ses collègues pour envisager ce qu'il est possible d'entreprendre. Il est possible d'essayer de changer la loi pour passer l'obstacle de l'absence de procès qui du coup ne pas être cassé, et d'attirer l'attention publique, en publiant des articles de journaux sur la base des témoignages des soldats qui servaient sous le commandement de son mari dans le 347e régiment d'infanterie. Malheureusement après trois articles publiés pendant l'été 1920, il n'y a aucune réaction. L'avocat a alors une autre idée : porter plainte devant la police, pour meurtre. Du fait de la présence d'un avocat, l'officier de police accepte de prendre le dépôt de plainte. Ce dernier parcourt sa trajectoire administrative et finit par arriver au ministère de la guerre. Là, le général qui a donné l'ordre de fusiller les lieutenants Henri Herduin et Pierre Millant est reçu par Louis Barthou, le ministre en personne, qui lui répond que la plainte n'ira pas loin car il en a déjà touché deux mots à son collègue de la justice et elle sera classée sans suite. Lors de leur rendez-vous suivant, l'avocat présente un député à Fernande Herduin. Berthon est avocat et indique d'entrée de jeu qu'il est communiste : avec l'accord de la veuve, il souhaite sensibiliser d'autres députés et lancer le débat au sein de l'hémicycle.
Facile et sans risque : raconter une injustice manifeste, jugée comme telle depuis, dans une bande dessinée basée sur une reconstitution historique. Sauf que le lecteur connaît déjà la fin de l'histoire, et qu'il n'est pas si facile que ça d'illustrer une action en justice sans tomber dans les visuels clichés et statiques des orateurs en train de s'interpeller à la barre. Les auteurs captent tout de suite l'attention du lecteur, dès la première page, avec ces soldats noyés dans une coulée de boue, alors qu'ils s'étaient mis à l'abri (très relatif) des obus ennemis, une séquence à la fois crédible et quasi métaphorique, dans une reconstitution historique réaliste et vivante. Si la page de garde ne le précisait pas, le lecteur pourrait croire que cette bande dessinée est l'œuvre d'un créateur unique, et non pas de l'association de quatre talents différents. La mise en couleurs apparaît comme naturaliste, servant à montrer la couleur de chaque élément, sans plus. Pourtant s'il y prête attention, le lecteur constate que Sébastien Bouet fait insensiblement glisser sa palette de couleurs vers des teintes plus ternes et plus boueuses pour l'évocation du passé (ce qui est arrivé à Herduin et Millant), et qu’il installe parfois une ambiance particulière en restreignant sa palette, par exemple avec un brun terne dans le bureau du ministre, ou dans l'hémicycle, comme si les individus présents étaient privés d'émotion.
En apparence, les dessins ne semblent pas extraordinaires, s'inscrivant dans la production pléthorique et industrialisée de bandes dessinées francobelge, avec une approche réaliste, et un degré de simplification pour dessiner plus vite, un usage régulier de gros plans et de très gros plans sur le visage des personnages, pour insister sur les expressions et donc l'état d'esprit, mais là aussi pour ne pas avoir à représenter l'arrière-plan, ou juste deux traits de rappel, en s'appuyant sur les couleurs pour donner rappeler également la teinte dominante du décor et donner l'illusion de sa représentation. Ce n'est pas désagréable, mais ça apparaît fade a priori. À la lecture, c'est une toute autre histoire (c'est le cas de le dire). Dès la première page, le lecteur apprécie la qualité de la reconstitution historique, à commencer par les uniformes militaires et les armes à feu. Il constate rapidement que l'artiste apporte le même soin aux tenues civiles, aux ustensiles et accessoires de la vie quotidienne, ainsi qu'aux aménagements intérieurs des bâtiments, appartements privés comme bureaux ou cafés. Puis il remarque que son impression superficielle est totalement erronée et que la narration visuelle est très riche, variée et à propos. Marko & Holgado n'économisent pas leur peine au fil des pages, et les planches donnent à voir énormément de choses au lecteur. En vrac : le monument commémoratif de Verdun, les toits de Paris avec vue sur la Tour Eiffel, une vue extérieure du ministère de la guerre, la façade de l'Assemblée Nationale, et l'intérieur, une colonne Morris, l'obélisque de la Concorde… En fait chaque fois qu'il tourne une page, le lecteur découvre un nouveau site représenté avec minutie, l'emmenant dans un lieu qu'il peut observer à loisir. La narration visuelle est à l'opposé d'un travail à l'économie, recelant une forte densité d'informations visuelles dispensées en toute discrétion, donnant l'impression de pages légères, effectivement faciles à lire.
Le lecteur se rend également vite compte de l'habileté de la structure des planches et du récit. Alors que le déroulement du récit repose essentiellement sur l'élaboration des stratégies conçues et mises en œuvre par la veuve du sous-lieutenant avec d'autres personnes intéressées, et par les parades déployées par l'administration dans ses différentes formes, la narration n'est jamais réduite à une enfilade de dialogues, s'avérant visuellement très intéressante, un véritable tour de force réussi à la fois grâce à la mise en page et ses plans de prise de vue, et grâce à l'alternance des lieux et des points de vue. Le scénariste impressionne également par la savante composition de son récit. S'il n'est pas familier avec les faits, le lecteur les découvre à partir de la page 22, ce qui attise sa curiosité et la maintient sur le qui-vive pendant la première moitié du récit. Les faits du 11 juin 1916 sont racontés en entremêlant ordres, réactions et émotions de manière organique, pour une tension dramatique aussi extraordinaire que juste. Tout du long, Le Naour construit une trame élégante entre les actions menées par Fernande Herduin, les conseils qui lui sont donnés, les personnes qui agissent pour elle, les évocations des champs de bataille, la vie civile après la guerre, les réactions des personnes mises en cause.
Le récit affecte encore plus le lecteur du fait qu'il n'y a pas de héros à proprement parler. Certes l'issue est connue d'avance, et la veuve et ses alliés luttent pour la justice contre un système administratif tout puissant, faisant penser à l'héroïsme de David contre Goliath. Mais le lecteur peut aussi choisir de ne voir que l'obstination de Fernande pour satisfaire sa vision personnelle de la justice, une ambition mesurée et avouée du député André Berthon, la responsabilité de Louis Barthou et des généraux de maintenir un système qui donne du sens au sacrifice de la majorité des soldats pendant la guerre de 14-18. Dans le même temps, la reconstitution historique est assez consistante pour montrer le coût écœurant en vies humaines. Les dialogues s'avèrent très fins, dépourvus de plaidoyers démonstratifs, d'exposés magistraux. Quasiment incidemment, l'absurdité de la guerre s'impose de manière inéluctable : fuir la mort assurée sur le champ de bataille, passer deux hommes par les armes sans jugement, faire tuer des français par des français. Ces constats deviennent encore plus monstrueux car ils sont évoqués par des individus en civils après la fin de la guerre, rendant compte de l'obscénité de ces carnages dans la boue, par rapport à la normalité des conditions dans lesquelles ils sont relatés en temps de paix, par des civils qu'il est devenu difficile de se représenter en uniforme de soldat dans les tranchées, avec les obus éclatant autour. Sans donner de leçon, la narration montre le processus systémique implacable, inique et absurde qui ne laisse aucune échappatoire à ces êtres humains accusés de trahison, alors qu'ils ont obéi aux ordres les plaçant sur des champs de bataille où ils pouvaient mourir à tout instant.
A priori, le lecteur peut se demander s'il a vraiment envie de lire ce témoignage sous forme de bande dessinée, sur une réhabilitation judiciaire dont il connaît l'issue avec des dessins qui semblent trop classiques. Au sortir de sa lecture, il est sous le coup d'une narration visuelle extraordinaire, d'une construction de récit d'une intelligence exceptionnelle, et d'une histoire vraie honnêtement racontée, sans démagogie ni romantisme, à la portée universelle. Chef d'œuvre.
D'abord, merci du clin d'œil : ça me va droit au cœur !
RépondreSupprimerEnsuite, quel plaisir de redécouvrir par ton commentaire cet album qui m'avait tellement plu. J'aime beaucoup ton explication du mécanisme narratif de cet ouvrage, ainsi que la différence de perception entre "premier coup d'œil" et "immersion" et la réaction qui en résulte.
Et je suis d'autant plus ravi qu'il t'ait emballé autant sinon plus que moi.
P-S : Je ne savais pas que ces colonnes portaient le nom de "Morris". Ni qu'une partie avait été remplacée par des colonnes Wilmotte, plus modernes, certes, mais certainement moins jolies.
Oui, je te remercie car ça a été un coup de cœur : quand bien même je l'aurais feuilleté je me serais arrêté à la surface et je n'aurais jamais été jusqu'à le lire. J'avoue tout : moi aussi, j'ai versé une larme.
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