Ma liste de blogs

mardi 30 mars 2021

Jessica Blandy, tome 20 : Mr Robinson

La mère de douleur

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, Tome 19 : Le contrat Jessica (2000) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2001, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée et mise en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 6 - Magnum qui contient les tomes 18 à 20.

Un train entre en gare de New York : parmi les passagers qui en descendent se trouve Eugène Palma Robinson, ex inspecteur de police de la côte Ouest dont les intérêts étaient souvent en conflit avec ceux de Jessica Blandy. Il est venu pour traquer une proie : une femme à qu'il veut faire payer ce qu'elle lui a fait subir. Jessica Blandy est assise sur un banc, avec Horneby à ses côtés, un afro-américain d'un certain âge en habit de chauffeur de maître. Il lui explique qu'il travaille pour Miss Lilian, une femme d'un certain âge elle aussi, riche, qui a lu ses livres et qui a été touchée par la compassion pour les marginaux, les rejetés et les exclus, qui s'en dégage. Pendant un temps, elle a fondé et subventionné le centre Hamler, un institut pour handicapés physiques et mentaux, géré par sa fondation. Il a dû fermer suite à un scandale : suite à un appel pour incendie, les pompiers ont découvert trois cadavres menottés appartenant à des patients. De son côté, Robinson est accosté par Moonsie : ce dernier lui indique que Blakie est sorti de son trou et qu'il a peur. Horneby continue : parmi les décombres, les ouvriers ont retrouvé un carnet de notes et une photographie qu'il tend à son interlocutrice. Jessica Blandy la prend et constate qu'il s'agit d'une photographie d'elle nue. Elle accepte de rencontrer miss Lilian.

La nuit, monsieur Robinson a trouvé son contact : madame Moreno. Il l'aborde et lui indique que Jackie est toujours vivant et qu'il a été aperçu récemment : il va les conduire à la femme qu'il cherche et elle va payer. Le lendemain, Jessica Blandy se trouve dans le luxueux salon de Miss Lilian, et Horneby leur sert un verre de vodka à chacune et miss Lilian donne sa version de ce qui s'est passé du scandale de l'institut Hamler et la manière dont elle a mis fin à l'affaire en payant la famille des victimes, fermant les portes de l'institut et renvoyant le personnel. Mais voilà, le souvenir des victimes la hante et elle veut savoir. Elle a songé à engager un enquêteur, mais la présence de la photographie de Jessica et la lecture de ses livres l'ont incité à l'engager elle. Elle met Horneby à sa disposition pour l'aider et lui laisse les carnets. Elle lui suggère d'aller interroger la veuve d'Emmett Walt, le gardien de nuit, et le rédacteur du carnet. De son côté, Eugene Robinson progresse également et il arrive à son rendez-vous dans un salon de billard clandestin où l'attendent trois individus peu commodes. Il a vite fait de les calmer : l'un d'eux lui confirme que Blakie est passé et qu'il cherchait quelqu'un du nom d'Emmett Walt.



C'est le retour du terrible Eugene Palma Robinson, personnage semi-récurrent de la série, commissaire de police aux méthodes très personnelles (comprendre violentes, avec intimidation, chantage et élimination pure et simple si nécessaire), auquel Jessica Blandy s'est frottée à plusieurs reprises, et dans la chute duquel elle a pris part dans le tome Jessica Blandy, Tome 18 : Le contrat Jessica (2000). Les auteurs font en sorte que les séquences consacrées à Robinson débouchent sur une case représentant Jessica, comme si sa vengeance était dirigée contre elle. Mais dès le début, le lecteur n'y croit pas parce que le motif de cette vengeance n'est pas explicite et ne semble en rien être rattaché à elle, et que les personnes à la rencontre desquelles il va n'ont aucun lien avec elle. Cela n'empêche pas de piquer la curiosité du lecteur quant à découvrir sa véritable cible et sa motivation. Renaud représente un individu massif, en obésité morbide, avec un double (triple ?) menton, une expression de visage désagréable. Robinson se fait même la remarque qu'il devrait perdre du poids en planche 35. Renaud montre que les gens se tiennent à bonne distance de lui, son allure les repoussant inconsciemment. Son langage corporel monte des gestes effectués à l'économie, c’est-à-dire uniquement dans l'efficacité, sans chercher à impressionner, en faisant mal directement. D'un côté, le lecteur part avec un a priori négatif sur le personnage, de l'autre il l'admire pour son manière professionnelle et compétente dont il procède. Il prend conscience qu'il s'investit émotionnellement dans ce personnage bien incarné.

Le lecteur retrouve évidemment Jessica Blandy avec plus de plaisir car c'est un personnage plus positif, et également l'héroïne de la série. Elle est toujours aussi élégante, avec de belles tenues : une mini-jupe avec un chemisier au décolleté descendant au-dessous du nombril, un pantalon droit avec un chemisier blanc à manche longue, une jupe fuchsia arrivant à mi-cuisse avec un beau blazer, une robe brune fendue assez haut. L'artiste ne transforme ces apparitions en défilé de mode, mais il soigne discrètement les toilettes de Jessica, attestant de son goût pour s'habiller, et de sa conscience de son corps, sans pour autant le mettre en valeur comme un objet publicitaire. Cette fois-ci, elle tient le rôle central dans l'enquête qui mène au coupable. Elle est engagée pour remplir cette mission, ce qu'elle fait avec l'aide du majordome de miss Lilian, pour le coup une dynamique très proche d'un roman policier traditionnel. Horneby l'emmène d'un endroit à un autre en limousine. Elle évolue dans des cercles sociaux ordinaires, sans la misère noire présente dans la plupart des tomes. Il est question de sa nudité, mais sans que le lecteur ne la voie dans le plus simple appareil : cela se limite à une photographie qui n'est jamais représentée dans une case. Elle semble calme et apaisée. Son visage sourit au lecteur à plusieurs reprises.



Même si le récit se déroule presque exclusivement à New York, les auteurs varient les lieux. Le lecteur peut se projeter à chaque endroit grâce aux dessins minutieux et précis avec des détails concrets et réalistes : les escalators de la gare ferroviaire, le banc en pleine rue entre deux pots avec arbuste, les étals du marché découvert, les devantures des magasins dans un quartier populaire, les échelles métalliques de secours sur les façades immeubles, l'intérieur d'une église à l'occasion d'un rendez-vous, la façade d'une autre église à l'occasion d'un entretien sur un banc de l'autre côté de la rue, une énorme structure d'antenne relais métallique, la salle d'un restaurant de luxe, les rues d'un quartier chaud, une zone pavillonnaire. Comme à son habitude, Renaud épate en sachant préserver une lisibilité facile, avec des descriptions détaillées. Le lecteur note que la colorisation est devenue plus évidente, avec de beaux effets. La plupart du temps, Renaud utilise une palette naturaliste et de temps à autre, il se sert des couleurs pour un effet particulier. Dans ce deuxième registre, il y a les cases en fuchsia pour les salles de l'institut quand Jessica lit le carnet de notes : un effet de tension et d'angoisse, évoquant un état d'esprit dégageant une ambiance d'agressivité latente. En planche 22, l'artiste oppose des cases noyées dans le vert d'un revêtement en marbre avec celles proches du pourpre de l'acte violent, pour un contraste saisissant. Il y a également cette scène de deux pages sous la pluie dans une ambiance verdâtre inquiétante.

Les auteurs reviennent avec une fluidité élégante et raffinée aux bases de la série : les crimes atroces commis par un individu anormal. Cette fois-ci, le scénariste a choisi d'affliger le criminel d'une difformité physique, ce qui n'apporte pas grand-chose l'intrigue. C'est le seul élément visuellement sensationnaliste du récit. Il n'enlève rien au fait qu'il n'y a pas d'explication rationnelle à ces actes abjects et barbares. Ils sont le fait de deux individus travaillant en équipe, comme si leurs folies s'étaient révélées compatibles et étaient entrées en résonance, se justifiant l'une l'autre et déclenchant un passage à l'acte très organisé. La réaction corporelle de Jessica Blandy en découvrant ces actes dans le carnet montre leur caractère inhumain sans que le dessinateur ait besoin de les représenter. La détermination farouche de monsieur Robinson agit de même. Cela suffit à convaincre le lecteur, car il a peut-être déjà été confronté à ce genre de crimes dans les gros titres des journaux. Les auteurs savent montrer que les deux criminels agissent sous le coup d'une conviction relevant de la pulsion qui ne peut pas être raisonnée, et aucunement maîtrisée. Ils brisent une des principales lois morales qui est de ne pas faire du mal à autrui, encore moins de le faire souffrir sciemment, tout en ayant la conviction d'œuvrer pour leur bien. Le lecteur éprouve pleinement ce point de vue anormal, à l'opposé des règles implicites de la société, et sans possibilité de guérison, ni même de thérapie : un comportement monstrueux, assumé et sans effet négatifs pour les deux criminels.

Il s'agit d'un excellent tome de la série : des crimes sordides, une enquête menée de façon laborieuse, sans héros à l'intelligence supérieure ou avec des capacités physiques extraordinaires. La narration visuelle est simple et factuelle en apparence, réalisé par un artiste d'excellent niveau. L'histoire met le lecteur face à l'anormalité de comportements déviants assumés, pour une sensation de malaise qui le confronte à ses propres certitudes sur la normalité.



mardi 23 mars 2021

Chaque jour est une fête

Il y a quand même une bonne nouvelle…

Ce tome est le sixième dans la collection de dessins d'humour de Voutch. Il contient une centaine de gags, à raison d'un par page au format d'une illustration peinte, avec une brève répartie écrite en-dessous, parfois deux lignes de dialogue. Tous les gags sont réalisés par Voutch (de son vrai nom Olivier Vouktchevitch) et publié pour la première fois en 2014.


Dans le hall d'un aéroport, les voyageurs ont débarqué et récupéré leurs bagages, et ils se dirigent vers la sortie. Un homme et une femme attendent avec un écriteau sur lequel est marqué le mot Maman. Au troisième siècle, les astronomes d'Alexandrie ont classé les sept jours de la semaine d'après le temps que mettaient les astres qui leur sont associés pour retrouver la même place dans le ciel, du plus rapide (la Lune), au plus lent (Saturne). Une secrétaire de direction est assise derrière son bureau avec le combiné téléphonique dans la main, et tenu en joue par un individu avec un fusil. Elle lui demande son non, son numéro de téléphone, ainsi que la raison pour laquelle il désire tirer à bout portant une balle mdoum-mdoum dans la tête de monsieur Duvernois. Un cadre supérieur est assis à son bureau dans une vaste pièce avec 3 panières devant lui portant chacune étiquette : Pas très important, Pas du tout important, Aucune importance. Dans une immense salle de réunion, très haute de plafond, le PDG s'adresse à ses cadres en leur tenant le discours suivant : Oui, il nous est possible de dominer notre peur, même dans des conditions d'extrême danger, et ce stage l'a prouvé. Et maintenant, nous allons faire une minute de silence à la mémoire de Gomez, Martineau et Vanderboghen.


À l'époque de l'antiquité romaine, un conseiller s'adresse à l'empereur en commentant un schéma sur un petit tableau : le peuple aime les tyrans cruels et implacables, or vous êtes un tyran cruel et implacable, malheureusement le peuple vous perçoit à 94,7% comme un gros patapouf sympa. Deux détenus avec des tatouages tribaux discutent dans la cour de la prison, l'un d'eux expliquant qu'il n'a été vraiment été lui-même que 3 petites minutes dans toute sa vie. Bilan : 5 morts et 14 blessés dont 2 graves. Le gardien vient voir un prisonnier dans sa cellule en lui indiquant qu'il est trop tard pour réorienter sa vie, mais qu'il doit lui indiquer ce qu'il veut pour son dernier dîner. Un homme des cavernes explique à un autre que ce n'est pas un vrai bison, mais la représentation d'un vrai bison et que c'est pour ça qu'on ne peut pas le manger. Un mécène vient trouver un des peintres qu'il parraine pour lui faire observer que son choix de réaliser des œuvres s'inscrivant dans le néoconstructivisme allemand n'est pas des plus heureux en pleine Renaissance Italienne. En pleine nature, un scribe a installé son écritoire pour mettre au propre ses idées : les voix, le roi de France, les anglais, tout est bon, mais il reste un problème : Jeanne Darkowski. Faute d'images de l'épouvantable catastrophe, deux présentateurs s'apprêtent à mimer la tragédie du crash d'un avion l'avion avec à son bord 268 passagers moldaves inconscients du danger.



Il ne s'agit donc pas d'une bande dessinée, car il n'y a pas de narration séquentielle d'un dessin à l'autre, mais d'une collection d'illustrations humoristiques autonomes. La couverture donne une bonne idée de l'intérieur : une peinture à la gouache, avec une situation représentée dans le détail, et un décalage comique dans le comportement de l'individu. La résignation de ce monsieur qui essaye de trouver une bonne chose dans cette catastrophe peut faire penser à l'attitude apaisée des personnages de Jean-Jacques Sempé qui font contre mauvaise fortune bon cœur. Le lecteur remarque que ce peintre a une silhouette longiligne avec un cou étrangement long et courbé, les épaules tombantes. C'est une constante quasi systématique dans les illustrations de chaque gag. Les personnages donnent l'impression d'être peu présents, l'étirement de leur silhouette leur donnant une allure de brindille légère, un fétu conscient de ne pas peser lourd face à l'adversité, au fait qu'ils doivent se plier à l'existence d'un monde sur lequel ils ne pèsent rien. Le cou allongé donne l'impression d'une oie en train de regarder autour d'elle en essayant de rechercher un élément dans son environnement qui donnera du sens à ce qu'elle perçoit. Le dessinateur s'amuse également avec la forme de la tête : très allongée, avec un nez proéminent dont la longueur correspond au moins à deux tiers de la hauteur de la tête parfois plus. Il apparaît que ces moments ne sont habités que par des individus blancs. En revanche, il y en a de différents âges : des jeunes, des trentenaires, des quadragénaires, des retraités. Il arrive parfois qu'un personnage porte un embonpoint marqué, ou soit affligé d'un double menton, ou d'une peau distendue sous le menton du fait de l'âge. Le visage des personnes âgées est marqué par des rides profondes. La plupart des personnages dont un effort de toilette que ce soit les robes des dames ou les costumes des messieurs.


En regardant les personnages, le lecteur ne peut pas s'empêcher de penser à d'autres dessins humoristiques paraissant dans les mêmes magazines, il y a quelque chose de la sophistication des parisiennes longilignes de Kiraz, mais sans leur ingénuité, ni leur élégance parisienne. En regardant les personnages de Voutch, le lecteur voit sur leur visage et dans leur posture qu'ils ont conscience de l'imperfection de la vie, de la finitude de leur personne : ils y sont résignés. Ils se savent imparfaits, physiquement ou moralement. Ils savent que c'est le lot de tout individu, que c'est consubstantiel de la condition humaine et que personne ne peut rien y changer. Le lecteur y reconnaît sa propre limite à agir sur le cours des choses.



À partir du troisième gag, le lecteur observe que l'illustrateur aime beaucoup placer ses personnages dans un décor qui les écrase par sa taille. Un jeune cadre en costume cravate dans un bureau immaculé très haut de plafond, 6 cadres autour d'une table de réunion de la taille d'un demi-terrain de football, un empereur assis dans une cour aux colonnades hautes de plusieurs mètres, deux détenus au pied d'un mur d'enceinte très haut, un auteur assis sur une chaise avec un écritoire au milieu d'une prairie s'étalant à perte de vue, une mère et sa fille prenant le thé dans un établissement avec une verrière haute d'une dizaine de mètres, etc. Le lecteur est ravi de pouvoir se projeter dans ces lieux souvent magnifiques : une terrasse ouverte donnant sur l'océan, une forêt enneigée, une immense pelouse devant une demeure luxueuse, un magnifique salon à la décoration minimaliste avec une terrasse donnant sur les toits de New York, une immense salle de concert classique, une longue piscine devant une villa, une salle d'audience gigantesque dans une tribunal, etc. Il est tellement impressionné par ces lieux qu'il se demande s'il n'est pas en train d'attraper un torticolis tellement il doit lever les yeux pour apprécier la volumétrie de chaque endroit. Du coup, il ne fait plus forcément attention au fait qu'à intervalle régulier un gag place ses personnages dans un endroit aux dimensions plus normales.


De page en page, le lecteur est frappé par la variété des situations : des relations professionnelles au bureau, la Rome antique, la cour d'un centre de détention, la Renaissance italienne, un plateau de journal télé, le quai d'une gare de banlieue, le hall d'un aéroport, une chambre de torture médiévale, une cuisine, une grotte avec des peintures rupestres, un champ de bataille au vingtième siècle, une poissonnerie, une forêt préhistorique, la savane, etc. La curiosité du lecteur est donc constante : découvrir un nouveau lieu, parfois une nouvelle époque, une nouvelle situation et rire de l'absurdité d'une réflexion ou d'une réaction. Ces gags ne sont jamais agressifs, les personnages étant plutôt placides et un peu coincés, rendus très humains du fait de leur importance rendue très relative par le peu de place qu'ils prennent dans des environnements beaucoup plus impressionnants qu'eux. L'auteur joue alors sur le décalage entre les présupposés d'une situation et la réalité de son déroulement.



À chaque page, le lecteur commence par voir l'illustration dans son ensemble, puis il lit le texte en dessous, et il revient à l'illustration pour apprécier l'interaction entre les deux. Il y a peu de gags qui soient de nature visuelle. Le lecteur se projette donc dans un monde à l'apparence plutôt douce, aux côtés d'individus bien élevés et fréquentables, généralement dans le milieu de la bourgeoisie, voire de la haute bourgeoisie. Le texte associé à l'illustration fait apparaître un profond malaise, un comique absurde reposant une inadéquation, un décalage entre le statut et la position sociale du personnage, et son ressenti. Cela commence par ces deux quinquagénaires qui tiennent un panneau Maman à l'aéroport, évoquant le fait qu'ils seront incapables de la reconnaître. Il y a la violence latente de cet individu avec un fusil qui vient pour tuer un patron dans son bureau (mais en respectant l'autorité de la secrétaire particulière), le monsieur à son bureau à traiter des dossiers sans importance, le patron actant la mort de 2 cadres pendant un stage, le tyran cruel à l'image de marque pas assez cruelle, le pianiste qui a raté sa vocation, le couple qui divorce après 60 ans de mariage, le monsieur qui choisit sa compagne uniquement sur des critères utilitaires, le rhinocéros qui ne parvient pas à se mettre en position du lotus, etc. Le décalage naît également de la calme résignation des individus qui ont complètement intégré que les choses sont comme ça, et qu'ils n'y peuvent rien changer. Ils n'ont aucune maîtrise sur leur destin, ils le subissent. Leur placidité est en apparente contradiction avec l'énormité qu'ils énoncent si calmement, si factuellement, rien ne pouvant remettre en cause leur constat, ou entamer leur résolution, ou modifier le cours des choses. En creux, le lecteur peut voir transparaître des réalités sociales comme le carriérisme, les modes de management en entreprise, l'argent qui ne fait pas le bonheur, la vie inutile, la violence physique ou psychologique entre êtres humains, la frustration sexuelle, l'angoisse de l'avenir, l'incommunicabilité, la perte de contrôle sur son environnement, le conformisme bridant l'individualisation, l'inaccessibilité du bonheur, et peut-être tout simplement son inexistence.


Au vu des magnifiques illustrations et des personnages bon chic bon genre, voire bien nantis, ainsi que l'absence de diversité, le lecteur pourrait s'attendre à un humour inoffensif et consensuel. Il découvre rapidement qu'il n'en est rien. Ces individus se sont résignés à vivre avec leurs imperfections, leurs limites dont ils ont une conscience aigüe, subissant la cruauté inhérente à la condition humaine et l'acceptant comme étant inéluctable, souvent la répercutant sur leurs proches dans des comportements civils mais implacables. Le lecteur rit de ces situations rendues cocasses par la beauté des lieux et l'insignifiance de ces vies étriquées, futiles, pouvant facilement identifier certains de ses comportements les moins reluisants.



mardi 16 mars 2021

Julius Corentin Acquefacques T07: L'Hyperrêve

Révalité

Ce tome fait suite à Julius Corentin Acquefacques T06: Le décalage (2013) qu'il 'est pas indispensable d'avoir lu avant. Sa première publication date de 2020. Il a été écrit, dessiné, et encré par Marc-Antoine Matthieu. Il contient 48 pages de bande dessinée en noir & blanc.

La page noire est constellée de petits points blancs : une voix désincarnée commente ces grains lointains minuscules, en sachant qu'il s'agit de poussières de rêves pouvant flotter indéfiniment. Mais là où il y a du temps, il y a du changement : les poussières commencent à s'agencer entre elles. Elles dessinent des formes et le rêveur comprend peu à peu ce qu'elles dessinent. Julius Corentin Acquefacques finit par se réveiller dans son minuscule appartement une pièce, et celui-ci lui semble encore plus petit que d'habitude. Il comprend qu'il est encore sous l'emprise pseudologique du rêve. Il lève la tête et voit celle de son voisin Hilarion le regarder : elle est énorme et occupe toute la place à l'endroit où devrait se normalement le plafond. Julius Corentin demande à son voisin ce que signifie ce rêve ridicule. Hilarion lui répond que ce pas le sien, mais celui de Julius Corentin. Ce dernier se demande si ce n'est pas son voisin qui rêve de lui qui rêve. Il lui demande de ne pas essayer de l'embobiner avec ses ratiocinations oniriquesques. Hilarion observe le minuscule Julius Corentin dans un modèle réduit de son appartement, posé sur sa table de salon, et au-dessus d'Hilarion apparaît la tête énorme de Julius Corentin, dans un phénomène de mise en abyme. Il produit effectivement un effet de mise en abyme infini entre Julius Corentin regardant un plus petit Hilarion et ce dernier regardant le premier en plus petit.

Julius Corentin se réveille enfin, et cette fois-ci il est minuscule dans son lit, son appartement étant inchangé. Il entend toquer à sa porte : Hilarion lui demande de l'aider à ouvrir, car lui aussi est minuscule. À l'unisson, ils indiquent qu'ils ont rêvé de l'autre. Ils décident d'aller voir le professeur Igor Ouffe pour lui demander son aide. Étant minuscules, ils estiment qu'ils peuvent sauter par la fenêtre et se laisser porter par l'air dans une chute contrôlée, du fait de leur faible poids. Ils atterrissent sur le rebord du feutre mou d'un passant, et ils décident d'avancer ainsi en sautant de rebord de chapeau en rebord de chapeau. Fort heureusement, le professeur a récemment déménagé dans leur quartier et ils parviennent rapidement à son appartement minuscule situé en entresol. Ils constatent qu'il a réussi à donner l'impression qu'il est plus spacieux avec des images en trompe l'œil. Soudain, Igor leur dit de faire attention parce qu'une vague d'eau passe par le soupirail, un excès d'eaux usées. Les deux visiteurs toujours minuscules ont remarqué un appareil électronique qui semble avoir rendu l'âme, sur le bureau du professeur. Ce dernier leur indique qu'il s'agit d'une expérience mais que tout a explosé cette nuit. Il soulève le chapeau de Julius Corentin, puis la calotte crânienne de Hilarion : il constate que leur oniro-stimulateur a fondu.



C'est parti pour une plongée dans un jeu fond / forme, pour une intrigue se déroulant dans une dimension onirique où tout peut arriver, sans limitation des lois de la physique, ou même de la logique aristotélicienne. De prime abord, l'ouvrage a tout d'une bande dessinée traditionnelle : des pages découpées en cases, des personnages humains que l'on suit du début à la fin, une intrigue en bonne et due forme (l'esprit de Julius Corentin Acquefacques est prisonnier d'un rêve, avec l'esprit de son voisin, et celui d'un professeur de sa connaissance). La narration visuelle montre des êtres humains traditionnels : 3 hommes un peu âgés, chacun avec son vêtement (JCA est en pyjama), une morphologie quelconque (ils n'ont rien de culturiste), en train d'accomplir des gestes, des mouvements, des déplacements. Ces individus évoluent dans différents environnements : l'appartement de Julius Corentin Acquefacques (en abrégé JCA), la cuisine de l'appartement de Hilarion, une rue de la cité anonyme, l'appartement du professeur, sa bibliothèque en désordre, sa collection (de représentation) d'infinis, l'énorme salle qui accueille le personnel travaillant dans son unité de recherche et développement, le vide de l'espace, un néant de blanc. L'artiste utilise un trait de contour un peu épais qui donne du relief à chaque élément et à chaque personnage représenté. Il dessine de manière réaliste avec un bon degré de détails : les boutons sur la veste de pyjama de JCA, les plis et la ceinture de la robe de chambre de Hilarion, l'évier et la cuisinière de l'appartement de JCA (avec les accessoires de cuisine sur le plan de travail), la table de cuisine d'Hilarion (avec l'œuf à la coque entamé), les différents outils dans l'atelier du professeur (voltmètre, pince plate, tournevis, crayon, électrode), les tableaux et les objets de la collection du professeur (dont une belle bouteille de Klein, une Tout Pi / Toupie, un caillou astatique), etc.

Très vite, la nature onirique prend le dessus, sortant les personnages de la vie réelle : les étoiles qui s'attirent pour former l'image de l'appartement de JCA, la mise en abyme infinie, le rapetissement, le passage sur l'infini ou le néant du blanc de la page, puis dans le noir du vide spatial infini. Comme à son habitude, le créateur joue avec le rapport entre le fond et la forme en tordant cette dernière. Il y a donc ces trois compères posés sur le blanc de la page dans une case en pleine page : ils sont seuls sur rien, se tenant sur le néant puisque rien d'autre n'a été dessiné sur le blanc du papier, et dans le même temps cette virginité de la page incarne un potentiel infini, uniquement limité par la créativité de l'auteur. D'ailleurs la suite de la séquence montre que ce vide n'est en fait qu'une portion d'une structure complexe se répétant à l'infini, une éponge de Menger, un solide fractal décrit en 1926 par Karl Menger (1902-1985). Quelques pages plus loin, le schéma narratif se reproduit avec le noir de l'espace, symbole de vide infini, mais la scène se développe dans une autre direction. Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises quant à ce jeu fond/forme et à l'inventivité de l'auteur, car celui-ci ne se limite pas à ce qu'il dessine, à la manière de découper les cases, de mettre en œuvre des liens entre les séquences qui ne soient pas une simple causalité ou une simple temporalité, il joue également avec la matière, que ce soit le récit qui se poursuit sur la quatrième de couverture, ou que ce soit des feuilles dont le format n'est pas celui de l'album (surprise), la numérotation des pages suivant alors le mouvement, déviant d'une incrémentation d'une unité de l'une à l’autre (par exemple une page 41,89, ou une page 45 ?, avec un point d'interrogation).



Dans cette ambiance onirique, la succession d'une scène à une autre repose donc parfois sur autre chose qu'une succession chronologique : un développement thématique, ou une réflexion filée sur un jeu de mot. Parfois, le lecteur peut trouver que ce lien est un tantinet artificiel : par exemple l'exploration des jeux de mot à partir du mot Infini. L'ouvrage est décomposé en 7,5 chapitres avec un prologue et une ouverture appelée Infini (avec l'utilisation du symbole mathématique). Le lecteur retrouve ce jeu sur les mots par exemple avec les titres de chapitres : 3 Un fini, 4 L'infiniment fini, 5 Par deçà le fini, 7 L'horizon du fini, 7,5 L'indéfini des événements. En fonction de sa sensibilité, il peut trouver ces liens artificiels et forcés, ou les prendre comme un nouveau paragraphe pour explorer une autre facette de cette notion d'infini. Ce jeu de lien thématique s'effectue également de manière visuelle : une simple ligne traversant la case devient la ligne d'horizon et donc divise l'infini du plan en deux infinis (2 demi-plans), l'exploration de l'infiniment petit conduit à un grossissement d'une case faisant apparaître l'irrégularité des traits pourtant lissés à taille normale, et poursuivant jusqu'à faire apparaître les pixels de l'impression. L'auteur explore donc la notion d'infini dans toutes les directions qui lui viennent à l'esprit. Le lecteur note rapidement que son propos est construit et qu'il dépasse largement l'exercice de style basique sur la polysémie du mot.



Marc Antoine Mathieu met en scène des notions philosophiques et mathématiques les rendant visuellement évidentes malgré leur complexité, ou leur degré de conceptualisation. Ainsi le lecteur peut voir l'infiniment grand, ainsi que l'infini contenu dans l'infiniment petit avec de belles illustrations, que ce soit pour écrire un nombre infiniment petit, ou la répétition infinie dans une figure géométrique. S'il dispose d'un peu de culture mathématique, il repère la figure du nœud de trèfle sur la couverture (et s'il est curieux il peut aller chercher ses propriétés dans le domaine de la théorie des nœuds en topologie, branche très complexe des mathématiques), la bouteille de Klein dans la collection du professeur (du nom du mathématicien Félix Klein, 1849-1925, et son programme d'Erlangen, 1872), l'éponge de Menger, un ruban de Möbius, une lemniscate de Bernoulli, des solides de Kepler, le spin d'n électron, un escalier de Penrose, attestant d'une solide culture mathématique et physique. Dans le même temps, il est visible qu'il continue de s'amuser que ce soit en créant un caillou astasique (un caillou avec une forme unique telle qu'il ne possède pas de point d'équilibre et qu'une fois mis en mouvement il est perpétuellement à la recherche d'une stabilité qu'il ne trouve jamais), en mettant en scène un duel par algorithmes interposés entre l'absolu et l'infini, ou avec une remarque brisant le quatrième mur (un personnage disant qu'il faut espérer qu'ils soient encore lus). L'ouvrage regorge tellement de remarques que le lecteur sent bien qu'il en rate de temps à autre, comme le sens de ces eaux usées giclant dans l'appartement en entresol du professeur ou le sens de sa spécialité apéirologiste (= spécialiste de l'infini).

Ce septième tome des aventures de Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves tient toutes ses promesses. Une histoire où le personnage principal est en butte à l'absurdité du monde, comme les héros de Frantz Kafka (1883-1924) dont le nom lu à l'envers a donné celui du héros. Une fugue sur la notion d'infini contemplée depuis plusieurs points de vue. Une narration visuelle qui joue avec la forme, tout en donnant à voir des concepts complexes, aussi bien philosophiques que mathématiques.



mercredi 10 mars 2021

Péchés mignons - Tome 03

Ce soir on part en chasse, ça va cartoucher sévère.


Ce tome fait suite à Péchés mignons - Tome 02 (2007) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Sa première publication date de 2008. Il a été écrit, dessiné, encré et mis en couleurs par Arthur de Pins. Il contient 42 gags, dont 33 coécrits par Maïa Mazaurette.

Cette fois-ci, c'est au tour de Clara (la copine semi régulière d'Arthur) de tenir la vedette des gags. Clara s'est inscrite dans un groupe de paroles et lors de la première réunion elle évoque sa réputation de mangeuse d'hommes. C'est au tour de sa voisine de prendre la parole et Vanessa évoque également son grand appétit sexuel : elle note même les caractéristiques et les performances de chacun de ses amants dans un carnet. Clara se rend compte qu'elle reconnaît quelques noms. Clara regarde un reportage à la télévision sur les pompiers, et se dit qu'elle ne s'en ait jamais fait un. Elle simule un départ de feu chez elle pour en attirer en déclenchant une intervention. Clara est en train de s'admirer dans le miroir en se disant qu'elle ne veut surtout pas se rendre à l'anniversaire des 80 ans de sa grand-mère, d'autant qu'elle a rendez-vous avec un jeune homme au corps de dieu grec, mais un peu timoré. La conversation s'engage et tourne vite autour des prouesses de Clara. Le mur qui sépare l'appartement de Clara de celui de ses voisins est assez fin et elle les entend discuter en se félicitant d'avoir passé plusieurs nuits tranquilles sans entendre les ébats de leur voisine. Elle se dit que sa réputation est en jeu et qu'il faut absolument qu'elle simule. Clara regarde le résultat dans la glace : elle est parfaite, jambes épilées maillot fait, aisselles d'une propreté irréprochable. Mais voilà tous ces copains sont déjà occupés pour la soirée. Elle n'a quand même pas fait ça pour rien ?

Pour se venger d'une collègue ayant répandu une rumeur sur elle, Clara grave le numéro de portable de Johanna dans les toilettes du bureau, en vantant la qualité de ses fellations. Trois jours plus tard, elle va taper la discute avec elle à la réception. C'est la première fois que Clara se retrouve au lit avec un professionnel de l'industrie de la pornographie et ça lui met plein d'idée en tête. Lors d'un cocktail dans un bar organisé par le bureau, Clara a déjà quelques verres dans le nez et elle aborde Ken Montgomery, le nouveau directeur du département haute couture. Clara est au bar, dans une boîte, avec deux autres copines et elles évaluent les mecs autour d'elles, en parlant fort pour évoquer ce qu'elles feraient bien avec l'un ou l'autre au lit. Clara se réveille dans un lit qui n'est pas le sien, avec un mec à ses côtés qui dort encore. Elle constate qu'elle a dormi toute la journée et elle fait tout pour s'habiller en silence, et partir en catimini, quand la sonnerie de son portable retentit bien fort.



Le lecteur retrouve d'emblée la patte visuelle si particulière de l'auteur : des personnages trop mignons parlant sexe. Il les représente en version chibi, avec une tête trop grande pour le reste du corps, des courbes voluptueuses pour les femmes, des statures très normales pour les hommes sans musculature travaillée. Cela donne une apparence mignonne à tout le monde, qu'il soit jeune ou vieux, une apparence enfantine. Cela produit un effet déconcertant la première fois, de voir des silhouettes d'enfant, mais sexuellement formées, pour des activités d'individus biologiquement adultes. Il est impossible de résister à leur aspect très mignon qui provoque une sympathie irrépressible et immédiate, à leurs grands yeux qui les rendent si expressifs. En outre, Clara est le plus souvent souriante et gaie, ce qui la rend encore plus irrésistible en tant que personne aimable et agréable, même sans son côté séductrice. C'est comme s'il voyait l'enfant intérieur de chaque individu s'exprimer sans retenue, avec des émotions non filtrées, et un entrain communicatif. En outre l'artiste sait parfaitement jouer de la grande taille de leurs yeux dans leur bouille toute ronde pour faire encore plus apparaître ces émotions et l'état d'esprit.

D'un autre côté, le dessinateur ne néglige en rien les autres éléments graphiques. Il représente les décors avec un bon niveau de détails : cuisine, cafétéria, chambre à coucher, banque d'accueil, boîte de nuit, poste de travail, bar, plateau de jeu télévisé, salle de réunion, salle de radiologie, cabinet de kinésithérapeute, rue, salle de sports, salle de bain, sauna… Le lecteur peut constater que ces environnements sont représentés de manière plus réaliste que les personnages et l'artiste semble y prendre plaisir car il y remarque des accessoires très personnalisés : le modèle de cuisinière de Clara, la forme des fauteuils dans la cafétéria, la boule à facettes dans la boîte de nuit, les tableaux au mur des bureaux où travaille Clara, le motif imprimé sur le paravent dans la chambre de Clara, les Vélib dans une rue de Paris, les motifs sur le drap d'un lit d'enfant, et quelques jouets sexuels. Le lecteur se rend même compte que l'artiste parvient à lui faire imaginer un endroit quand il ne le représente pas à deux reprises : dans la pièce où se tient la réunion du groupe de parole, dans la rue pour une conversation à bâton rompu. Il apporte le même soin et la même diversité dans les tenues vestimentaires des hommes et des femmes, sans oublier la lingerie fine pour ces dernières. Pour autant, leur apparence enfantine neutralise la dimension érotique visuelle.



Chaque histoire constitue un gag avec un chute, et plusieurs autres éléments comiques dans les vignettes. La majeure partie des gags est en une page, sauf 1 en 2 pages et 1 en 3 pages, avec plusieurs bandes de cases, à l'exception de 3 sous forme de dessin en pleine page. Il est question de sexe à chaque gag, celui d'ouverture servant à établir que Clara assume son goût pour les parties de jambes en l'air et qu'elle drague sans vergogne tous les beaux mâles y compris les jeunes. Avec sa coscénariste, de Pins met en scène l'appétit de Clara, essentiellement sous la forme de la recherche d'un partenaire, allant du jeune stagiaire dans son entreprise, à un collègue décati (une erreur de jugement après avoir bu trop de verres), en passant par le directeur du département haute couture, une collègue de travail (pour avoir essayé au moins une fois une relation homosexuelle), et se rabattant sur un sextoy faute de mieux. Le gag le plus aventureux hors des sentiers hétéronormatifs se fait sous forme de suggestion (rien n'est montré) d'un cunnilingus avec un chien à la langue bien pendante. Le comique joue sur la frustration de Clara, ses plans qui ne fonctionnent pas, ou des stratégies trop tirées par les cheveux pour conclure, ses faux pas, mais aussi sa volonté de donner le change face à ses copines ou ses voisins pour maintenir l'image d'une vie sexuelle bien emplie et aventureuse, sa capacité à manipuler les hommes, ses amants potentiels. Il s'agit d'un humour bon enfant (indépendamment du sujet), sans relation malsaine ou dégradante.

Au fil des situations, le lecteur peut voir apparaître en creux des éléments sociétaux reflétant l'époque. Il y a bien sûr la question de l'image de la place de la femme dans la société. Le temps d'une page, Clara s'imagine en superhéroïne destinée à sauver les hommes souffrant de misère sexuelle, ce qui donnera lieu à un album Péchés capitaux, Tome 1 : SuperSexy (2009). Passé cette représentation un peu soumise de la femme dévouée pour contenter les hommes, dans un gag (page 14), Clara exprime à haute voix à plusieurs hommes métrosensibles son envie d'un homme, un vrai qui la bouscule, mais la chute la montre en train flanquer un coup de boule à un homme qui lui a mis une main aux fesses. Cette critique sur l'objectification de la femme se retrouve avec une meute de gugusses à moto tous derrière Clara à Scooter en minijupe, et avec un gag encore plus clair sur les tentatives de drague lourdes et crétines qu'elle subit tout le long de la journée.



Au travers de ces gags, l'auteur représente, de manière plus ou moins exagérée, le milieu professionnel dans les bureaux d'une entreprise (vraisemblablement) de communication, avec les relations de drague au bureau, les réunions au bar après le travail, etc. Il met également en scène des évolutions plus récentes comme les sites de rencontres, ou la spécialisation à outrance des métiers (un individu spécialisé dans les sexerices à domicile pour s'entraîner). Le comportement de Clara croqueuse d'hommes renvoie également à la libération des mœurs, au jugement de valeur qui peut être porté sur une femme ayant choisi ce mode de vie, le mot Garce employé dans le titre étant ironique et non moralisateur. Le terme est à la fois un peu moqueur vis-à-vis de Clara qui ne réussit pas toujours à atteindre l'objectif qu'elle s'est fixé, mais aussi un pied de nez au lecteur réactionnaire, car elle mène sa vie ainsi, comme elle l'entend, en toute liberté. La narration visuelle désamorce toute gravité, toute condescendance, tout en faussant le regard du lecteur, les aventures de Clara perdant finalement leur potentiel érotique.

Un troisième tome des Péchés Mignons, ça ne se refuse pas : il est trop agréable de retrouver ces personnages si mignons, et ces gags sympathiques, drôles sans être méchants, respectueux de ses personnages, l'auteur les mettant en scène avec affection. Le titre annonce une femme fatale sans pitié avec ses conquêtes : les gags montrent une femme assurée et sachant ce qu'elle veut, tout en restant faillible.



mercredi 3 mars 2021

Mozart à Paris

Ce que je veux… ? Composer un opéra !!

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2018. Elle a été réalisée par Frantz Duchazeau pour le scénario, les dessins, et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Walter. Il s'agit d'une bande dessinée de 186 pages.

Leopold Mozart est en train de donner une leçon de piano à sa fille Nannerl (Maria Anna). Il met fin à la leçon. Elle indique qu'elle va prier à l'église et prier pour leur mère, et pour Wolfgang. Le père se souvient de l'enfance de son fils : en particulier d'avoir constaté son génie musical précoce. Il se rappelle également le Grand Tour effectué avec cet enfant prodige entre 1762 et 1766, ainsi que sa démission de son poste de maître de concert à Salzbourg. En avril 1778, Mozart est à Paris et il se rend dans une riche demeure pour jouer du piano lors d'une réception. La riche noble le fait installer au piano : il fait observer que trois touches sont bloquées sur le clavier. Elle lui répond que ça ne devrait pas être trop compliqué pour lui. Il joue au piano et tout le monde continue à parler sans prêter attention à lui. Il est abordé par la duchesse de Castries qui lui demande de lui donner des leçons à partir du lendemain, ce qu'il accepte. Il retourne dans le petit appartement qu'il occupe avec sa mère en lui disant qu'il faut qu'il s'achète une nouvelle veste. Sa mère lui fait remarquer qu'il n'a pas d'argent.

Mozart ressort pour aller se promener dans les rues de Paris. Il se rend chez le coiffeur et en profite pour se faire raser pour la première fois de sa vie. Il se trouve beau. Ensuite il va donner la leçon promise à la duchesse. Quand il arrive, il a surprise de constater qu'il y a de nombreux invités. Elle lui explique que ce sont des amis qui sont passés à l'improviste, mais que cela n'empêche pas qu'il lui donne une leçon. Elle se lasse très vite, n'arrivant pas à jouer correctement. Il s'installe à côté d'elle et joue : tout le monde s'arrête de papoter et écoute. Quand il s'arrête, Joseph Legros s'approche de lui et se présente, en tant que directeur du concert spirituel. Il a reconnu l'enfant prodige. En réponse aux questions, Mozart indique qu'il a maintenant 22 ans. Legros lui commande une symphonie. Mozart rentre chez lui et évoque ce qu'il vient de se passer avec sa mère. Elle lui demande s'il a été payé : il répond que non, qu'on lui a donné une tabatière pour sa composition de chœurs. Il ajoute qu'il lui tarde de composer un opéra qu'il n'a aucune envie de retourner à Salzbourg ou à Mannheim où il n'est rien. Il s'énerve en découvrant que la troisième lettre écrite par son père cette semaine, en sachant déjà ce qu'elle contient : il doit trouver une situation stable, il doit oublier Aloysia Weber, il faut qu'il pense à son père qui s'est endetté pour que son fils puisse faire ce voyage. Le lendemain, il va rendre visite à Friedrich Melchior Grimm, un bienfaiteur, sur les conseils de son père.



Le titre est très explicite : cette bande dessinée se focalise sur les semaines passées à Paris, par Mozart de mars 1778 à octobre de la même année. L'introduction de 3 pages évoque très rapidement les années d'enfance de Wolfang, essentiellement le Grand Tour et le besoin d'affection de l'enfant. Il vaut mieux que le lecteur soit un peu familier de l'histoire du compositeur pour comprendre cette phase de sa vie. En effet, le comportement, le ressenti de Mozart et la réaction des personnes autour de lui forment le prolongement logique de ce Grand Tour. Au cours de cet ouvrage, la compréhension du lecteur varie fortement en fonction de sa familiarité avec la vie Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Il est fait mention de manière incidente, sans développement particulier, du métier du père de Wolfgang, d'Aloysia Weber (1760-1839, soprano allemande), du Grand Tour, de sa taille, de ses amis musiciens de Mannheim, du contexte de composition des opéras et de la musique, en particulier par Christoph Willibald Gluck (1714-1787) et Niccolò Piccinni (1728-1800), de son poste de Konzertmeister à Salzbourg. L'ouvrage s'adresse donc à un lecteur qui a déjà eu la curiosité de s'intéresser à la vie du musicien et qui en connaît les grandes phases. Un lecteur néophyte éprouve des difficultés à saisir les enjeux quand ils ne sont exprimés qu'à demi-mots, ou même l'attitude de Mozart et les réactions qu'elle provoque, faute d'avoir déjà une idée au préalable de son caractère et de sa réputation.

En découvrant la première page, le lecteur constate que l'artiste ne souhaite pas s'inscrire dans un registre réaliste pour certains éléments de ses dessins. Cela se voit en particulier dans les visages qu'il représente plus ronds que la normale, le nez de Mozart un peu trop long et trop arrondi, sa silhouette avec une taille d'enfant, les yeux souvent représentés sous la forme d'un simple point, des petits traits un peu légers à l'intérieur des formes détourées pour les plis et les textures, comme s'il s'agissait de traits de crayons préliminaires, des contours qui semblent un peu lâches, pas assez précis. Cette apparence peut sembler s'apparenter à des dessins à l'économie, mais cette impression disparaît dès la page 9. L'artiste investit beaucoup de temps pour représenter certains décors : une vue de l'Île de la Cité, la cour intérieure d'une immense demeure où il ne manque pas un seul carreau aux fenêtres, les rues de Paris avec des bâtiments reconnaissables (par exemple les arcades de la Place des Vosges), une vue du ciel de l'Île de la Cité, les pianos ouvragés des riches bourgeois, plusieurs ponts de Paris, l'Hôtel de Ville, la Fontaine des Innocents et sa place, les jardins des Tuileries, le magnifique parc autour de la demeure du comte Karl Heinrich Joseph von Sickingen, l'ambassadeur du Palatinat. (1737-1791), Notre Dame de Paris, etc. Les accessoires et les détails sont également représentés avec une grande attention, par exemple un magnifique papillon en page 59. Le lecteur en déduit que le choix de l'artiste est de donner plus de légèreté aux personnages.



Wolfgang Mozart bénéficie d'une représentation plus singulière que celle des autres personnages. Pour commencer, Duchazeau le dessine vraiment plus petit que tous les autres, de la taille d'un enfant d'une dizaine d'années, soit plus petit que 1,52m, sa taille réelle vraisemblable. Là aussi, s'il n'est pas familier de cette caractéristique du compositeur, le lecteur se demande bien ce qu'il en est. L'exagération de sa petite taille sert à montrer que ses hôtes ne voient en lui que le petit prodige dont ils ont entendu parler ou qu'ils ont peut-être vu à l'occasion du Grand Tour, encore un enfant. Elle sert peut-être également à se figurer comment Mozart se voit lui-même, et à insister sur son caractère encore enfantin par certains aspects. Son nez à la longueur exagérée et ses grands yeux lui donne un visage intense, à la fois pour des émotions non filtrées, à la fois pour le génie qui l'habite. L'auteur met en œuvre une narration visuelle assez dense, avec souvent des pages comprenant 10 à 12 cases, soit plus que dans une bande dessinée habituelle. Il conçoit des prises de vues adaptées à chaque séquence, avec des plans plus larges lors des déplacements de Mozart dans Paris, et des cadrages prenant souvent les personnages en pied pour les dialogues. Dès la deuxième séquence, l'impression de dessins légers ou rapides a abandonné le lecteur qui peut se projeter dans chaque environnement, et qui se tient aux côtés des interlocuteurs comme s'il était présent pour écouter à la conversation.

Porté par une narration visuelle solide, le lecteur suit donc Wolfgang Mozart pendant ces quelques mois. Il sait bien sûr qu'il s'agit d'un compositeur de génie ainsi que d'un musicien virtuose, dont les œuvres ont traversé les époques et ont résisté à l'épreuve du temps. Sous réserve qu'il dispose d'un peu de culture sur sa vie, il sait aussi qu'il fut un enfant prodige exhibé dans les grandes cours d'Europe durant son enfance. Il ressent alors autant de frustration que le musicien n'arrivant pas être pris au sérieux, n'arrivant pas à gagner sa vie. La situation est encore aggravée par le manque de tact de Mozart et par son franc parler, dans une société fonctionnant sur le principe d'une cour. Il enrage de voir que l'évidence n'est pas reconnue. De ce point de vue, l'auteur atteint parfaitement son objectif de montrer un jeune adulte surdoué dans une société qui s’avère incapable de l'entendre. En creux, il présente également le besoin affectif insatisfait du jeune adulte. En filigrane apparait également le pouvoir de la musique, langage universel des émotions. Le ressenti du lecteur oscille entre une forme d'énervement à voir un jeune homme aussi talentueux se heurter aux limites des adultes, mais aussi incapable de s'adapter pour gagner la faveur de deux ou trois d'entre eux. Il n'y a ni justice, ni intelligence dans cette situation.



Frantz Duchazeau focalise son récit sur une dizaine de mois de la vie de Mozart, essentiellement son séjour à Paris en 1778. Passé une page ou deux, le lecteur se rend compte de la qualité de la narration visuelle, des partis prix effectués sciemment par l'artiste pour être en phase avec la nature du récit. Il suit les déboires d'un génie incapable de s'adapter aux coutumes sociales du milieu dans lequel il essaye de réussir, ainsi que l'aveuglement des adultes incapables de percevoir, et même de ressentir le génie de ce petit homme. Tout le récit s'articule autour de cette frustration permanente qui finit également par gagner le lecteur. Ce dernier ne parvient pas à ressentir assez de sympathie pour ce jeune homme brillant et intransigeant, sans arriver à condamner totalement les adultes qui le reçoivent en le traitant comme un enfant. Il est difficile d'accepter que l'auteur décrive un constat d'échec dans lequel aucune des parties concernées n'ait appris quoi que ce soit, les adultes étant enfermés dans les conventions sociales, le jeune homme dans sa haute estime de lui-même.