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jeudi 28 avril 2022

3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l'histoire de la bande dessinée

Promesse tenue


Comme le titre l'indique, il ne s’agit pas d'une bande dessinée mais d'un ouvrage sur la bande dessinée. Sa première édition date de 2022 et il a été écrit par Benoît Peeters, écrivain et essayiste, scénariste de bande dessinée, en particulier le cycle des Cités Obscures, dessiné par François Schuiten. En particulier il est le co-auteur d'un ouvrage sur Chris Ware, avec Jaques Samson : Chris Ware: La bande dessinée réinventée (2010, révisé pour une nouvelle édition en 2022).


L'ouvrage commence par une reproduction d'une planche de Little Nemo in Slumberland, devenu géant et descendant le long d'une façade de gratte-ciel. Le sommaire annonce sept chapitres : Les précurseurs, L'âge d'or américain, La BD belge, Vers l'âge adulte, Le mondes mangas, L'ascension du roman graphique, La bande dessinée aujourd'hui. Puis vient une introduction de trois pages dans laquelle l'auteur se présente, ainsi que ses deux liens avec la bande dessinée : l'un comme lecteur passionné s'interrogeant sur les œuvres qui l'avaient le plus marqué, l'autre comme complice et ami d'un merveilleux dessinateur avec qui il a réalisé des bandes dessinées. Il évoque ensuite son ouverture à des traditions de BD différentes : les classiques américains, les auteurs côtoyés lors du festival international de bandes dessinées, et les mangakas rencontrés lors de ses voyages au Japon. Il passe ensuite à l'histoire de cet art, moins courte qu'on ne le croit, et au fait que de nombreux médias se soient développés après elle, de la photographie à internet en passant par le cinéma et la télévision. Il conclut en indiquant que ce livre cherche à faire découvrir la richesse du neuvième art et quelques grands moments de son histoire. Cette introduction s'achève sur une magnifique illustration en pleine page de François Schuiten.


Les précurseurs. Chaque chapitre s'ouvre avec un glossaire. Le premier explique les termes : Album, autographie, bande dessinée, estampe feuilleton, gravure, histoire en images, illustrés, images d'Épinal, légende, littérature en estampes, neuvième art, phylactère, reproductibilité technique, séquence. Puis vient un article sur deux pages, la première évoquant la biographie du créateur concerné (Rodolphe Töpffer pour le premier chapitre), et l'autre sous la forme d'un article présentant et analysant l'importance de cet auteur pour la bande dessinée, avec une illustration sur chaque page. Viennent ensuite les articles du chapitre. Ils se présentent tous de la même façon : la page de droite contient la reproduction d'une planche. La page de gauche commence par le titre, le plus souvent le nom d'un bédéaste, sous le titre se trouve la colonne centrale qui contient le développement lisible en trois minutes, dans la colonne de gauche le condensé en trois secondes, et la réflexion en trente secondes, et dans la colonne de droite deux ou trois autres biographies en trois secondes, et une citation en trente secondes. L'ouvrage se termine avec une page de sources bibliographiques, un index de cinq pages, et une page avec les remerciements et les crédits iconographiques.



Le lecteur jette un coup d'œil au sommaire qui s'avère clair et structuré. Il découvre l'introduction qui le rassure sur la légitimité de l'auteur, si tant est qu'il ne dispose pas déjà d'une idée de son parcours professionnel. Puis il entame le premier chapitre consacré aux précurseurs. Il découvre le glossaire, ayant conscience que l'auteur souhaite s'adresser au public le plus large possible, du novice curieux, au lecteur chevronné. Le premier peut apprécier la concision et la clarté des définitions, par exemple celle du mot Phylactère. Le second se fait une idée positive de l'approche en voyant la distinction entre les estampes, les gravures, les histoires en images, les imagées d'Épinal, et voyant prise en compte la dimension de la reproductibilité technique. Il parcourt ensuite les deux pages consacrées à Rodolphe Töpffer, l'inventeur de la bande dessinée : une courte biographie en seize années marquantes, chacune présentée en une ou deux phrases, un exemple de bande dessinée de ce créateur en bas de page, et sur la page de droite un texte développant et contextualisant l'importance de ce bédéaste. Le novice apprécie la densité d'informations et leur concision ; le chevronné prend la mesure du degré de précision desdites informations et de l'esprit de synthèse de l'auteur. Il passe ensuite aux cinq articles en double page de ce chapitre : Cham, Nadar, Doré, les premiers continuateurs - De Punch à L'Assiette au Beurre - D'Albert Robida à Benjamin Rabier - La Famille Fenouillard, de Christophe - De Bécassine à Zig et Puce.


Pour chacune de ces entrées, le lecteur retrouve la même structure. Il ne se demande pas dans quel ordre lire la page de gauche : il se rend vite compte qu'il peut y naviguer au gré de sa fantaisie. D'abord le texte principal en colonne au milieu : il y retrouve le même esprit de synthèse, à la fois très factuel, à la fois porteur du ressenti de l'auteur sur l'œuvre ou le thème qu'il développe. Il peut ensuite passer à la colonne de droite pour y déguster de petites bouchées : présentation de deux ou trois autres auteurs de la même époque, ou du même genre, et une citation soit du créateur présenté sur cette page, soit d'une autorité ou d'une célébrité apportant un éclairage différent et complémentaire en une remarque concise d'une ou deux phrases. Puis il passe à la colonne de gauche, avec ces deux parties : Condensé en 3 secondes, suivi de Réflexion en 30 secondes. Il est à nouveau frappé par l'intelligence des remarques, leur remarquable esprit de synthèse et d'à-propos. S'il est novice, il y découvre des observations éclairantes, d'une évidence étonnante. S'il est un amateur de bande dessinée s'étant déjà intéressé au sujet développé, il hoche la tête en se disant que ça reprend ce qu'il savait déjà, en l'exprimant d'une manière limpide. Il pense alors à la maxime de Nicolas Boileau, dit Boileau-Despréaux (1636-1711) : Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément. S'il possède quelques connaissances sur le sujet, il peut ainsi voir comment l'auteur a procédé pour synthétiser son propos, le structurer, et mettre en valeur les éléments qu'il a retenus et choisi d'exposer. Il ne peut ne pas être entièrement d'accord avec ses choix, tout en faisant le constat de la logique retenue et ce qu'ils apportent à l'exposé.



Le lecteur passe alors à la découverte de la page de bande dessinée reproduite sur la page de droite. Il peut bien sûr être un peu déçu par les dimensions de la reprographie, plus petite et par le fait qu'il n'y ait qu'une seule page. S'il est vraiment difficile, il ira jusqu'à se dire qu'il aurait choisi une autre page que celle retenue, parce que ce n'est pas sa page préférée de Spirou, d'Alix, ou de la Rubrique-à-brac. Même en se montrant ainsi pinailleur, il se dit que ça n'a pas dû être une partie de plaisir de pouvoir ainsi obtenir les autorisations pour pouvoir montrer ces planches. En effet, il n'éprouve jamais la sensation que les entrées ont été choisies en fonction d'un éditeur ou d'une autorisation, mais que la démarche s'est effectuée dans l'autre sens, et que l'auteur et les éditeurs ont obtenu les droits pour chacun des articles que Peeters avait au préalable conçus et rédigés.


Le lecteur est donc vite convaincu à la fois par la forme qui peut paraître un peu éclatée de prime abord, et par les choix effectués pour que l'ouvrage conserve un format qui ne fasse pas fuir le lecteur de passage. En effet, au gré de son envie du moment ou du sens du vent, le lecteur commence par la colonne ou le morceau d'article qu'il veut, les lit dans l'ordre que lui souffle son inspiration, et revient même lire les parties les plus courtes après le texte de développement pour relever un lien qu'il n'avait pas perçu de prime abord. En jetant un nouveau coup d'œil au sommaire, il perçoit comment l'auteur a composé son ouvrage, parvenant à trouver un ordre logique, à la fois d'un point de vue chronologique, à la fois d'un point de vue géographique. À l'évidence, un ouvrage de 160 pages ne peut pas passer en revue tous les bédéastes, ni toutes les déclinaisons de ce média. L'auteur a retenu sept axes de développement, chacun constituant un chapitre : Les précurseurs, L'âge d'or américain, La BD belge, Vers l'âge adulte, le monde des mangas, L'ascension du roman graphique, La bande dessinée aujourd'hui. Là encore, le lecteur peut estimer que certains choix sont sujet à discussion, et qu'il y a des oublis manifestes, et donc forcément scandaleux. Pour chaque chapitre, Peeters a sélectionné un créateur qu'il a estimé être le plus emblématique, dans l'ordre : Rodolphe Töpffer (1799-1846), Windsor McCay (1871-1934), Hergé (1907-1983), René Goscinny (1926-1977), Osama Tezuka (1928-1989), Alan Moore (1953-), Chris Ware (1967-). Mais bon, avec un peu d'honnêteté intellectuelle, le lecteur se rend compte que les auteurs qu'il tient comme essentiels, non pas pour lui sur le plan affectif, mais pour leur apport à la bande dessinée figurent dans les pages suivantes, soit bénéficiant d'une entrée en leur nom, soit d'un bref encart dans la colonne de droite.



De même, en fonction de son parcours de BD, le lecteur peut percevoir vers quoi les goûts de Benoît Peeters le portent plus, et par différence, le portent un peu moins. Par exemple, la page consacrée aux Shonen peut paraitre un peu légère. Il peut paraître surprenant que les fumetti n'aient pas droit à une entrée, ni les manhwas, même s'il reste entendu qu'un tel ouvrage n'est pas de nature encyclopédique. Pour autant chapitre après chapitre, il voit se dessiner une image historique et de grande envergure sur ce média, qui ne se contente pas de lieux communs ou de superlatifs, qui contient une densité d'informations extraordinaires, et qui se nourrit d'une lecture assidue de BD en tout genre, et de réflexions poussées. Le lecteur novice s'en rend compte quand il se dit que l'auteur vient d'exprimer clairement ce que lui lecteur a déjà confusément ressenti. Le lecteur expérimenté s'en rend compte quand il parcourt une entrée sur un auteur ou un sujet qu'il connaît bien et que dans une phrase simple, il identifie une réflexion pointue et pénétrante sur un élément technique ou historique qui n'a rien de trivial.


Le titre de l'ouvrage sonne comme une promesse creuse, comme un slogan marketing. En entamant ce tome, le lecteur découvre un ouvrage d'une grande rigueur, d'une grande richesse, rendant accessible des principes, des idées et des concepts qui n'ont rien d'évident avec une clarté peu commune. Il lui suffit de se livre à l'exercice de reformuler ce qu'il a lu, à un interlocuteur, pour se rendre compte de la précision du vocabulaire employé, et de l'intelligence des phrases, car y changer ne serait-ce qu'un mot revient à modifier le sens et devenir confus. Il prend un grand plaisir à lire chaque entrée, avec sa structure en apparence éclatée qui génère une lecture rapide et savoureuse, car le texte n'a rien de l'aridité d'un article encyclopédique, et il a tout de l'entrain d'un vrai amateur de BD partageant sa passion. Pour le novice, ce livre ouvre des horizons insoupçonnés, générant une soif de lecture devant tant de merveilles qui ne demandent qu'à être lues. Pour un lecteur expérimenté, il remet en place quelques notions dans une perspective historique, il en clarifie d'autres, et en approfondit même certaines, avec une iconographie d'une rare richesse, et d'une pertinence extraordinaire. Indispensable.



mardi 26 avril 2022

Double Masque - Tome 6 - L'Hermine

La vie n'est qu'une pantomime.


Ce tome fait suite à Double Masque - Tome 5 - Les Coqs (2011) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il faut avoir commencé la série par le premier tome. Sa première parution date de 2013. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 54 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de ca mort de Napoléon (1769-1821).


Le 28 novembre 1804 – 7 frimaire an XIII – l'empereur et le pape Pie VII entrent dans Paris. Il y a foule pour les accueillir, jamais il n'y eu t tant de monde dans la capitale. L'on promet des réjouissances à nulles autres pareilles. Les prix s'envolent : si vous voulez assister au passage du cortège d'un balcon, il vous en coûtera 600 francs. Des croisés d'une fenêtre où l'on s'entasse, 400. Et ainsi de suite… Le monde est merveilleux qui peut dépenser tant d'argent pour une fête. Mais le temps presse ! Et tandis que Bonaparte veille aux derniers détails du sacre qui fera de lui l'empereur de tous les Français, sa Sainteté Pie VII reçoit les grands corps de l'État : Fontanes pour le corps législatif, François de Neufchâteau pour le Sénat, Fabre de l'Aude pour le tribunat. En fin de journée, le pape est épuisé. Né Barnabé Chiaramonti à Césène, il est de santé fragile, mais animé d'une volonté, d'une force de caractère qui lui permet d'affronter les épreuves. Celles-ci ne lui seront pas épargnées. Ainsi, au dernier moment, alors que le pape songe à se reposer, le cardinal Fesch lui murmure quelques mots à l'oreille.



Joséphine de Beauharnais demande une audience : elle vient avouer au pape que Napoléon et elle ne sont pas mariés religieusement. Il est décidé que le cardinal Fesch bénira cette union. Jean-Jacques-Régis de Cambacérès va en informer Napoléon Bonaparte qui se demande pour quelle raison son épouse en a informé le pape. Le cardinal Fesch en informe le nonce Zaponi afin qu'il prépare la cérémonie. Ce dernier y voit une belle occasion de réaliser un attentat à la bombe. Il regagne son bureau où il est attendu par l'abbé Sathanase, un conspirateur, qui vient se mettre au service du nonce. Celui-ci indique qu'il lui manque une bombe pour réaliser son attentat. L'abbé indique qu'il sait où elle se trouve : chez celui qui l'a conçue, un étudiant du nom de Carliez. Il reste juste assez de temps pour qu'il aille l'y chercher et qu'il la ramène. Il se précipite dans Paris, dans cette nuit folle où tout se bouscule, les bénédictions comme les massacres. Il arrive dans l'échoppe de l'étudiant, mais c'est à son tour d'avoir un pistolet plaqué contre sa tempe, car l'Écureuil est déjà sur place, l'attendant, après avoir fait parler Carliez.


C'est le grand dénouement qui culmine avec la cérémonie du sacre de Napoléon Bonaparte qui devient empereur dans la cathédrale de Notre Dame de Paris, en se couronnant lui-même, puis en couronnant son épouse Joséphine le deux décembre 1804. Dans cet album à la pagination un peu étoffée (54 pages), Jean Dufaux met en scène plus événements historiques : l'entrée du pape Pie VII (1742-1823) dans Paris, le mariage religieux de Joséphine et Napoléon, le sacre lui-même, depuis l'arrivée des invités et de la foule dans la cathédrale, jusqu'au couronnement. C'est magnifique de bout en bout : il est visible que Martin Jamar a passé un temps fou sur ses planches pour réaliser une reconstitution historique précise, authentique, totalement immersive. Le lecteur retrouve ce qu'il considère être comme un dû : la représentation des rues de Paris, la décoration intérieure des appartements, le mobilier d'époque, les tenues vestimentaires conformes à la réalité historique. Cela va sans dire, mais cette authenticité représente à la fois un travail conséquent de recherche pour ne pas se tromper sur un modèle de carrosse, ou une tenue d'apparat, à la fois un investissement de temps et de motivation pour tout représenter dans le détail. Le lecteur constate que plus il tourne les pages, plus les planches regorgent de détails de plus en plus fins.



Le faste commence en planches 32 & 33. Planche 32 : une vue extérieure en plan large de Notre Dame de Paris, sur laquelle il ne manque aucune sculpture décorative, aucune gargouille, devant des badauds et quelques gardes à pied ou à cheval, puis une représentation d'un chapiteau adossé à la cathédrale et une centaine de soldats, à cheval ou à pied, prêts à se déployer. Planche 33 : en arrière-plan, le cordon de policier et quelques badauds, sous le chapiteau un fiacre s'est arrêté pour laisser descendre sur le tapis rouge, des invités prestigieux, un autre attend derrière, une trentaine d'invités en habits discutent en attendant de pouvoir entrer. Dans les cases du dessous, le lecteur passe de monsieur de Talleyrand à monsieur Berthier, pouvant ainsi admirer à loisir leur tenue. La richesse de ce passage n'est qu'une mise en bouche : le sacre se déroule de la planche 38 à la planche 45, et les dessins font honneur au faste de la cérémonie et au nombre d'invités, par leur richesse et leur minutie. Avec des traits d'une finesse exquise et d'une assurance remarquable, Martin Jamar donne à voir l'hermine bien sûr, les décorations des murs de la cathédrale pour le sacre, les motifs des tapis, la richesse des tenues officielles, des toilettes de ces dames, sans s'épargner aucune peine. Il représente aussi bien des groupes de personnages de plain-pied, qu'il construit des perspectives pour une vue générale, en particulier de l'enfilade de la nef, dans une image à couper le souffle. Dans les dernières pages, le lecteur a encore droit à une vue du ciel de la cour des Adieux du château de Fontainebleau, et à une vision meurtrière d'une charge lors d'une bataille napoléonienne. C'est un festin pour les yeux de bout en bout.


Découvrant progressivement l'incroyable consistance de la reconstitution historique, le lecteur sent l'intrigue passer en arrière-plan dans son esprit. Il est vrai qu'il arrive à ce dernier tome avec une forme d'a priori : peu probable que le scénariste parvienne à apporter les éléments supplémentaires nécessaires pour que tous les éléments des tomes précédents fassent sens. Il faut distingue plusieurs facettes de la série. Pour commencer, l'intrigue de premier niveau est menée avec une élégance certaine : les conspirateurs parviendront-ils à assassiner Napoléon Bonaparte avant qu'il ne soit sacré ? Bien sûr la réalité historique donne la réponse avant d'avoir lu ce tome, mais le scénariste ayant pris une ou deux libertés avec la vérité historique précédemment… Non, le Sacre se déroule bien conformément à ce que relatent les manuels d'Histoire. Deuxième facette : comment le complot sera-t-il déjoué ? Dufaux continue de bien s'amuser en montrant que les plans les mieux préparés ne se déroulent jamais comme on s'y attend. Amusant de voir comment l'Écureuil contrecarre les comploteurs. Surprenant de voir comment la Torpille continue d'être au centre des événements. Le fil narratif des masques parvient également à un dénouement cohérent dans la perspective de la série, avec une explication de l'origine de la dame voilée, et de la nature des masques. Il n'y a que l'évolution de la personnalité de Camille de Lestac qui semble détonner car son ressentiment à l'encontre de François disparait sans explication au profit d'un autre sentiment.



Le scénariste assume jusqu'au bout l'élément fantastique qu'il a introduit dans cette évocation de cette partie de la vie de Napoléon Bonaparte : les masques, la dame voilée, Fer-Blanc. Il y ajoute une forme de prescience de la dame voilée sous une forme très déstabilisante. Quand la Fourmi se rend dans son appartement, il découvre le nom des futures batailles napoléoniennes sur les poutres apparentes du plafond : Austerlitz, Lodi, Friedland, Rivoli, Wagram, Marengo, Arcole, Moskowa, Iéna, Waterloo. Le lecteur prend ce moment comme une bizarrerie supplémentaire. Il se souvient que l'auteur avait fait de même dans sa précédente série avec Martin Jamar, sur la Commune de Paris : intégrer un élément fantastique. Le thème du masque joue sur deux sens : l'obligation en tant qu'homme politique de porter un masque pour pouvoir progresser, et l'idée que Napoléon comme la Fourmi s'interrogent sur ce que peut être la vie de l'autre. En l'état, cet artifice narratif semble un peu basique. Le lecteur regrette également de ne pas en apprendre plus sur la préposée du Mont de Piété et les boîtes qu'elle entrepose. Dans la toute dernière page, le lecteur a un aperçu d'une bataille napoléonienne : une charge entre deux armées, un massacre et un carnage assurés. L'auteur en profite pour boucler sa métaphore sur l'abeille et la fourmi, et le lecteur y voit autre chose. Il repense à une phrase de Jean Dufaux dans une de son introduction faisant part de sa sensation de se perdre dans la vie du grand homme. Il se dit que le scénariste emploie l'élément surnaturel pour rendre compte à la fois du destin, cette combinaison des circonstances d'un configuration historique unique, et de l'impossibilité de deviner les pensées intimes de Napoléon, de ne pouvoir que supputer tout en sachant que la réalité était de nature différente, une sorte d'entreprise de reconstitution vaine et vouée à l'échec. Vu sous cet angle-là, ce qui peut sembler être de la désinvolture de l'auteur pour son intrigue prend un autre sens : une forme d'humilité quant à la prise de conscience qu'il est impossible de faire revivre Napoléon Bonaparte, individu trop grand pour que quiconque puisse prétendre en rendre compte avec justesse.


Cette série se termine dans une apothéose visuelle d'une richesse inouïe, une reconstitution historique des fastes du Sacre, avec un soin enthousiasmant. Le scénariste mène son intrigue à terme, en établissant la logique des éléments surnaturels. Il reconnaît avec humilité son incapacité à faire revivre un personnage aussi hors norme que Napoléon Bonaparte.



jeudi 21 avril 2022

Capricorne, tome 6 : Attaque

Suppression de la littérature subversive et dégradante

Ce tome fait suite à Capricorne, tome 5 : Le Secret (2000) qu'il faut avoir lu avant. Sa première parution date de 2001 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 2 qui regroupe les tomes 6 à 9, ainsi que l'album Le Fragment 


Capricorne, Ash Grey et Astor sont confortablement installés dans des fauteuils du gratte-ciel du 701 Seventh Avenue à New York. La discussion est animée et amusée quand, sans aucun signe annonciateur, une équipe de d'une demi-douzaine de soldats fait irruption : Capricorne se lève et reçoit un coup de crosse dans le torse. Sonné, il est emmené par les soldats. Ils le trainent dans la rue et le font monter de force dans un fourgon où se trouvent déjà une dizaine de personnes qui travaillent dans l'occulte et le surnaturel. Une d'entre eux a identifié le logo porté sur leur uniforme : l'organisation du Concept, une association ou un parti politique, c'est un peu vague. Le fourgon sort de la ville et arrive dans une zone dégagée. Il pénètre dans l'enceinte d'un camp où sont déjà rassemblés environ deux cents prisonniers. Les soldats font sortir les occultistes du fourgon et indiquent que les hommes doivent aller se rassembler d'un côté, et les femmes de l'autre. Granitt, le commandant du camp, arrive sur le grand terrain en plein air où les prisonniers attendent debout en rang. Un soldat s'approche de lui et l'informe : cent-douze hommes et cent quatre-vingt-sept femmes. Le commandant n'est pas étonné : c'est normal, les hommes sont moins tentés par les niaiseries métaphysiques. Raison de plus pour adopter un régime strict envers ces cent-douze égarés.



Le commandant Granitt s'adresse alors aux prisonniers. Il y a deux lignes à ne pas franchir : un, l'évasion, deux la fraternisation. Toute tentative d'évasion entraîne l'exécution immédiate. Toute tentative de pactiser avec les gardiens entraîne la détention individuelle sans lumière ni nourriture. Un détenu intervient pour demander pour quelle raison ils sont là. Les soldats le mettent en joue. Le commandant continue : aujourd'hui a commencé la conquête du monde par le Concept ! L'humanité va apprendre à vivre en se conformant à certaines règles. Il ne s'agit pas de restreindre, mais de libérer, libérer à l'échelle mondiale, tous les hommes. Sauf les prisonniers. Ésotérisme, mysticisme, occultisme ! Des maladies qui dégradent l'espèce humaine ! Des maladies transmises par les voyants, oracles, sorciers, mages, astrologues et autres nécromants ! Les prisonniers sont les virus qui contaminent le cerveau, le cancer qui ronge la raison ! Après ce discours terrible, le commandant rentre dans son bureau. LIBERTÉ ET TRADITION ! Les idées du Concept submergent le continent américain comme un raz-de-marée ! Leurs troupes extrêmement bien entraînées n'ont aucune difficulté, malgré de rares récalcitrances ici et là, à persuader les concitoyens du bienfondé de leur cause.


À la fin du tome précédent, le lecteur avait conscience qu'il avait terminé un premier cycle, celui permettant d'arriver à la fin des événements racontés dans la série Rork. La première page montre les personnages principaux, sans autre référence aux tomes précédents. Dans ce tome, l'auteur reprend l'organisation du Concept et la sphère métalliques avec les pointes qui en jaillissent, deux ingrédients apparus pour la première fois dans le tome 3. Le lecteur pourrait donc quasiment commencer par ce tome 6, sans ressentir l'impression qu'il lui manque des morceaux pour comprendre. Le fil directeur est très simple : un groupe d'individus armés forcent la porte du héros, et l'emmènent de force dans un camp de prisonniers, dédiés aux praticiens du surnaturel. L'histoire est racontée de manière linéaire et chronologique, avec juste l'évocation de l'enfance de Jefferson, le fils du commandant du camp, le temps d'une page. La tension narrative est générée par l'absence d'explication concernant le Concept, sa prise de pouvoir sur tout le territoire des États-Unis, les maltraitances infligées à Capricorne pendant sa détention, et l'éventualité d'une évasion. À quatre reprises, l'auteur intègre un court texte, un facsimilé du journal édité par le Concept, dans lequel ses principes politiques sont exposés.



Tout du long de ce tome, l'artiste met en images les méthodes dictatoriales de l'organisation du Concept, évoquant des photographies ou des reportages de dictatures bien réelles. Ça commence avec le groupe de quatre soldats qui entrent dans le salon en tenue militaire, le fusil prêt à tirer. Ça continue avec le coup de crosse dans le torse d'un civil, sans semonce, ni provocation. Les militaires regroupent les individus arrêtés dans des fourgons où ils sont enchaînés. Les planches 4 & 5 sont occupées par un unique dessin, une vue de dessus du grand terrain au milieu du camp d'emprisonnement, et des baraques autour. Par la suite, le lecteur ne peut que compatir en voyant les prisonniers résignés avancer docilement dans une file, les fusils se lever vers le premier qui manifeste un signe de désaccord, l'intensité de la conviction fanatique du commandant avec une conviction inébranlable dans ses idées, le passage à tabac bien violent du prisonnier incapable de se défendre, le prisonnier abattu en plein milieu du grand terrain vide depuis un mirador, les cadavres alignés allongés à même le sol, les soldats avec un casque masquant une partie de leur visage ce qui les déshumanise et leur sert de barrière entre eux et les actes qu'ils commettant, sans oublier les grosses bottes pour écraser ce qu'ils foulent. Cette imagerie est d'autant plus efficace qu'Andreas ne la surjoue pas, mais reste à un niveau plausible, ordinaire même.


Dans les extraits du courrier du Concept, il développe les thèmes classiques : liberté et tradition, bienfondé de la cause, droit au bonheur et protection de la propriété privée, valeurs traditionnelles de la nation, jeunesse gangrénée, population trop naïve proie des mystiques et voyants, une main ferme et intransigeante, une vie meilleure dans l'ordre et la sécurité, la réorganisation rigoureuse de la vie économique et sociale par une discipline draconienne, la suppression de la littérature subversive et dégradante pour l'image de l'homme, travail, industrie, civilisation, méfaits de la colonisation, l'unification des consciences par une doctrine limpide et positive, par une méditation orientée vers ce qui devrait être (et non ce qui semble être !), ceci à l'exclusion d'autres dogmes, philosophies ou croyances, une cause juste et forte. L'auteur sait mêler des aspirations humaines très basiques, avec une méthode ferme qui nécessite de supprimer les individus rétifs ou rebelles. Andreas a fait le choix d'une dictature de type militaire, peut-être que vingt ans plus tard il opterait pour une forme de coercition sociale et politique plus insidieuse. Il sait trouver les mots justes pour faire ressentir le schéma de pensée qui exclut les non-conformistes : le lecteur réprime un frisson quand le commandant stipule qu'il déteste l'ambiguïté. Il faut rentrer dans le moule, ou sinon…



Le lecteur se retrouve tout autant surpris que les personnages par la soudaineté de cette prise de pouvoir. Il lui faut bien se rendre à l'évidence : les troupes du Concept sont au pouvoir, peu importe comment ils s'y sont pris, ce n'est pas l'objet de ce tome. Comme dans les tomes précédents, il est sous le charme de la narration visuelle : découpage de page en bandes de cases, cases de la largeur de la page, cases en insert, dessins en pleine page, composition en drapeau avec une case de la hauteur de la page et les autres accolées en pile. À plusieurs reprises, il se rend compte comment le découpage de la page accentue la force de la narration. Dès la première page, 10 cases, les 4 premières montrant le bon moment que passent les trois amis, puis une bande de quatre cases pour montrer la soudaineté avec laquelle les soldats pénètrent dans le salon. Dans la planche 17, une magnifique image déformée de Granitt et Capricorne qui se reflètent sur la surface bombée du pot métallique contenant le café, les images décalées au lieu d'être alignées dans une bande pour montrer l'état désorienté de Capricorne qui vient d'être passé à tabac (planche 18), la case qui occupe les deux tiers de la planche 22 avec une vue de dessus de la cour et le prisonnier fauché par une balle en surimpression avec le bas des jambes qui dépassent de la bordure de la case, les exagérations stylistiques sur les visages pour augmenter l'intensité d'une expression, quelques plans fixes pour montrer une action dans sa durée (par exemple l'autopsie en planche 35), l'onomatopée d'un hurlement devant le décor en fond de case et avec les personnages devant l'onomatopée comme si le cri affreux faisait partie intégrante de l'environnement, etc. Dans ce tome encore, le lecteur peut mesurer l'influence des comics américains pour aboutir à une narration visuelle plus efficace, plus percutante. Il prend le temps de savourer 12 pages silencieuses, les images portant toute la narration, en l'absence de mots.


Arrivé à la dernière page, le lecteur constate que ce tome constitue le prologue ou le premier chapitre d'une histoire plus longue, en 4 tomes. Dans le même temps, il éprouve la sensation d'avoir lu un chapitre complet avec un début et une résolution partielle qui appelle une suite. La narration visuelle est toujours aussi personnelle, à la fois dans les visages et dans les compositions de pages. Dans ce tome, Andreas s'en tient à montrer l'effet d'une prise de pouvoir par une force militaire non démocratique, mais avec une propagande séduisante. Le prix à payer ne semble pas énorme : renoncer aux médiums et accepter qu'ils soient rééduqués. L'histoire reste un récit d'aventure, avec une évasion pleine de suspense, une exploration des laboratoires avec Brent Parris, un prisonnier bien mystérieux, et une touche de surnaturel se manifestant par un épisode télépathique. Le lecteur en ressort bien ferré, impatient de découvrir la suite.



mardi 19 avril 2022

Le Lama Blanc -Tome 6 - Triangle d'eau, triangle de feu

Un criminel repenti est plus utile qu'un pêcheur mort.


Ce tome fait suite à ‎Le Lama Blanc -Tome 5 - Main fermée, main ouverte (1991) qu'il faut avoir lu avant. Ces 6 tomes forment une saison complète et il faut avoir commencé par le premier. La parution initiale de celui-ci date de 1992. Il comporte 54 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.


Les rapaces volent dans le ciel et les pauvres paysans du village qui accueillit Gabriel encore enfant travaillent une terre aride, sèche et craquelée, se demandant pourquoi ils s'acharnent à labourer cette terre maudite. Un ancien répond qu'ils sont les enfants de cette terre, et que si elle meurt, ils mourront aussi. L'un d'eux aperçoit un homme qui vole dans le ciel. Conformément à sa décision, Gabriel Marpa revient une dernière fois à cet endroit où il a détruit le village en provoquant des tremblements de terre, et où il a soulevé la terre, la rendant stérile, et massacrant tous les animaux. Il apparaît comme un individu émacié, assis dans la position du lotus, volant dans les airs. Les paysans s'en prennent à lui, lui jetant des cailloux, le ridiculisant en pointant du doigt qu'i a consacré tous ses efforts à devenir un saint pendant que, eux, meurent de faim. Gabriel prend conscience qu'ils ont raison. Il décide de mettre pied à terre, et leur déclare qu'il leur vient en aide. Il est identifié par tante Detchéma et oncle Késang qui indiquent aux paysans que c'est lui qui a détruit le village, leurs récoltes et leurs bétails : c'est un magicien noir. Les villageois se ruent sur lui et commencent à le rouer de coups de bâton. L'un d'eux a l'avant-bras transpercé par une flèche. C'est Péma qui l'a décochée et qui se rue sur Detchéma pour la frapper.


Gabriel Marpa intervient. Il lui demande de l'épargner. Grâce à la méchanceté de cette pauvre femme, il a connu la misère. C'est grâce à la misère qu'il a connu le grand éveil. Péma et lui sont dans une quête qui est située à l'opposé de celles que suivent la plupart des êtres de ce monde. Il faut avant tout apprendre à pardonner. Ces paysans ont raison : il a détruit ce pays en provoquant une catastrophe, en provoquant la grêle et par voie de conséquence la sécheresse. Le temps est venu de réparer les préjudices et non de les châtier. Que cesse la haine ! Gabriel Marpa se tient bien droit, il écarte les bras et il en appelle aux esprits de l'eau, aux esprits du feu. Le vent se lève, les nuages s'amoncellent, les éclairs déchirent le ciel. La pluie se met à tomber abondamment. Les animaux reviennent, les plantes renaissent. Ils arrivent de partout : les moutons, les chèvres, les yacks, tout le bétail disparu. L'orge pousse à vue d'œil. Les paysans sont comblés et ils repartent vers leurs habitations. Péma constate qu'aucun d'eux n'a été capable de remercier Gabriel. Ce dernier demande à Péma de le conduire à sa mère Atma, et il ordonne à Detchéma et Késang de les suivre. Après quelques heures de marche, Gabriel se tient devant le cadavre desséché de sa mère : il ne reste que la peau sur les os.



Gabriel Marpa est en pleine possession de ses pouvoirs, sa gloire étant révélée, dans un état de plein Éveil. Que lui reste-t-il à accomplir ? Il lui reste à revenir dans le monde matériel, et à prendre sa place dans la société civile. Il est venu le temps des hauts faits et des miracles. Il renoue avec les paysans qu'il avait maltraités, à nouveau pas dans une approche de culpabilité catholique, mais avec une reconnaissance de son acte criminel qui les a plongés dans la misère. Il ne fait pas pénitence, ou acte de d'expiation : Gabriel Marpa vient faire amende honorable et réparer ses torts, comme un individu responsable mettant à profit ses capacités extraordinaires. Il ne demande pas pardon à un dieu, mais vient en aide à son prochain. Son attitude capte l'attention du lecteur, encore sous le coup de l'acte barbare qu'il a commis dans le tome précédent : la suite de son comportement n'est pas celui d'un croyant catholique repenti. De ce point de vue, le scénariste reste dans une culture bouddhique avec le principe que les mauvaises actions ne peuvent pas être effacées (elles doivent être équilibrées par une quantité équivalente d'actions bonnes et utiles). L'individu observe les règles morales et religieuses de bonne conduite pour se libérer du cycle des réincarnations. La réalité matérielle n'est qu'illusions. L'homme saint ne recourt jamais à la violence, et faire du mal aux autres est faire du mal à soi-même, du fait de l'interdépendance universelle entre les êtres vivants. Ainsi, si les religions du Livre et la religion bouddhique partagent des valeurs morales communes, le lecteur ressent bien que l'usage des mots Saint, Miracle dans le contexte de cette histoire prend un sens différent car la culture est différente. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut estimer que la notion de pardon fait plus sens dans le contexte du bouddhisme, avec l'exemple du sort que Gabriel Marpa réserve à Tsöndu, celui qui a tué ses parents. Quelques pages auparavant, parlant de lui, un moine déclare qu'un criminel repenti est plus utile qu'un pêcheur mort. Ici ce sont les êtres humains qui pardonnent, et pas Dieu.


Gabriel Marpa a acquis la pleine maîtrise des pouvoirs qui accompagnent son statut d'homme saint. Il en acquiert encore un autre au cours de ce tome. Il est maintenant un individu à l'apparence assez maigre, à la longue chevelure négligée, uniquement vêtu d'un pagne. L'artiste le représente de manière descriptive et factuelle, ne jouant que sur la couleur quand il réalise un miracle. Le lecteur voit donc un simple être humain, avec des capacités extraordinaires. Visiblement, il maîtrise son métabolisme au point de ne plus souffrir du froid, ce qui était déjà le cas dans le tome précédent. Il lui suffit d'étendre les bras pour faire pleuvoir, et il dispose toujours de cette faculté de sortir de son corps sous forme d'ectoplasme spirituel, et même de faire apparaître d'autres formes ectoplasmiques. Les dessins sont en phase avec le choix du scénariste de présenter les capacités extraordinaires de Gabriel, comme des sortes de superpouvoirs, sans s'appesantir sur leur logique de croyance, ou sur les tenants de la Foi bouddhique. D'un côté, cela reste dans la continuité des tomes précédents : de l'autre, le lecteur voit un individu doté de capacités surnaturelles, parce que c'est comme ça, ce qui peut s'avérer un peu frustrant.



Dès la scène introductive, Bess a plus à représenter que des zones désertiques rocheuses et des paysans en haillons. Il commence par mettre en scène le conflit entre le saint descendant littéralement du ciel pour revenir parmi le commun des mortels. La mise en scène est remarquable dans sa gestion de l'espace, du placement des personnages du relief montagneux, de l'intervention des différents protagonistes : tension narrative, lisibilité parfaite, enchaînement des actions logique et naturel. Lors des miracles (pluies et retour du bétail), le lecteur se rend compte que l'artiste continue à jouer sur les couleurs, s'écartant du naturalisme pour souligner le caractère extraordinaire de cet individu qui devient jaune pâle, ou le ciel qui devient violet quand les éclairs se déchaînent. La scène suivante est tout aussi extraordinaire, alors qu'il ne reste plus que quatre personnages dans cette zone montagneuse désertique, et que Gabriel découvre le cadavre de sa mère. Gabriel réalise une autre forme de miracle, ce qui se reflète dans le comportement de Detchéma et Késang, dans leur langage corporel, autant que dans l'expression de leur visage. La scène suivante est extraordinaire : Gabriel fait face aux moines soldats du monastère de Chapkori. L'artiste adapte sa narration visuelle en conséquence, en particulier le découpage, usant aussi bien d'un nombre élevé de cases par page (jusqu'à 11), que d'une case panoramique étalée sur deux pages en vis-à-vis pour rendre compte du massacre. Une fois l'autorité de Gabriel Marpa restaurée dans le monastère, Bess représente à nouveau la caverne contenant le cristal et les huit cercueils de pierre. Comme la fois précédente, il ne se contente pas de vagues formes de pierre pour aller plus, il investit le temps nécessaire pour montrer chaque roche, sans oublier les cordes tendues avec les tissus accrochés dessus. La suite est tout aussi remarquable sur le plan visuel, que ce soit l'architecture du monastère et l'aménagement des pièces intérieures, ou les scènes de rassemblement des moines.


Le lecteur peut se projeter dans chaque lieu pour une sensation de pleine immersion, et avoir l'impression de côtoyer les personnes présentes. Il se laisse porter par le scénario curieux de découvrir les nouvelles épreuves que Gabriel Marpa va affronter, en plus du parachèvement de son ascension spirituelle. Rétrospectivement, il se dit que le scénariste mène fort logiquement son récit à son terme. Il se demande comment Gabriel va pouvoir gérer l'affrontement inéluctable contre les moines soldats bien déterminés à l'occire, comment il va traiter le tulkou imposteur et le lama illégitime. À nouveau, Jodorowsky se montre un conteur extraordinaire, que ce soit dans la mise en scène du combat qui permet au lecteur de croire à ce qui arrive aux moines soldats, à la fois dans la façon de mettre en scène les valeurs morales associés au bouddhisme, en particulier le pardon, avec cette très belle maxime : Un criminel repenti est plus utile qu'un pêcheur mort. Il mène ainsi son récit à son terme avec une clôture très habile, à la fois ouverte sans avoir à expliciter ce qu'il advient de Gabriel Marpa, à la fois historique avec l'annonce de l'invasion du Tibet par les forces militaires chinoises, à la fois de manière cyclique en bouclant sur la scène d'ouverture du premier tome avec une élégance rare.


Le lecteur referme ce dernier tome de la première saison, repus et content. Il ne s'attendait pas forcément à une narration visuelle aussi aboutie et intemporelle : Georges Bess réalise une reconstitution historique remarquable, avec des personnages plausibles et naturels, et des mises en scène claires et exprimant avec conviction le propos du scénariste. Alejandro Jodorowsky raconte une histoire déconcertante, celle d'un enfant blanc qui devient un saint homme, accédant au degré le plus élevé de l'éveil bouddhique, sans trop développer la Foi associée, tout en évoquant les valeurs morales avec pertinence, et en conservant les miracles spectaculaires. Le lecteur n'a d'autre choix que d'accepter cette forme s'apparentant au roman d'aventures, tout en reconnaissant que le dogme principal de l'interdépendance universelle est présent du début à la fin. Une histoire originale qui n'a pas pris une ride et qui se lit avec un plaisir immédiat, sans nécessiter de recontextualiser l'œuvre dans la production de l'époque.



jeudi 14 avril 2022

Lentement aplati par la consternation

Récit participatif


Cette bande dessinée contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2013. Elle a été entièrement réalisée par Ibn Al Rabin. Elle se présente sous un format plus grand qu'une bande dessinée traditionnelle : 29,7cm de large pour 40cm de haut. Elle comporte 22 pages en couleurs. Elle présente la particularité d'être dépourvu de mots, texte, dialogue.


Un jeune homme en teeshirt blanc sort de chez lui, se rend à un café où il s'installe seul à une table en terrasse. Une jeune femme en robe blanche sort de chez elle et se rend au même café où elle s'installe seule à une table en terrasse. D'autres personnes sont attablées aux autres tables souvent à deux ou à trois. Teeshirt Blanc remarque Robe Blanche et il commence à se dire qu'il l'aborderait bien : se lever, aller prendre place à la chaise à côté d'elle, à la même table, tout en commençant à la baratiner avec des propos amusants et flatteurs, prendre une consommation ensemble, continuer à la baratiner avec volubilité jusqu'elle soit sous son charme et finir par la mettre dans son lit. Il passe à l'acte : il se lève et s'approche de la table en prenant le dossier de la chaise pour la déplacer et en suggérant qu'il va s'installer. Elle répond qu'elle attend une copine en jupe noire qui va justement s'assoir à cette place. Il se met à penser qu'il peut peut-être les emballer toutes les deux et avoir deux femmes nues allongées sur son lit. Un homme à la casquette blanche arrive et Robe Blanche le reconnaît, se lève et lui dit bonjour.




Casquette Blanche s'installe sur la chaise que Teeshirt Blanc avait pris comme cible, et Robe Blanche se rassoit sur la sienne : ils papotent avec entrain comme de vieux amis. Teeshirt Blanc va se rassoir à sa table et commande un demi. Robe Noire arrive à son tour et s'assoit avec ses deux amis après leur avoir fait la bise. Depuis sa table, Teeshirt Blanc commence à envisager Jupe Noire. Chacun des trois amis se fait un film : Robe Blanche imagine Casquette blanche nu étendu sur son lit, lui imagine Jupe Noire nue à quatre pattes sur son lit, et cette dernière imagine Teeshirt Blanc nu son lit. Quant à ce dernier il se rend compte que son corps lui dit que sa vessie est pleine et qu'il faut qu'il se rende aux toilettes. Teeshirt Blanc se rend aux toilettes, mais elles sont fermées. Il toque à la porte pour s'assurer qu'il y a quelqu'un : une voix de femme lui répond que ces toilettes mixtes sont occupées. Il sent que ça commence à presser car il pense à une haute vague déferlante. Jupe Noire arrive à son tour pour passer aux toilettes : elle le voit et se dit que c'est l'occasion rêvée pour commencer à flirter. Elle se dit qu'elle va entamer la conversation sur le mode séduction, mais Teeshirt Blanc va s'en rendre compte. Si elle prend l'initiative, elle court le risque qu'il la prenne pour une fille facile, prête à tapiner. Elle n'a pas envie qu'il la traite de prostituée.



Voilà une bande dessinée très singulière : par sa taille grand format, par son absence de mots, par l'agencement des cases, par l'absence de nom pour les personnages. Le lecteur n'éprouve aucune difficulté à reconnaître chacun des protagonistes alors même que leur représentation est très simplifiée : pas de trait de visage, une bouche ouverte de temps à autre pour émotion plus intense, des caractéristiques de chevelure réduites au strict minimum avec un point noir accolé au niveau du cou au rond noir de la tête pour des cheveux mi-longs, deux traits en U inversé pour des couettes tressées, au plus trois doigts à une main, un petit ovale écrasé pour les pieds, un renflement un peu prononcé au niveau de la poitrine féminine. Pour autant, alors même qu'il n'y a ni prénom ni nom, le lecteur identifie aisément chaque personne par un menu détail, et un attribut vestimentaire, lui aussi représenté de manière minimaliste. Pour autant la direction d'acteurs est impeccable : l'activité ou le geste de chaque personnage est une évidence, ainsi que son état d'esprit quand il l'accomplit.


L'artiste met en œuvre le même minimalisme pour représenter les décors : une simplification s'arrêtant juste avant de passer dans le domaine de l'icône ou du logo. Les véhicules qui passent dans la rue présentent plus de détails que les logos utilisés sur les panneaux du code de la route, tout en restant dans le domaine de la forme générique, par opposition à une représentation photographique : hors de question de reconnaître un modèle ou même une marque. Un tiers des fonds de case sont vides de toute information visuelle. Une fois les personnages attablés, seule la table est représentée par un ovale, et parfois un dossier de chaise par un petit trapèze et deux gros traits pour les montants du dossier. Dans le même temps, le lecteur voit bien des endroits différenciés : la terrasse du café, la porte des toilettes du café, le lit d'une chambre, l'intérieur du café avec le comptoir, une salle de bain avec une baignoire, et même une vue plus complexe de la terrasse, avec le café derrière et une vue de la salle à travers la vitrine, dans une perspective isométrique. Totalement fasciné par ce mode narratif minimaliste, le lecteur n'en revient pas de découvrir un dessin en pleine page sur la dernière planche, avec une vue détaillée des immeubles de la ville.



Dès la première page, le lecteur perçoit que le minimalisme des dessins s'accompagne d'autres outils visuels pour une narration sophistiquée, très construite, et d'une lisibilité remarquable. L'artiste ne compense pas la simplicité des dessins : il en tire parti pour raconter son histoire avec d'autres outils visuels, d'autres effets. Ça commence dès la première planche avec cette disposition des cases en V : le jeune homme venant de la gauche, avec des cases selon une diagonale verticale inclinée plutôt qu'en bande, et la jeune femme arrivant de la droite avec des cases selon une diagonale inclinée dans l'autre sens, les deux se rejoignant en bas de page arrivant à la même terrasse de café. Dans la deuxième planche, le bédéiste montre ce que pense le jeune homme en commençant à flirter avec la jeune femme : il y a un gros phylactère avec les petits ronds le reliant au personnage pour indiquer qu'il s'agit d'une pensée, et à l'intérieur une bande dessinée, les pensées du jeune homme étant retranscrite sous cette forme. Ce dispositif fonctionne à merveille, et il est utilisé à plusieurs reprises : parfois pour plusieurs personnages en même temps dans une grande case avec plusieurs cases de pensée, parfois par un même personnage qui se fait un premier film, puis un second.


Ibn Al Rabin déploie de nombreux outils visuels pour exprimer des états d'esprit ou des jugements de valeur sous une forme visuelle. Alors que les cases sont en nuances de gris, il arrive qu'un phylactère de parole (vide de mode) soit en rose, ou le cadre d'une case en rose. Le lecteur comprend que cela correspond à un langage et un comportement de séduction de la part de la personne, ou à une expression de plaisir. En planche 11, Teeshirt Blanc cherche des embrouilles avec deux autres clients au bar et l'un d'eux fait le constate qu'il parle sous l'emprise de l'alcool, ce que le dessinateur exprime par un phylactère dans lequel Teeshirt Blanc est représenté avec un torse comme une grosse outre remplie d'un liquide jaune, c’est-à-dire de la bière. Teeshirt Blanc se met à les traiter d'homosexuels et la représentation visuelle est instantanément compréhensible, et très drôle. Un peu plus tard, il se vante des exploits sexuels et de sa partenaire qui évoque sa virilité sous la forme d'une tour Eiffel dans son phylactère, pour un bon effet humoristique. Quelques planches plus loin, le lecteur découvre un gros sac dans un phylactère, avec des mouches tournant autour : un sac à m… Indéniablement, la narration visuelle s'avère riche, inventive et intelligente, sachant transcrire les émotions et les états d'esprit des uns et des autres avec clarté et empathie.



Cette manière de raconter fonctionne à plein : il y a un effet ludique qui incite le lecteur à se montrer participatif, à penser aux liens de cause à effet dans son esprit, à se dire qu'il a capté la symbolique d'une représentation, la signification d'un code graphique. C'est à la fois une forme de récompense et de motivation. Dans le même temps, il ne ressent pas sa lecture comme un jeu, mais bien comme la découverte d'une histoire, avec un jeune homme qui veut pécho, une jeune femme qui veut pécho également. L'usage d'images en guise propos et de flux de pensée donne à voir la représentation mentale du personnage, la façon dont il envisage son action, et par voie de conséquence, le décalage avec la représentation que s'en fait son interlocuteur et son intention personnelle. Il se dessine également une image des comportements sociaux acceptables pour faire connaissance et plus si affinités, ainsi qu'une mise en lumière de ceux qui ne sont pas acceptables, ou tout du moins qui produisent des émotions négatives. L'auteur pointe du doigt l'abus d'alcool comme mauvais conseiller, ainsi que les vantardises comme vouées à se confronter à la réalité, au désavantage du fort en gueule. Les avanies subies par Teeshirt Blanc montrent également une forme de comportement condamné à se répéter, les retours de bâton confortant l'individu dans ses ressentis négatifs vis-à-vis des individus avec qui il interagit, un cercle vicieux.


Une bande dessinée qui sort des sentiers battus par son format double d'un album traditionnel, et par une narration muette (sans mots) avec des personnages très simplifiés sans nom. Une tranche de vie d'un individu pitoyable, dans un récit choral, avec une inventivité narrative de chaque planche, et une mise en lumière du point de vue différent de chaque personne interagissant dans une même situation.



mardi 12 avril 2022

Viva la vida

C'est si fragile et si fort une vie.


Cet ouvrage constitue un récit complet indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2011. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Jean-Marc Troubet (Troubs) et Edmond Baudoin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comptant 124 planches. Le tome s'ouvre avec un texte introductif de 2 pages, rédigé par Paco Ignacio Taibo II, commençant par quelques paragraphes sur l'histoire de la ville de Ciudad Juárez, puis continuant avec la démarche des auteurs : ils ont la vocation de marcher et de raconter, de recueillir et de donner la parole à ceux qui ne l'ont pas. Il explicite également ce qu'il trouve d'unique dans la bande dessinée en tant que moyen d'expression : un langage où se mêlent les réflexions, les dialogues images, l'objectivité et la subjectivité.


Troubs est dans son fauteuil en train de lire le journal. Il repense au dernier festival international de la bande dessinée à Angoulême où Baudoin lui a reparlé de ce voyage. Ciudad Juárez : tout au nord du Mexique, l'endroit le plus fréquenté de la frontière, le Rio Grande coupe la ville en deux, et côté américain c'est El Paso. Ça sonne comme dans les westerns, mais ce n'est pas un western, c'est pour de vrai. Troubs a lu que c'est la ville la plus dangereuse du monde, 20 meurtres par jour en moyenne, les gens ne sortent plus après le coucher du soleil, les gangs et l'armée se battent pour contrôler la ville. Il se souvient d'une discussion avec une femme travaillant pour le Haut-Commissariat pour les Réfugiés, au Burundi : rien n'arrête le vent de la mort et il souffle au-dessus des frontières. Baudoin est assis dans son fauteuil et il repense à une déambulation sur une plage de Tanger, le vent soufflant le sable qui se précipite vers la mer, les deux vagues en furie s'embrasant, le mariage de l'Atlantique avec l'Afrique. Il se souvient de dizaines de garçons s'entraînant avec un ballon sur la plage, et il s'interroge sur les kilomètres de fil de fer barbelé qu'il faudrait déployer au milieu de la Méditerranée pour interdire à l'Afrique d'accoster sur les rives de l'Europe.



Ciudad Juárez : la frontière des frontières ? Le corps d'une femme atrocement mutilée retrouvée au petit matin. Une grande quantité d'entreprises du monde riche s'y est installée : les maquiladoras. Là travaillent des femmes venues de toute l'Amérique Latine, de la main-d'œuvre très bon marché pour le marché mondialisé. Près de 500 femmes assassinées depuis 1993  à ce jour, alors que la page en question est réalisée en juillet 2010. C'est en partie à cause, ou grâce à un livre 2666 de Roberto Bolaño, un immense écrivain chilien décédé en 2003, que Baudoin a eu envie d'aller à Ciudad Juárez. L'idée : trouver des lieux où on peut dessiner. Faire le portrait de ceux qui voudront bien, leur demander : Quel est votre rêve ? Dire la vie dans cette ville où on meurt. Le voyage commence à Culiácan le premier octobre 2010.


Il est possible que le lecteur soit attiré par cet album du fait des auteurs qu'il a pu apprécier par ailleurs, ou pour le thème. Ils ont choisi de se rendre à Ciudad Juárez, pour rencontrer les habitants. Dans sa partie introductive, Edmond Baudoin (né en 1942) explique leur projet : demander à un habitant quel est son rêve, et lui offrir son portrait réalisé sur place. Les deux prologues permettent de comprendre le principe de leur collaboration, de la réalisation de cette bande dessinée à quatre mains. Ils vont la construire ensemble, chacun réalisant ses pages, ou ses parties de page, relatant leur expérience avec leur subjectivité propre. Chacun a réalisé son prologue propre, ce qui permet de repérer leurs caractéristiques graphiques personnelles, mais celles-ci fluctuent un peu en fonction des séquences, ne donnant pas l'assurance d'avoir l'a certitude de qui est quelle page. En cours de route, ils introduisent un signe distinctif pour savoir qui parle : un logo de tortue pour Troubs, un de chèvre pour Baudoin, mais dans le fil de l'ouvrage, ils n'y ont recours que deux ou trois fois. À l'épreuve de la lecture, la coordination entre les deux auteurs devient patente, car le lecteur n'éprouve jamais la sensation de passer d'un point de vue, à un autre fondamentalement différent, jamais en opposition, une sensibilité commune en phase. Il plonge dans un carnet de voyage à Ciudad Juárez, mais pas un voyage touristique, ni une étude sociologique sur la criminalité systémique, simplement aller à la rencontre des gens.



Dans chaque prologue, le lecteur prend contact avec la personnalité des deux auteurs, dans leur manière de dessiner : des dessins descriptifs avec des contours un peu flottants par endroit, un usage un peu charbonneux par endroit du noir. Le lecteur peut déceler que Baudoin se montre graphiquement plus aventureux par moment, ses dessins pouvant s'aventurer vers l'abstraction, comme lors de la rencontre entre le sable soulevé par le vent et la vague d'eau de mer. Il note également que les deux auteurs ne se sentent pas contraints à s'en tenir à des cases disposées en bande, avec des phylactères. Dès son introduction, Troubs passe en mode : des cases avec uniquement des cartouches de texte pour évoquer son souvenir du Burundi. Baudoin commence sous la forme de deux cases de la largeur de la page, avec une ou deux lignes de texte en dessous. En planche 13, la case montrant la collision de la vague de sable contre celle d'eau relève plus du domaine de l'abstraction que descriptif et l'image n'acquière son sens narratif qu'au regard de la case au-dessus d'elle et du commentaire en dessous.


Tout du long de ce carnet de voyage, le lecteur ressent de la surprise en découvrant des images ou des séquences visuellement originales et mémorables : les ballons de foot comme suspendus en l'air, le trombinoscope de 40 jeunes femmes en planches 20 & 21, la reproduction de l'affiche d'une inauguration, des cases de la largeur de la page montrant le paysage naturel dans la région (planches 50 & 51), la représentation d'une communauté en train de danser utilisant deux pages (planches 52 & 53) en format paysage (il faut tourner la BD d'un quart de tour), un mode de dessin passant à une figuration très simplifiée pour la cérémonie des remerciements (planche 58) avec des individus portant un masque intégral d'aigle, des représentations d'individus comme collées sur une page sans aucune bordure (planches 70 & 71), la reproduction de peintures rupestres (planche 75), une photographie tout juste retouchée, 4 planches dessinées par deux bédéistes locaux, etc. S'il est familier des ouvrages de Baudoin, le lecteur retrouve ici toute sa liberté formelle dans sa façon d'envisager une narration en bande dessinée.



Par rapport à ses attentes, le lecteur se rend compte qu'il ne contemplera pas les portraits réalisés par les deux artistes, juste quelques facsimilés de petite taille, pour une partie des personnes accostées. Lors du prologue, les deux auteurs placent leur carnet sous le thème de la violence subie par les populations et en particulier les femmes, et sous celui des migrants. Au début du séjour au Mexique, ils commencent par rendre visite à Florence Cassez, ressortissante française, alors accusée d'enlèvement, séquestration, délinquance organisée et possession d'armes à feu et de munitions à l'usage exclusif des forces armées, et condamnée à 96 ans de prison, ramené à 60 ans en 2009. Les auteurs évoquent à la fois des éléments culturels, et des événements d'actualité, comme l'écrivain Roberto Bolaño (1953-2003), Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, Paco Ignacio Taibo II (écrivain, militant politique, journaliste et professeur d'université hispano-mexicain, auteur de roman policier), ou la peine de prison de Florence Cassez, l'intervention de Nicolas Sarkozy pour la faire libérer, les unes du quotidien relatant le nombre de tués durant la nuit. Ils exposent quelques éléments de géopolitique comme les maquiladoras, les tentatives d'immigration clandestine pour passer à El Paso e l'autre côté du Rio Grande, un rassemblement des peuples premiers, le 6 novembre journée nationale de souvenir et de lutte contre les assassinats et les enlèvements de femmes.



Le lecteur accompagne donc les auteurs à la rencontre des personnes dans la rue, dans un bar, dans une maquiladoras, à suivre une personne ou une autre qui leur sert de guide. Il comprend que leur compréhension de la langue espagnole est un limitée, et qu'ils la parlent mal. Il apprécie qu'ils se montrent attentionnés pour expliquer où ils se rendent, quels sont les personnes qu'ils rencontrent, en quelques phrases courtes. Il assiste bien sûr à la proposition faite par les artistes aux personnes à qui ils s'adressent, en découvrant leur réponse quant à leur rêve. En cours de route, les auteurs apprennent qu'un journal national avait déjà effectué la même démarche : demander à des élèves de collège d'exprimer leur rêve pour leur vie d'adulte, et retourner les voir une dizaine d'années plus tard pour savoir ce qu'il en était advenu. Cela produit un effet de relativisation sur les rêves qui leur sont formulés. Cette forme de voyage et de prises de contact avec la population locale offre une vision très directe au lecteur. En découvrant les différents rêves ainsi exprimés, il y voit des besoins primaires, pouvant lui faire penser au premier étage de la pyramide d'Abraham Maslow. Cela a pour effet de révéler toute la force d'une observation formulée en cours de route : C'est si fragile et si fort une vie. Le ton n'est pas misérabiliste : les auteurs mettent en lumière la force vitale de chacun, cette énergie qui permet d'affronter chaque jour dans un milieu hostile où une mort arbitraire peut venir y mettre un terme, où le système socio-économique est défavorable à l'individu, entre insécurité, précarité, dans un environnement qui n'est ni stable ni prévisible, pétri d'anxiété et en crise. En découvrant certains témoignages, le lecteur sent les larmes lui monter aux yeux, l'émotion le prendre à la gorge. À d'autres moments, il est confondu d'admiration devant le courage banal et quotidien de l'un ou de l'autre, par la possibilité de vivre malgré tout.


Se rendre dans la ville la plus dangereuse du monde et demander aux habitants à quoi ils aspirent, en échange d'un dessin. Le lecteur se plonge dans ce carnet de voyage réalisé par deux créateurs et il découvre un témoignage beaucoup plus riche que ce à quoi il s'attendait : la liberté formelle de la mise en images, la simplicité du contact humain, les éléments de contexte présentés tout naturellement, une sensation déconcertante de toucher du doigt une des dimensions essentielles de l'existence, sans dramatisation larmoyante, sans se voiler la face. Une expérience de lecture d'une rare vérité, en toute honnêteté.



mardi 5 avril 2022

Double Masque - Tome 5 - Les Coqs

Le temps est venu de détruire nos masques.


Ce tome fait suite à Double Masque - Tome 4 - Les Deux sauterelles (2008) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il faut avoir commencé la série par le premier tome. Sa première parution date de 2011. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 46 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002. Tous les tomes ont été regroupés dans Double Masque - Intégrale complète en 2021 à l'occasion du bicentenaire de ca mort de Napoléon (1769-1821). Sur la quatrième de couverture, le scénariste a placé une citation de Jean-Antoine Chaptal (1756-1832) rapportant une anecdote sur le comportement de Napoléon, destructeur par habitude et par caractère. Il indique que ces anecdotes peuvent enrichir le contenu de ce volume en sachant que des milliers d'anecdotes de ce genre ne suffiront jamais à cerner ce personnage. Certains grands hommes, ou monstres de bel acabit, échapperont toujours au cadre.


Juillet 1804. Chute brutale de la température. Temps maussade. Ciel tourmenté. Une berline s'arrête sur les falaises de Bretagne. Le pays se débarrasse de ses espions, de ses comploteurs, de ses âmes damnées… Celle-ci l'est particulièrement. Il s'agit du sinistre abbé Sathanase qui fomenta avec Cadoudal un complot visant à éliminer le premier consul Bonaparte. Les deux soldats napoléoniens servant d'escorte font descendre l'abbé de la calèche, lui indiquant qu'il est libre. Mais l'un d'eux sort son pistolet pour l'abattre dans le dos, sur les ordres de Fouché. L'autre tire son couteau de sa botte et le plante dans le cœur du premier. Une troupe d'une dizaine de rebelles surgit de derrière les rochers, venant prendre en charge l'abbé : une embarcation l'attend en bas de la falaise pour lui faire traverser la Manche. Il refuse : le Sénat vient de proclamer l'usurpateur empereur des Français. Il y a pire : La dignité impériale sera héréditaire dans la descendance directe, naturelle et légitime de Napoléon Bonaparte, de mâle en mâle, par ordre de progéniture, et à l'exclusion perpétuelle des femmes et de leur descendance. Sathanase sait qui recruter comme allié à la capitale.



À Paris, en face de l'île de la Cité, devant une baraque sur pilotis, la Fourmi et ses hommes s'occupent de monsieur Lenormand qui les a trahis. Pour essayer de sauver sa peau, celui-ci indique que la personne qui est venue le trouver était une femme rousse, travaillant pour Fouché et s'intéressant la Fourmi. Ce dernier le remercie, et le fait jeter à l'eau pour qu'il se noie. Il sait que la jeune femme est surnommée l'Écureuil. Il va lui tendre un piège en profitant de ce que Lenormand a fourni comme information. Le lendemain en fin de journée, l'Écureuil et quelques hommes de Fouché sont en planque devant l'adresse où la Fourmi rend visite à mademoiselle Sophie pour bénéficier de ses faveurs. Cette dernière arrive en calèche mais n'en descend pas : c'est louche. L'Écureuil décide d'intervenir.


Nouvelle phase pour la série : après la conspiration de Georges Cadoudal (1771-1804) et l'affaire du duc d'Enghien, voilà que l'abbé Sathanase décide de retenter sa chance contre Napoléon Bonaparte dont le projet de se faire sacrer empereur vient d'être annoncé. Le lecteur s'attend à ce que le scénariste poursuive sur la lancée et mêle ses personnages fictifs à un événement historique. Il retrouve effectivement Napoléon Bonaparte présent dans 19 pages, Joseph Fouché (3 pages), Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (3 pages également). Dans ce tome, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) fait une apparition le temps de 3 pages. Alors qu'une des premières réunions sur les préparatifs de la cérémonie de couronnement a lieu, Napoléon passe en revue les grands de ce monde présents, chacun luttant pied à pied pour assurer ses prérogatives : Cambacérès, Murat, Beauharnais, Kellermann, Paisiello et Le Sueur, Talleyrand, et des grandes dames dont seul le prénom est mentionné, Caroline, Pauline, Hortense. Dufaux continue d'aménager les silences de l'Histoire comme bon lui semble, que ce soient les manigances de l'abbé Sathanase (personnage inspiré de l'abbé Wenborm), le projet de crime monté par Joséphine Fouché, et bien sûr la séquence de six pages au cours de laquelle Napoléon âgé de 12 ans (en 1781) reçoit la visite de la dame voilée qui lui attribue un masque et le somme de choisir un nom d'animal ou d'insecte. Il accorde également une grande place à ses propres personnages.



Le lecteur retrouve ainsi la Torpille (François), l'Écureuil (Camille de Lestac), la Fourmi, monsieur Lecanet, la préposée au Mont de Piété, et un ou deux personnages secondaires supplémentaires. Le lecteur ne regrette pas l'absence de Fer-Blanc, artifice narratif un peu désinvolte. Il revoit passer la dame voilée et ses masques. Il est un peu surpris de la longueur de la scène au cours de laquelle Napoléon se voit attribuer son propre masque : 6 pages, mais en fait celle où la Fourmi obtenait le sien dans le premier tome se déroulait sur le même nombre de pages. Il constate que le scénariste semble bien s'amuser à construire son intrigue en mettant en mouvement plusieurs personnages, chacun avec leur stratégie et leur objectif, la plupart incompatibles entre eux, et ne progressant pas à la même allure. Le lecteur se retrouve alors incapable d'anticiper comment les événements vont tourner, ce qui augmente le suspense. L'abbé Sathanase parviendra-t-il à convaincre un allié assez puissant pour nuire à Napoléon Bonaparte ? Ça peut sembler vain puisque que le lecteur connaît vraisemblablement les grandes lignes de la vie du grand homme, mais le scénariste donne l'impression de ne pas se sentir tenu par la véracité historique. Le projet criminel de Joséphine Fouché aboutira-t-il et avec quelles conséquences pour la Torpille ? L'Écureuil va-t-elle se laisser gagner par l'attirance qu'elle éprouve pour la Torpille, ou est-ce qu'elle ne pourra pas passer outre l'affront qu'il lui a fait subir ? Quel rôle vont jouer la préposée du Mont de Piété, les boîtes qu'elle recevait à la fin du tome 3 ? En outre, le lecteur commence à douter que le scénariste ait quelque intention que ce soit de fournir une explication à ces mystères, que son projet est plus de jouer sur les éléments non connus de la vie de Bonaparte, plus ou moins incarnés par la Fourmi.


D'un autre côté, impossible de résister au plaisir éprouvé à retourner auprès de ces personnages : François essayant de ne pas perdre pied face aux puissants, l'Écureuil cherchant à ne pas se compromettre, la Fourmi refusant de se laisser intimider ou de perdre sa position, Bonaparte essayant de donner un sens au masque blanc, tous bénéficient d'une réelle présence, d'une personnalité grâce aux dessins de Martin Jamar. Outre une narration visuelle précise et minutieuse, et des découpages de page classiques et efficaces, quel plaisir que de pouvoir voir chaque lieu par ses dessins. Le lecteur commence par sentir le vent et la pluie cingler son visage sur cette côte bretonne, avec ces rochers massifs, et il en profite pour prendre son temps et détailler la carriole et son attelage, ainsi que les uniformes des soldats napoléoniens. Il passe en coup de vent dans un salon où Napoléon Bonaparte écoute un officiel en tenue lui expliquer la nature héréditaire de la dignité impériale. Il s'arrête sciemment pour prendre le temps de se repaître de chaque détail du dessin en pleine page montrant une vue de l'île de la Cité depuis la berge opposée, en légère surélévation, avec deux mouettes volant au premier plan, un pont, des embarcations, une maison sur pilotis, Note Dame en arrière-plan. Une belle reconstitution historique, réalisée avec soin et minutie.



Par la suite, le lecteur monte les escaliers derrière l'Écureuil dans un immeuble de rapport. Il regarde Fouché en train de s'admirer devant un miroir en pied. Il assiste à une rencontre entre la Torpille et Lecanet sur un autre pont de Paris, avec les immeubles de part et d'autre de la Seine. Il se rend au Mont de Piété, où il attend avec tous les autres. Il regarde le fouillis qui règne dans le cabinet d'étude de Bonaparte. Il se retrouve sur les quais bas de la Seine sous les arches lors de l'entrevue entre Bonaparte et la Fourmi, puis dans la cour de l'école militaire de Brienne en 1781. Il regarde François alité dans une chambre sous les combles. Il entre avec Joséphine Fouché dans l'échoppe d'un apothicaire. Il attend avec un cortège dans une grande allée de Fontainebleau.il prend grand plaisir à assister à un spectacle de montreur d'ours. L'implication et le plaisir de l'artiste transparaissent à chaque page, dans la qualité et la clarté de chaque représentation, dans la volonté de retranscrire au plus juste et au plus précis, ces lieux et cette époque. Le lecteur en vient à se dire que le scénariste a peut-être construit son histoire dans le but principal de fournir à l'artiste des séquences qu'il prendrait plaisir à dessiner, et qu'il a lié ça avec les mécanismes conventionnels du genre romanesque.


Le sacre de Napoléon Bonaparte approche et le futur empereur souhaite résoudre un mystère lié au chef du crime organisé à Paris, auquel il est lié par un mystérieux masque dont chacun possède un exemplaire. Le lecteur n'est pas bien sûr que le scénariste sache où il aille avec les différentes composantes de son intrigue, mais elles constituent une trame de fond parfaitement adéquate pour l'artiste qui emmène le lecteur à cette époque et dans ses lieux avec une force de conviction enchanteresse.