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vendredi 20 avril 2018

Voleurs d'Empires, Tome 4 : Frappe-Misère

Il paraît que l'on égorge les honnêtes gens.

Ce tome fait suite à Un sale métier qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 1997, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.

À l'hiver 1871, Guillaume premier est proclamé empereur d'Allemagne dans la galerie des Glaces du château de Versailles, les prussiens défilent sur les Champs Élysées, la nouvelle Assemblée française désigne Adolphe Thiers comme chef du pouvoir exécutif de la République. Dans les rues, les parisiens continuent d'abattre les arbres des plantations d'alignement pour s'en servir comme bois de chauffage. Un ouvrier abat un arbre marqué d'un V majuscule, malgré l'avertissement d'un de ses camarades qui lui indique que cette marque signifie qu'il est réservé à Frappe-Misère, aux Voleurs d'Empires. Alors qu'il s'éloigne de Paris à bord de sa charrette avec ses compagnons, le bûcheron est rattrapé par Lévadé (le bras droit de Frappe-Misère) et sa charrette est stoppée par des hommes de main de Frappe-Misère.


Nicolas d'Assas et Anaïs sont les prisonniers de Frappe-Misère, dans une riche demeure. Il les a invités à partager sa table qui ne souffre pas du rationnement. Frappe-Misère exprime sa volonté de piller Paris, et de la détruire, par ressentiment personnel. Il explique à Nicolas d'Assas qu'il attend lui qu'il lui rapporte la bague d'Adélaïde Favier. Cette dernière est installée dans l'hôtel particulier parisien de son père, le comte Favier. Alors qu'elle cherche ses billes dans le jardin, sous la protection d'un grand iroquois, son père reçoit l'inspecteur principal Jalabert. Ce dernier lui fait part des exactions commises par le gang des Voleurs d'Empires. Répondant à une question du comte, il lui suggère de placer sa fille dans la pension Martinet, un établissement pour malades mentaux.

Ce quatrième tome s'ouvre avec une page consacrée aux événements historiques de l'hiver 1871, ceux-ci continuant d'avoir une incidence directe sur les protagonistes. Visiblement l'histoire personnelle de Frappe-Misère a été fortement impactée par des événements historiques pas encore explicités à ce stade du récit. De plus, le comte Favier (le père d'Adélaïde) reçoit dans ce tome la visite d'Adolphe Thiers, alors chef du pouvoir exécutif de la République française. Cette rencontre est cohérente avec l'importance du comte Favier dans les décisions concernant la conduite de la Ville de Paris, dans le tome précédent. Enfin, le lecteur a bien compris qu'une partie du récit va se dérouler lors de la Commune de Paris (du 18 mars 1871, au 28 mai 1871), et effectivement il assiste au départ de quelques personnages pour Versailles, où se replie le gouvernement. Comme dans les tomes précédents, Jean Dufaux peut se reposer sur Martin Jamar pour une solide reconstitution historique.


Les spécificités du média qu'est la bande dessinée permettent aux auteurs de faire vivre leurs personnages dans des reconstitutions historiques vivantes. Jamar assure l'authenticité des décors et des costumes en utilisant des références, telles que des ouvrages historiques, mais aussi les œuvres d'art (tableaux) de l'époque. Par la magie du dessin, il peut insuffler de la vie dans ces chefs d'œuvre académiques, et lier ces représentations picturales entre elles, y faire vivre les protagonistes du récit, dans une seule et même approche graphique. Comme dans les tomes précédents, le lecteur peut se délecter de la véracité minutieuse visuelle. Pour la page d'ouverture évoquant les événements historiques, ou plus loin quand 2 divisions de l'armée se dirigent vers Belleville et Montmartre pour y récupérer les canons qui y sont entreposés, l'artiste reprend les images connues de ces moments, en décalant le point de vue, ou en élargissant la perspective, pour qu'elles trouvent leur place dans la narration. Il peut montrer la confrontation entre les soldats et les insurgés sur la butte Montmartre, donnant ainsi vie à la scène. La bande dessinée permet de mieux intégrer l'exposé des faits historiques exigés par le scénariste, dans le récit, sous une forme cohérente avec le reste.

La minutie du travail de reconstitution de l'artiste comprend donc une part de projection des faits historiques à partir des archives du passé, ainsi qu''une représentation soignée d'éléments quotidiens et banals d'époque. Le lecteur a le plaisir de pouvoir reparcourir du regard l'aménagement floral du salon du comte Favier, ou encore la décoration intérieur du salon de Frappe-Misère, décrits dans le menu détail, des tapisseries murales, aux pièces de mobilier. Il constate également la qualité du travail de référence effectué par Jamar à chaque séquence. Ce tome comprend une scène sur les toits de Paris, avec un cheminement des plus périlleux. La représentation des cheminées, des ouvrages en maçonnerie et des toits en zinc est impeccable, permettant une qualité d'immersion du lecteur exceptionnelle. Loin de chercher à trouver des solutions graphiques pour éviter d'avoir à représenter les différents environnements, Martin Jamar met un point d'honneur à faire en sorte qu'ils soient bien visibles et consistants. Les scènes en extérieur permettent d'admirer les façades des immeubles haussmanniens, ainsi que celles des immeubles dont la construction est plus ancienne. Comme à son habitude, Martin Jamar impressionne par la richesse et la densité visuelle de ses cases qui conservent toute leur lisibilité. La mise en couleurs participe à cette lisibilité, tout en restant discrète, sans jouer sur des dizaines de couleurs différentes par case. Le lecteur peut ne pas y prêter attention, tout comme il peut le faire et en ressortir très impressionné par l'intelligence graphique de la hiérarchisation des informations visuelles.


Tout autant que dans les tomes précédents, Martin Jamar propose un spectacle d'une grande richesse, sans qu'il ne donne l'impression d'être figé. Les personnages disposent tous d'une apparence spécifique, et l'artiste fait preuve d'une réelle compétence en matière de direction d'acteur. Le bûcheron amateur s'emporte en agitant sa hache sous le nez de son contradicteur. Le comte Favier perd sa contenance en observant sa fille chercher ses billes (très particulières) dans le jardin. Le lecteur est impressionné par l'intensité du regard de Blette, le directeur auto-proclamé de la pension Martelet, ce qui lui rappelle la psychose obsessionnelle du personnage. Il est toujours sous le charme de la pureté angélique du visage de Madeleine d'Espard, en notant que ses postures attestent qu'elle a conscience de son charme et qu'elle s'en sert pour manipuler son interlocuteur. Il sourit devant les changements d'expression du visage de maître Rognard, passant de la certitude d'être maître de la situation à la déconfiture la plus totale. Il lui semble bien reconnaître le visage de Bernard Blier dans celui du personnage de Jalabert. Les talents de metteur en scène de Martin Jamar sont tout aussi impressionnants. Il passe de tableaux un peu figés pour l'évocation des faits historiques, à des placements de caméra et des suites de point de vue permettant de saisir l'enchaînement des mouvements, ou d'embrasser une scène dans sa globalité. Il compose ses prises de vue, avec des plans rapprochés ou très large en fonction de la nature de la séquence, saisissant ainsi des détails qui viennent enrichir l'ensemble : l'envol de corbeaux au passage d'une charrette, un squelette humain articulé dans un cabinet de docteur, les portraits de médecin accrochés dans l'escalier de la pension Martelet, les rats courant dans la chambre d'Adélaïde Favier.

Bien sûr, le lecteur est également impatient de découvrir la suite de l'intrigue. Comme dans chaque tome, Jean Dufaux lui en donne pour son argent. Alors même que le récit comprend déjà une riche reconstitution historique, ainsi qu'une évocation de la situation de Paris à la veille de la Commune, le scénariste gère une distribution significative de personnages, et en raconte plus sur l'entremêlement des différents fils de son intrigue. Il continue de tisser ces fils, entre Adélaïde Favier, Frappe-Misère et son homme de main Lévadé, Anaïs et Nicolas d'Assas. Le lecteur s'interroge sur les motivations de Frappe-Misère et les événements de son histoire personnelle qui l'ont façonné et qui le lient à la famille des Feray, en particulier Clémentine évoquée dans le tome précédent. Le scénariste met en place un suspense quant au devenir de Nicolas d'Assas et d'Anaïs. Le lecteur est accroché par le mystère que constitue la marque sur le torse de Nicolas, en particulier la manière dont elle a pu être appliquée. Il continue de regarder les manigances d'Adélaïde Favier que rien ne semble pouvoir arrêter, mais qui est loin d'être omnipotente, se demandant quelles seront ses prochaines actions. Il se rend compte qu'il développe une sympathie réelle pour Jalabert, commissaire principal essayant de continuer à remplir sa mission dans des temps plus que troublés. Il compatit à sa situation quand il déclare au comte Favier : Je combats le crime, je suis impuissant devant l'anarchie.


Jean Dufaux continue de raconter son récit en respectant la construction d'un roman du dix-neuvième siècle, sans oublier qu'il s'agit d'une bande dessinée. Il alterne différents lieux pour que le dessinateur puisse les montrer, et que le lecteur dispose d'une variété visuelle. Le lecteur passe ainsi des rues de Paris, au salon de Frappe-Misère, à la demeure de la famille Favier dont il visite plusieurs pièces, à la pension Martelet, et il découvre même le bureau de Jalabert. Le scénariste gère astucieusement sa distribution de personnages, pourtant assez volumineuse, de manière à n'oublier personne. Les premiers rôles (Nicolas d'Assas, Anaïs, Adélaïde Favier) apparaissent le plus dans ce tome. Toutefois, le lecteur peut côtoyer le temps de quelques cases les autres personnages secondaires de la série, comme Lévadé, Julien d'Havré, maître Rognard, l'indien d'Adélaïde. Il a même le plaisir de revoir le temps d'une page la charmante Madeleine d'Espard et le troublant capitaine Zoren. Dans ce tome, le scénariste ne se livre pas à une étude de caractère de ses personnages, privilégiant plutôt l'intrigue romanesque et les mystères cachés. Chaque personnage est défini par un trait de caractère majeur, sans plus de nuances. Ainsi Frappe-Misère est animé par la colère et un désir de vengeance. Il en va de même pour Adélaïde Favier. Le comportement de Nicolas d'Assas est guidé par la volonté de survivre, d'en apprendre plus sur son histoire personnelle (cette marque en forme de V).

Le lecteur se rend compte qu'il se passe beaucoup de choses en seulement 46 pages. Le scénariste sait intégrer de gros volumes d'information, sans que la lecture n'en devienne indigeste. Il aménage des temps d'échange d'informations, sous la forme de dialogues posés, tout en restant brefs. Il inclut plusieurs péripéties pour rester dans le registre de l'aventure : embuscade sur la route de Paris, visite inquiétante dans une pension pour aliénés, cheminement à haut risque sur les toits de Paris, etc. Il n'oublie pas la dimension horrifique incarnée par Adélaïde Favier, à commencer la nature réelle des billes qu'elle recherche, mais aussi ses fleurs de peau.


Ainsi la plupart des personnages sont prisonniers de leur histoire personnelle, sont victimes des circonstances imposées par les événements historiques et sont entraînés dans un système qui les dépassent. Le lecteur peut y voir une forme de description de la société de l'époque, dans son fonctionnement systémique. Le rappel des événements historiques permet de se faire une idée (ou de se rappeler) du comportement du gouvernement qui tente de maîtriser la situation, de mater le peuple de Paris, qui compose avec l'ennemi, et qui n'hésite pas à aller s'abriter à Versailles quand le peuple gronde. Ces événements sont autant de circonstances sur lesquelles les personnages n'ont aucune prise, ni aucune incidence. Jean Dufaux présente les faits sous un angle qui montre des responsables de pays se livrant à des guerres par soldats interposés, mais évoluant dans un autre monde. Ils sont désincarnés, comme des grandes forces de la nature insondables. Par contre leurs exécutants (Adolphe Thiers, le comte Favier) apparaissent comme des individus pour qui le peuple est une entité sans personnalité, un concept à manipuler. Dans ce système, les personnages sont ballotés au gré des soubresauts historiques, certains sachant en tirer parti, d'autres en devenant les victimes.


Ce quatrième tome présente un niveau de qualité identique aux 3 premiers. Le lecteur obtient la confirmation que l'intrigue a été pensée et structurée dans son intégralité dès le départ. Il voit que l'artiste reste investi planche après planche, pour une reconstitution historique d'une qualité exceptionnelle. Il prend le temps de savourer, de se délecter de l'intrigue, de ses rebondissements, des différents environnements, de l'évocation d'événements historiques, tout en étant entraîné par la savante mécanique du récit, pour une aventure imprévisible, haute en couleur, avec suspense et frissons garantis.


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