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mardi 17 avril 2018

Les Voleurs d'empires, tome 1

Le temps n'est plus à la pitié, Nicolas. Mais à la sauvagerie. Chacun pour soi, désormais.

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 1993, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.

L'histoire s'ouvre avec un cavalier squelette en habit de militaire qui avance sur une route de campagne qui va de Versailles à Moussy-en-Josas. Les paysans qui le croisent ne le voient, mais perçoivent son aura. Il rejoint une femme rousse au pied d'un arbre, à laquelle il promet 5 ans pendant lesquels personne ne pourra venir à bout de son obstination. Trois jours plus tard, le 18 juillet 1970, Madame Froidecoeur accueille un nouvel élève dans son pensionnat : Nicolas d'Assas, accompagné par sa tante Madame Paillavat. Elle vérifie que la somme versée est satisfaisante. Le jeune homme ressort pour faire ses adieux à sa tante. Une fois la voiture à cheval partie, il essuie les quolibets et les moqueries des pensionnaires, celles de Madeleine d'Espard en tête qui se moque également de sa façon de se vêtir. Il ramasse le mouchoir d'Anaïs, une autre pensionnaire.

Madame Froidecoeur tient une réunion dans son bureau avec trois professeurs : monsieur Klopz (professeur d'allemand), monsieur Beauchamp (professeur de français) et monsieur Jaumard. Ils évoquent la situation politique du pays, et la guerre imminente contre la Prusse. La réunion prend fin quand une servante arrive avec le plateau du repas de la pensionnaire de la chambre 27. Madame Froidecoeur se charge elle-même de le porter à l'étage, en empruntant une porte dérobée (un panneau pivotant de la bibliothèque de son bureau). Elle monte par un escalier raide, envahie par les toiles d'araignée et la poussière. elle constate que la chambre 27 est infestée de rats.


La couverture, la première séquence et la quatrième de couverture ne laisse pas planer de doute : ce récit s'inscrit dans la réalité historique de l'époque, à la fin règne de Napoléon III. À plusieurs reprises, des personnages commentent sur les événements et les nouvelles du jour : les députés votant les crédits nécessaires à la guerre, Otto von Bismarck préparant l'Allemagne à la guerre, la débâcle des français, le siège de Metz (du 20/08 au 28/10/1870), la bataille de Sedan (01/09/1870), la captivité de l'empereur au château de Wilhelmshöle, près de Kassel, etc. Jean Dufaux ne fait pas semblant en se contentant de citer quelques dates ; il fait en sorte d'inscrire son intrigue dans l'Histoire contemporaine du récit. Le lecteur est convaincu par les faits évoqués, même s'il se demande quelle sera l'ampleur de l'incidence du contexte historique sur le déroulement de l'intrigue. Il y en a quelques conséquences dans ce premier tome, comme l'agressivité des élèves du pensionnat vis-à-vis du professeur Klopz, et de l'incertitude de la directrice Froidecoeur quant à maintenir son établissement ouvert ou à renvoyer les élèves chez eux.

Cette dimension de reconstitution historique est rendue encore plus prégnante par l'approche visuelle de Martin Jamar. Lors d'une interview en début de parution de la série, Jean Dufaux expliquait qu'il avait le beau rôle pour raconter l'histoire, car il lui suffit de dire ce que font les personnages, charge à l'artiste de le représenter. Or dans le cas de ce récit, l'enjeu est d'aboutir à une reconstitution historique fidèle et crédible, ce qui induit un travail de recherche considérable pour le dessinateur. L'exemple que prenait le scénariste était celui d'un personnage ouvrant un tiroir de commode, Jamar devant retrouver des modèles de meubles Second Empire, jusqu'à la forme exacte de la poignée. Effectivement cet artiste réalise des dessins de type descriptif, réaliste et détaillé. Dès la première page, le lecteur laisse son regard courir sur les vêtements des paysans et sur le lourd manteau du cavalier et de son bicorne. Tout au long du tome, il prend plaisir à détailler chaque vêtement : les gilets, les redingotes, les robes, les souliers, les cols de chemises, la coupe des pantalons, les cravates, les cols de robe, l'uniforme des soldats, les coiffes et chapeaux des dames, etc. Il peut également prendre le temps d'observer les camées, les médailles et les bagues.


De la même manière, le lecteur se projette avec facilité dans chaque lieu, tous représentés avec minutie. Le cavalier progresse sur un chemin de terre boueux, en lisière d'un champ cultivé et d'une forêt. Dans la deuxième case, le mur d'enceinte est représenté en faisant apparaître les pierres et le ciment qui le composent, avec une grille en fer forgé qui en ferme l'ouverture. Quelques pages plus loin, le lecteur a droit à une vue d'ensemble de la façade et l'architecture extérieure du pensionnat, dans un dessin méticuleux et soigné. Il est visible que l'artiste a effectué avec le même soin que pour tout le reste, le travail de recherche nécessaire pour représenter le modèle de voiture à cheval. Martin Jamar représente avec la même implication la cour intérieure du pensionnat, ainsi que son jardin, le lecteur pouvant observer le travail du paysagiste, du jardinier et identifier les essences présentes. Les aménagements intérieurs ont bénéficié du même degré de minutie et de souci de l'authenticité. Le lecteur laisse son regard errer sur les meubles et les accessoires du bureau de madame Froidecoeur, sur le sol en marbre, le papier peint et les cadres des parties communes, sur le bois brut de l'escalier qui mène à la chambre 27, les toiles d'araignée et les marques d'usure de cette partie dérobée de l'établissement.

La force de la narration visuelle des pages de Martin Jamar réside dans le fait qu'elles ne donnent pas l'impression d'être surchargées. Il y a bel et bien tous les détails relevés plus haut, pour autant l'histoire peut se lire rapidement. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut choisir de s'arrêter sur chaque case pour en observer chaque détail, ou il peut préférer en rester à l'impression générale et conserver un rythme de lecture rapide. Dans les 2 cas, il éprouve la sensation (pleinement justifiée) de plonger dans des environnements tangibles et concrets. Il peut se projeter dans les spécificités de chaque lieu. Les personnages présentent tous une apparence spécifique, à la fois par leur morphologie et par leurs traits du visage. La synergie entre le scénariste et le dessinateur saute aux yeux à chaque page, comme s'ils ne faisaient qu'un, ou s'ils avaient travaillé en étroite collaboration. La narration visuelle se met en phase avec celle du récit, pour des cases décrivant chacune une situation complexe et fournie. Cette osmose apparaît également dans plusieurs pages muettes (dépourvues de tout texte), racontant la scène avec clarté et précision, transcrivant une ambiance et un environnement avec conviction. Il en va ainsi de madame Froidecoeur ouvrant la porte dérobée de son bureau pour monter à la chambre 2 (page 10), ou de Madeleine regardant les cierges en page 30.


À plusieurs reprises, le lecteur s'arrête pour prendre un peu de temps sur une case, plus inattendue que les autres, rendant compte de l'étrangeté de la situation, de ce en quoi elle sort de l'ordinaire. La progression du cavalier à tête de mort frappe par son caractère mesuré et inexorable. L'avidité et la cupidité de madame Froidecoeur s'exhalent de la case dans laquelle elle compte les billets contenus dans une enveloppe. La rapacité méthodique des rats en train de manger un plat dans une assiette frappe le lecteur de plein fouet. La malice manipulatrice de Madeleine d'Espard établit son caractère égocentrique, simplement en la regardant prendre plaisir à mettre Beauchamp mal à l'aise. Une simple case dans laquelle Madeleine d'Espard pose un cierge sur un bougeoir suffit à provoquer un sentiment de voyeurisme déplaisant. Le lecteur se prend à détailler la case de la largeur de la page consacrée aux deux femmes en train de préparer la nourriture dans la cuisine du pensionnat, pour la minutie des détails.

En se plongeant dans ce premier volume, le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre. La couverture lui indique qu'il s'agit d'une bande dessinée historique et les premières séquences en fixent précisément la période : la fin du second empire à partir de la guerre de 1870. Néanmoins il s'agit d'une toile de fond avec une incidence limitée sur le déroulement du récit. La première séquence (celle avec le cavalier à tête de mort) inscrit également ce récit dans un second registre : celui du surnaturel. Il s'agit vraisemblablement de la Mort elle-même qui accorde une faveur à cette femme rousse qui n'est pas nommée, sans que la raison de cette faveur ne soit explicitée, juste sa nature. Par la suite, seule l'évocation de la pensionnaire de la chambre 27 renvoie à cet élément surnaturel, ainsi que dans une moindre mesure le comportement des rats. Cet élément surnaturel induit également quelques moments d'horreur en nombre réduit, mais qui pourraient également découler de l'action d'êtres humains banals. Le cœur du récit ne réside donc pas dans le surnaturel ou l'horreur.


En regardant cette histoire sous l'aspect des conventions de genre, il est également possible de la qualifier de récit de pensionnat mettant en scène la comédie humaine. La majeure partie du récit se déroule dans l'enceinte du pensionnat, et tourne autour des personnages que sont la directrice, les professeurs et 3 élèves. Il y est question des cours, de l'arrivée d'un nouveau, de la façon dont les jeunes femmes jaugent ce nouvelle arrivant, de relations charnelles entre une élève et un professeur, des revenus et du budget du pensionnant, des petits arrangements consentis par la directrice pour assurer la prospérité de son établissement. Jean Dufaux écrit également une comédie dramatique dans laquelle une belle jeune femme (Madeleine d'Espard) teste le pouvoir de son charme sur différents amants. Le lecteur observe un beau professeur en proie à ses désirs, un jeune homme plus réfléchi capable de prendre conscience de ses pulsions pour essayer de les gérer. Il se rend également compte que le scénariste a établi une distribution de personnages assez variée, allant de jeunes adultes à des individus d'âge mûr, qu'il s'agisse de la directrice, du professeur Klopz, ou du professeur Jaumard. Il se retrouve dans une position de sociologue observant ce microcosme interagir, se faire du mal, essayer de faire tourner la boutique. Jamar comme Dufaux savent insuffler une personnalité propre à chaque protagoniste, faire ressentir leurs émotions ou leur état d'esprit, chez le lecteur. Il ne s'agit donc pas d'un récit froid ou d'une narration clinique. Il y a quelques éléments comiques, comme les remarques sur les gâteaux de madame Froidecoeur.

Arrivé au terme de ce premier tome, le lecteur se rend compte qu'il était bien immergé dans sa lecture, et en même temps qu'elle lui laisse une impression d'incomplétude. Les dessins de Martin Jamar sont académiques et précis, sans être empesés et dévitalisés. La narration de Jean Dufaux est minutieuse et parfaitement soupesée, pour ne pas surcharger les cases de texte, tout en apportant des informations brèves au bon moment. Mais le lecteur a bien du mal à identifier un axe narratif principal. Il discerne les personnages de premier plan : madame Froidecoeur, la mystérieuse femme rousse, Nicolas d'Assas, Madeleine d'Espard, Anaïs. Par contre il ne peut savoir si les professeurs (Jaumard, Klopz, Beauchamp) auront une importance dans la suite, de même pour Julien, ou madame Pavaillat. En cela, il prend ce premier tome comme une introduction copieuse d'un récit de grande ampleur, ou le premier chapitre d'un roman. D'ailleurs Jean Dufaux établit une référence entre un des personnages (Madeleine d'Espard) et ceux de la Comédie humaine d'Honoré de Balzac, puisqu'elle est liée aux familles des Espard et des Negrépelisse. Cette référence semble constituer une indication quant à la nature du récit et l'ambition de l'auteur.

De fait, ce premier tome s'inscrit bien dans un registre à la croisée du roman historique et de l'étude mœurs. Au travers du comportement des personnages, le lecteur peut établir la distinction entre ceux qui doivent travailler pour vivre et ceux qui bénéficient de l'argent de leurs parents (les pensionnaires). Il peut aussi classer les personnages selon le critère de leur occupation : ceux qui sont installés dans la vie et qui font perdurer un système établi qui leur est bénéficiaire (les professeurs), et ceux qui ont encore tout à construire (les élèves). Il ressent pleinement le risque engendré par la guerre, de remise en cause de l'ordre établi, de bouleversements des positions sociales, l'issue des conflits étant totalement arbitraire pour chaque individu de la pension qui ne peut en rien peser dessus. Il peut aussi observer comment les puissants (à commencer par madame Froidecoeur à son échelle) abuse de leur pouvoir pour maintenir le statu quo (l'enterrement clandestin d'un des professeurs).


Ce premier tome est à prendre comme le premier chapitre d'un roman de grande ampleur, brassant des faits historiques, avec un élément surnaturel, dans une intrigue mêlant vengeance et troubles politiques. La reconstitution historique est épatante grâce à l'investissement minutieux et gracieux de Martin Jamar. L'histoire se met en place de manière très intrigante avec une richesse implicite qui récompense largement l'investissement de la lecture. Au travers des mouvements de l'histoire, le lecteur peut pressentir qu'effectivement des empires vont changer de main, dans des conditions qui relèvent peut-être du vol.


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