Rien, ce n'est pas rien ! - Raymond Devos
Il s'agit d'une bande dessinée de 62 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Christian Rosset dessinée Jochen Gerner, et mise en couleurs par Christian Lerolle. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.
Comme la collection l'indique, ainsi que son objectif, il s'agit d'une bande dessinée qui fait œuvre de vulgarisation sur le concept du minimalisme. Elle se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un avant-propos de David Vandermeulen de 4 pages, citant la formule Moins, c'est plus, et donnant pour exemple la tentative de modernisation de l'emblème de la Wallonie en 2013. Il s'en suit une première interview de 4 pages de Jochen Gerner, menée par David Vandermeulen, puis un autre de 5 pages de Christian Rosset, également menée par Vandermeulen, toutes les 2 sur le thème du minimalisme bien entendu.
La bande dessinée commence avec l'évocation de la vie d'Erik Satie, et sa composition intitulée Vexations en 1893, précisant qu'elle ne sera interprétée pour la première fois qu'en 1963 à New York sous la direction de John Cage, pour une durée de 18 heures, 10 pianistes se relayant. L'exposé évoque ensuite un tableau entièrement noir de Paul Bilhaud (1854/1933), puis des tableaux monochromes d'Alphonse Allais (1854-1905), à commencer par Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige. Il est ensuite question du recueil qui rassemble ces toiles monochromes : Album Primo Avrilesque: un livre pour rire.
Le discours des auteurs aborde alors de front la question de savoir si le minimalisme est né avec Erik Satie et Alphonse Allais. Le dessinateur fait d'ailleurs observer que si leurs œuvres peuvent être qualifiées de minimalistes, leurs vies sont marquées par les excès. Le scénariste prend acte de ce paradoxe, et continue d'égrainer différents artistes qualifiés de minimalistes, ainsi que leurs œuvres les plus représentatives : Robert Browning (1812-1889, poète), Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969, architecte), Frank Lloyd Wright (1867-1959, architecte), Le Corbusier (Charles-Édouard Jeanneret-Gris , 1887-1965, architecte), etc. La formule Less is more est citée.
La collection de la petite bédéthèque des savoirs a pris un parti risqué : développer un sujet de manière pédagogique, sans s'appuyer sur un récit. En ouvrant ce tome, le lecteur se demande bien comment les auteurs vont pouvoir mettre en bande dessinée un concept aussi ardu et touffu que le minimalisme. Dans un premier temps, il se retrouve pris à rebrousse-poil, avec ce qui apparaît être un texte continu, agrémenté de dessins intercalés, sans bordure de case, sans case, sans réelle lien de cause à effet d'un dessin à l'autre. En outre, l'auteur se lance dans une litanie d'artistes s'apparentant de près au minimalisme, mais aussi parfois de loin. Après Erik Satie et Alphonse Allais, le lecteur voit ainsi défiler rapidement Gustave Moreau (1826-1898), Henri Matisse (1869-1954), Sei Shônagon (966-1017, avec ses listes), Marcel Duchamp (1887-1968), Anton Webern (1883-1945), etc.
Malgré cette forme pas très ludique, le lecteur garde confiance parce que les auteurs ont déjà fait preuve de leur compétence dans d'autres ouvrages difficiles : Avis d'orage en fin de journée : Hantologie (2008), Éclaircies sur le terrain vague : Mise à nu (2015) pour Christian Rosset, TNT en Amérique (2002), RG : Renseignements Généraux : Lecture chromatique des aventures de Tintin (1929-1976), Hergé avec Emmanuel Rabu (2016), Boîte de vitesses (2015), Coloriage (2012) pour Jochen Gerner. Après quelques pages, le lecteur abandonne ses a priori et se rend compte qu'il s'agit d'une lecture facile, qui avance à un bon rythme, malgré sa forme déconcertante.
Christian Rosset (auteur) et Jochen Gerner (illustrations) ont conçu une interaction entre textes et dessins, qui ne relèvent pas de la bande dessinée traditionnelle, et peut-être pas du tout de la bande dessinée en fonction de la définition que peut en avoir le lecteur. La présentation repose avant tout sur le texte qui constitue un exposé ambitieux du minimalisme. Dans un premier temps, le lecteur éprouve l'impression que les dessins ont été rajoutés par la suite, avec des phylactères ou des légendes, pour apporter des respirations au texte. Par exemple, lorsque Christian Rosset cite un auteur ou un artiste, Jochen Gerner insère un buste de l'auteur ou de l'artiste avec un phylactère dans lequel se trouve la citation, pour une forme plus vivante. Lorsque le texte fait référence à une œuvre d'art plastique, l'illustrateur en réalise un facsimilé simplifié pour que le lecteur ait une vague idée de ce à quoi elle ressemble. Le premier effet de ces dessins est de rendre le discours plus vivant, le second est d'intégrer tous les artistes et toutes les œuvres dans un même style pictural, pour mieux retenir en quoi ils participent du minimalisme, sans que le lecteur ne s'attarde sur leurs spécificités. Ainsi les images font ressortir les similitudes, en atténuant les singularités.
Mais de page en page, le lecteur se rend compte que l'interaction entre textes et images est plus forte que de simples illustrations venant rompre la monotonie des lettres de l'alphabet. D'une certaine manière, les auteurs se montrent assez facétieux. Ils commencent par utiliser un dispositif très classique dans ce registre d'ouvrage : ils interviennent dans le discours pour poser des questions, Gerner représentant alors sa tête et celle de Rosset en train de parler, avec un phylactère pour la question. Cela a pour effet d'apporter plus de rythme au texte, introduisant un artifice qui relève de la narration. Le lecteur observe également qu'il y a d'autres têtes en train de parler qui interviennent de temps à autre. Il reconnaît Olive Oyl, la fiancée de Popeye, personnage créé en 1919 par E.C. Segar. S'il est familier de l'histoire des comicstrip, il identifie également Nancy, le personnage créé par Ernie Bushmiller en 1922, qui est lui-même un comicstrip relevant du minimalisme. Ils prennent même des exemples de minimalisme dans la bande dessinée, comme Charles M. Schultz (Peanuts), Brant Parker & Johnny Hart (The wizard of Id), bien sûr Georges Rémi (Hergé), et d'autres encore.
Au bout de quelques pages, le lecteur ne sait plus trop s'il s'agit d'une forme de texte illustré, ou d'une bande dessinée victime de déconstruction. Peut-être faut-il y voir les principes du minimalisme appliqués à la bande dessinée, dans une approche autoréflexive ? À des fins de lisibilité et de regroupement d'œuvres très hétérogènes dans un même univers graphique, les dessins sont très simplifiés, sans couleurs vives, réduits à la leur fonction de narration, de manière à ce que le message surgisse dans sa nudité. Le texte donne une impression similaire : une liste d'artistes minimalistes ou apparentés à ce mouvement, dans plusieurs domaines de l'art : musique, bande dessinée, romans, haïku, tanka, poésie, tableaux, films, chansons pop (y compris le rap et la techno), etc. Le lecteur voit donc encore défiler de nombreux artistes dans une liste qui semble ne jamais vouloir connaître de fin : La Monte Young, Terry Riley, Philip Glass, Lewis Carroll (1832-1898), Kazimir Malevitch (1978-1935) peinture, carré blanc, Robert Rauschenberg (1904-2008, artiste qui gomme et efface les œuvres d'un autre), Yves Klein (1928-1962, le bleu YKB), Ellsworth Kelly (1923-2015), Jacques Tati, Robert Bresson, Yasujirō Ozu, Aki Kaurismäki, Andy Warhol, Georges Brassens, Brian Eno, Hokusai, et encore beaucoup d'autres.
Étrangement, cette présentation sous forme d'énumération n'est pas lassante. Son premier effet est d'inclure le lecteur. En effet, même s'il n'a pas d'inclination ver le minimalisme, il se rend compte qu'il y a été exposé au travers de différents média, et même des slogans publicitaires, tel celui pour Mir. Le deuxième effet est de réussir à restituer toute l'ampleur de de ce courant qui n'est pas encadré par un ou deux théoriciens, ou même un groupe de penseurs. De page en page, le lecteur apprécie cette diversité qui semble infinie, qui constitue une ouverture sur le monde l'art aussi bien élitiste que populaire. La force de la présentation des auteurs est de savoir mettre à chaque fois en évidence, en quoi la démarche de tel ou tel artiste relève d'une de nombreuses formes de minimalisme. Au travers de tous ces exemples, ils montrent également en quoi le minimalisme comprend une forme d'exigence et de discipline, pour ne pas succomber à la tentation d'ajouter ou d'utiliser des moyens plus sophistiqués. Le lecteur peut être tenté de s'agacer de cette approche inclusive qui va chercher des exemples dans tous les domaines de l'art, y compris ceux considérés les moins nobles, ou au contraire il peut se réjouir de cette approche globale qui n'exclut pas. Le lecteur finit par percevoir en quoi les œuvres qui semblent relever le plus de l'imposture (un tableau monochrome, un tube au néon dans un coin) constituent un accomplissement relevant d'une démarche artistique exigeante et conceptuelle.
Avec ce volume de la petite bédéthèque des savoirs, Christian Rosset & Jochen Gerner ont réalisé une bande dessinée à nulle autre pareille dans la forme, où les textes et les dessins dialoguent dans une forme originale, lui donnant un rythme vif, sans être frénétique. Ils réussissent leur pari de donner une vision inclusive du minimalisme, débarrassée de tout élitisme, tout en étant très cultivée et facétieuse.
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