D'ici à ce que la peinture revienne à la mode…
Il s'agit d'une bande dessinée de 56 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Nathalie Heinich, dessinée Benoît Feroumont, et mise en couleurs par Sarah Marchand. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.
Comme la collection l'indique, ainsi que son objectif, il s'agit d'une bande dessinée qui présente et explique ce qu'est le métier d'artiste contemporain. Elle se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un avant-propos de David Vandermeulen de 5 pages, très en verve. Il commence par évoquer la représentation de l'art contemporain dans 2 épisodes de la série télévisuelle Columbo, l'un de 1971, l'autre de 1975, pour une caricature bas du front de l'art contemporain, incarnant son rejet par une partie significative du public, et même de quelques artistes. Ce phénomène est désigné par le terme : la querelle de l'art contemporain. Il situe la rupture dans les ready-made de Marcel Duchamp (1887-1968), et en particulier sa célèbre fontaine (un urinoir renversé). Il évoque le paradoxe de ce désamour, et de l'affluence record pour la rétrospective Jeff Koons (plasticien, né en 1965) au Grand Palais en 2014. Il souligne encore la défiance du milieu artistique vis-à-vis d'une approche sociologique de leur pratique. Enfin il introduit la bande dessinée en elle-même.
La bande dessinée s'ouvre avec la mise en scène de Nathalie Heinich donnant une conférence sur les artistes contemporains dans une école de beaux-arts en province. Elle commence par expliciter la rupture de l'art contemporain d'avec l'art moderne, en particulier l'abandon des supports traditionnels comme la peinture ou la sculpture. Elle indique qu'en une génération le nombre d'artistes inscrits à La Maison des Artistes a triplé en une génération. Elle évoque ensuite la carrière des jeunes gens fraîchement diplômés qui constituent son assistance, par le biais de la trajectoire professionnelle de 3 exemples : Anatole peintre moderne, Jules artiste contemporain porté par les institutions, Edmond artiste contemporain rencontrant un début de succès international.
La collection de la petite bédéthèque des savoirs a pris un parti risqué : développer un sujet de manière pédagogique, sans s'appuyer sur un récit. En ouvrant ce tome, le lecteur découvre l'introduction très riche de David Vandermeulen qui explicite les tenants et les aboutissants de la situation de l'art contemporain avec une concision remarquable et une franchise décoiffante. Le lecteur commence ensuite la bande dessinée proprement dite, et il se retrouve un peu décontenancé s'il est familier de cette collection. En effet, elle commence bien comme il s'y attend, c’est-à-dire par une mise en scène de l'auteur, dans une mise en abyme ingénieuse, s'adressant à un auditoire dans une classe en amphithéâtre, comme si le lecteur était lui-même assis dans les gradins. Mais au bout de 5 pages, le lecteur fait la connaissance de 3 personnages qui vont incarner 3 situations sociales et 3 carrières différentes d'artiste contemporain. En cela, l'auteur aménage à sa sauce le principe de la série qui veut qu'il ne s'agisse pas d'une fiction.
D'un autre côté, le caractère d'Anatole, Jules et Edmond n'est pas très développé. Le lecteur les retrouve à 6 occasions, alors qu'eux-mêmes se retrouvent ensemble pour des expositions des œuvres de l'un d'entre eux, après 1 an, puis 2 ans, puis 3 ans, puis 5 ans, puis 7 ans, puis 9 ans, dans différents endroits du globe. À la fois, Heinich et Feroumont utilisent le dispositif classique de se mettre en scène pour expliquer certains points au lecteur, à la fois ils trichent un peu en montrant la trajectoire de vie de ces 3 artistes fictifs, créés pour l'occasion. Cela rend la lecture beaucoup plus agréable et rapide. Le dessinateur réalise des dessins simplifiés, avec des contours de forme un peu arrondis, très agréables à l'œil, tout public. Il n'inclut pas beaucoup d'informations visuelles dans les cases, s'affranchissant de dessiner des arrière-plans dès que la séquence passe sur le mode discussion entre les 3 personnages.
Les différents personnages sont éminemment sympathiques, ne serait-ce que parce qu'ils sourient régulièrement et que leur langage corporel est très expressif. La scénariste insère un peu d'affect dans leur propos, ce qui finit par faire regretter au lecteur qu'ils n'existent pas plus, qu'il ne soit pas possible d'en apprendre plus sur leur vie privée, à commencer par leur relation avec leur conjointe (car il s'agit de 3 hommes). Benoît Feroumont leur affecte 3 styles vestimentaires (et capillaires) distincts. Il étoffe les décors quand la séquence le rend nécessaire, ne serait-ce que pour savoir où les 3 personnages se trouvent. Il sait transcrire l'apparence de personnages historiques comme Vincent van Gogh (19853-1890) pour qu'ils soient immédiatement identifiables. Le lecteur peut trouver que la mise en images du scénario est simplement fonctionnelle, toutefois elle présente plusieurs qualités. Elle est très claire, elle rend les personnages attachants, elle ne se met pas en avant au détriment du discours. Elle fait même plus cela puisque la narration visuelle donne l'impression d'un récit à ce qui reste bien dans le fond un exposé. En fait elle donne une fluidité et une facilité de lecture remarquable à une présentation que l'on aurait pu craindre austère, ou artificielle du fait de la fiction que sont ces 3 artistes. Benoît Feroumont est un auteur de bande dessiné accompli, ayant à son actif des œuvres comme Le Spirou de ... - tome 9 - Fantasio se marie (2016), Gisèle & Béatrice (2013), ou Le royaume (depuis 2009)
De la même manière que le ressenti des dessins peut paraître un peu léger, l'histoire peut aussi paraître superficielle. En fait il faut que le lecteur fasse un petit effort pour se distancier de cette impression de récit, et pour se rappeler qu'il s'agit bel et bien d'un exposé. Il n'y a pas à douter de la compétence de Nathalie Heinich sur le sujet, puisqu'elle est l'auteure Le paradigme de l'art contemporain : Structures d'une révolution artistique et que l'introduction de Vandermeulen établit ses références de sociologue professionnelle. À nouveau, l'impression de légèreté et de faible densité provient de la forme retenue, à savoir la mise en scène de 3 personnages (Anatole, Jules et Edmond). Lorsqu'ils sont mis en scène, les dialogues sont naturels, sur la base de courtes phrases, donnant une impression d'échanges entre individus. En fait, il faut que le lecteur feuillette à nouveau la bande dessinée pour prendre conscience que Nathalie Heinich est mise en scène à plusieurs reprises (au moins un quart de la pagination) et que ses phylactères sont alors beaucoup plus copieux, comme ceux d'un exposé oral. Elle répond également à quelques reprises aux questions posées par l'avatar de Benoît Feroumont.
En prenant un peu de recul, le lecteur se rend compte que cette bande dessinée à parfaitement rempli son objectif : expliquer ce qu'est la vie d'un artiste contemporain par l'exemple. Cette bande dessinée montre bel et bien ce qu'est un artiste contemporain d'un point de vue sociologique, comme il s'intègre dans la société française, mais aussi internationale, et quels sont ses choix de carrière. L'auteure ne porte pas de jugement de valeur sur les œuvres produites. Elles ne sont en effet que vaguement évoquées, sans précision sur le projet artistique de chacun des 3 personnages. Elle ne réalise pas une critique de leur démarche artistique, ou des réactions des différents publics. Il ne s'agit pas non plus d'une approche économique du marché de l'art contemporain. Du coup, le lecteur ressort de sa lecture un peu frustré, pas tout à fait rassasié par une présentation aussi simple. S'il avait dû répondre, avant de lire cet ouvrage, à la question de ce qu'est un artiste contemporain, d'où il vient et ce qu'il fait, il est vraisemblable qu'à moins de s'y être déjà intéressé, il en aurait été incapable. Alors qu'après sa lecture, il peut articuler plus de 3 phrases intelligibles pour y répondre. En outre, l'auteure explique de manière claire et concise ce qu'est l'art contemporain, et la différence d'avec l'art moderne.
En fait ce sentiment de trop peu ou de d'insatisfaction provient d'une autre origine. En y repensant, le lecteur se dit qu'il trouve sa source dans la dimension analytique de l'introduction. Le propos de David Vandermeulen ne se contente pas de passer les plats pour mettre en valeur la bande dessinée à suivre. Il réalise une mise en perspective pénétrante de la question de l'artiste contemporain, en se basant sur l'ouvrage de Nathalie Heinich. Par comparaison, sa remise en cause de la nature de l'art amène à une définition de l'art contemporain plus riche que celle contenue dans la bande dessinée. Ses remarques sur le rapport entre le monde de l'art et les sociologues établissent une dynamique d'affrontement qui ne se retrouve pas dans la bande dessinée. Enfin son observation sur les intermédiaires (galeristes, curateurs, commissaires-priseurs), également tirée de l'ouvrage d'Heinich, laisse supposer un développement ultérieur sur ce thème, mais qui ne vient pas dans la bande dessinée. Finalement le sentiment de manque, voire de frustration, provient d'une introduction très analytique qui donne à penser aux lecteurs que ces différents points bénéficieront d'un développement dans le corps de l'ouvrage, alors que ça n'en est pas le sujet, que ça ne relève pas d'un ouvrage de vulgarisation.
Dans un premier temps, cet ouvrage laisse un goût de trop peu au lecteur. Pourtant il accomplit bien la tâche assignée, à savoir de présenter ce qu'est un artiste contemporain d'un point de vue sociologique. L'élégance de la narration tant pour les images que pour l'exposé donne l'impression d'une facilité découlant d'un propos simpliste, alors que l'œuvre de vulgarisation est bel et bien accomplie. Peut-être que pour mieux savourer ce tome, il convient de lire l'avant-propos de Didier Vandermeulen, après la bande dessinée, comme un texte offrant un regard analytique pénétrant et constituant une ouverture faisant ressortir toute la richesse de ce thème.
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