L'histoire ne fait pas de détail lorsqu'elle avance à trop grands pas.
Ce tome fait suite à La semaine sanglante qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 2002, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.
Le récit reprend en mai 1871, c’est-à-dire directement à la suite du tome précédent. Dans l'église Saint Laurent (Xe arrondissement), Victor Hugo retrouve monsieur de Mancé sur un banc. Il évoque le fils de Mancé, puis lui demande de l'aide pour permettre à une jeune femme (Anaïs) et à son fiancé de quitter Paris, en lui procurant des papiers et un itinéraire. Monsieur de Mancé accepte. Alors que leur conversation se termine, des fédérés en armes et en habits entrent et embarquent les prêtres comme otages. Il est vraisemblable qu'ils seront exécutés dans les 24 heures. Sur son lit de mort, le vicomte de Val a remis un pli à son serviteur Pascal pour qu'il aille l'apporter à Paris, contre récompense.
Les forces de l'armée régulière ont pénétré dans Paris et reprennent les rues une à une aux communards. Lesdits insurgés boutent le feu à la ville détruisant de nombreux bâtiments. Par un effort de volonté incroyable, Julien d'Havré a réussi à gagner la cour de l'hôtel particulier des d'Espard. Il y est accueilli par Madeleine qui l'emmène dans un lit. Fortement diminué par ses blessures, Julien remarque qu'elle porte une bague à tête de mort, avec le N napoléonien. Elle récupère ses médailles. De son côté, Frappe-Misère a appris que les bombardements ont également frappé des cimetières. Avec l'aide de Lévadé, il va inspecter la tombe de sa fille.
C'est toujours un moment particulier que d'entamer la lecture du dernier tome (ou du dernier chapitre) d'une bande dessinée intense qui sort du lot. Le lecteur éprouve à la fois le regret qu'elle finisse, le plaisir de l'anticipation d'en connaître la fin, et l'inquiétude qu'elle ne soit pas à la hauteur. Pour la série des Voleurs d'Empires, il sait déjà que les auteurs resteront fidèles à leur narration. Il savoure à l'avance la reconstitution historique minutieuse de Martin Jamar. Il est pleinement rassuré dès la première page. L'architecture extérieure de l'église Saint Laurent est fidèlement reproduite, faisant honneur à son style gothique. Les vues de l'intérieur en imposent tout autant à commencer par les ogives de la nef. Le lecteur reconnaît facilement le type de chaise, ainsi que les prie-Dieu. La page d'après, il a le plaisir de pouvoir contempler la façade du bâtiment industriel des usines du Val. Au fur et à mesure de l'avancée des troupes versaillaises dans Paris, l'artiste en représente des vues époustouflantes. Cela commence dès la page 5 avec une case occupant les deux tiers de la page, montrant les bâtiments en flamme, à partir d'une vue du ciel.
Page 14, les cases mettent le lecteur au pied d'une façade haussmannienne. Page 18, l'armée versaillaise avance sur une barricade montée en pavés. Pages 25 & 26, un protagoniste surveille la capture d'insurgés dans les catacombes. Dans la page suivante, le lecteur assiste à la parade du général Gaston Alexandre Auguste de Galiffet, (1831-1909) le marquis aux talons rouges, surnommé le massacreur de la Commune. Dans la page suivante, il peut se rendre compte des dégâts causés à plusieurs bâtiments, par les bombardements et les incendies volontaires. Dans ces 3 pages, le dessinateur montre différemment la présence de morts, des ossements, des cercueils de fortune, des cadavres dans les rues. L'artiste assure pleinement sa fonction de narrateur intégrant de grandes quantités d'informations narratives dans ses dessins.
Le lecteur a également le privilège de pénétrer dans plusieurs intérieurs parisiens ou de province. Il laisse son regard parcourir la décoration intérieure de la chambre dans laquelle est alité Julien, celle du salon de l'appartement de Prosper Mérimée (1803-1870) pendant un cambriolage, l'un des salons de Versailles utilisé comme fumoir par les membres du gouvernement, ou encore l'intérieur bourgeois de monsieur de Mancé, en passant par son salon spacieux, les couloirs richement décorés, les tableaux accrochés au mur de sa chambre, la forme particulière du lit dans la chambre allouée à Anaïs & Nicolas, etc. Martin Jamar reste fidèle à son niveau d'exigence établi dès le premier tome. Il est hors de question qu'il diminue la minutie descriptive de ses planches, ne serait-ce que dans une seule case. Tout du long de ces 7 tomes, le lecteur a pu se délecter du perfectionnisme de cet artiste, de son implication totale dans une reconstitution historique authentique et étoffée.
Le lecteur retrouve également les caractéristiques de la forme narrative développée par Jean Dufaux dès le premier tome : un savant entrelacement de reconstitution historique et de roman du XIXe siècle. Comme dans les tomes précédents, Jean Dufaux ne se livre pas à un exposé sur la Commune de Paris. Il en évoque des éléments choisis, par ordre chronologique. Le lecteur voit donc d'autres prêtres raflés comme otages, des incendies volontaires provoqués par les communards, la capture de plusieurs communards au fur et à mesure de l'avancée de l'armée régulière, la parade du général Galliffet, et une page consacrée à l'état de la ville après la Semaine Sanglante, du 21 au 28 mai 1871. Le lecteur ne suit donc pas un cours d'Histoire, mais l'intrigue et le parcours des personnages sont indissolublement liés et dépendants des événements historiques. Victor Hugo refait une apparition qui n'a rien de gratuite, pour une interaction avec un personnage clé de ce tome. Le lecteur assiste à la déclaration de décès de Louis-Napoléon Bonaparte, effectuée par le médecin, ayant un rapport direct avec l'intrigue, et apportant un jugement de valeur sur son règne.
Jean Dufaux continue de faire usage des coïncidences bien pratiques, dispositif narratif habituel dans les romans. C'est ainsi que monsieur de Mancé accueille fort opportunément Anaïs et Nicolas, que la mort du père de Nicolas se produit de telle sorte à contrarier une révélation, que Julien d'Havré réussit à retrouver Madeleine d'Espard dans son hôtel particulier qui a été épargné par les pillards et les bombardements, que le duc de Feray retrouve sa fille Clémentine dans des circonstances les plus macabres possibles, ou encore que Nicolas d'Assas croise Joachim Hansmeyer par le plus grand des hasards. Arrivé au septième tome, le lecteur s'est accoutumé à cette spécificité narrative, et il ne peut que constater qu'elle permet d'apporter une clôture satisfaisante pour chaque personnage. Finalement, Jean Dufaux ne fait qu'assumer la nature fictionnelle de son récit, et se conformer à un mode narratif développé par les plus grands écrivains français, et qui a fait ses preuves. C'est à chaque fois l'occasion pour Martin Jamar de dessiner une dernière fois ces personnages. En voyant Julien d'Havré sur le lit de Madeleine, le lecteur se rend compte qu'il aurait aimé que ce personnage ait plus d'importance dans le récit. En voyant le sort réservé à Frappe Misère, il comprend par la force visuelle de la mise en scène du jugement de valeur porté sur les actes de cet individu qui n'a pas su dépasser son traumatisme, qui n'a finalement œuvré que pour son intérêt personnel. En contemplant le vicomte de Val sur son lit de mort, il éprouve toute la vanité et la solitude d'une vie passée à imposer sa volonté. En regardant Pascal (le bras droit du vicomte) attendre sa récompense face à monsieur de Mancé, le lecteur lit sa cupidité sur son visage, motivation triste et pathétique.
Le lecteur ressort donc pleinement satisfait de ce dernier tome, qui se termine par une épanadiplose narrative joliment troussée. À la fin de l'histoire, il dispose d'une idée précise de ce que deviennent les personnages. Au fil de ces 7 tomes, Jean Dufaux et Martin Jamar ont fait revive une époque, avec une qualité picturale qui donne l'impression au lecteur de se retrouver dans les rues de Paris, d'assister aux manifestations de la Commune, sans en être un participant actif, sans que les images ne la transforment en un grand spectacle déconnecté des individus. Ils ont pris soin de ne pas donner une vision angélique des actions des communards, et de montrer qu'il y avait aussi des profiteurs, à commencer par Nicolas d'Assas qui est en train de cambrioler l'appartement de Prosper Mérimée. Dans ce dernier tome, le scénariste a l'occasion d'exprimer un avis sur le bilan de la Commune. Il établit un constat sans appel sur le bilan, et le retour à la normale, c’est-à-dire au rétablissement de l'ordre au profit de la classe de la bourgeoisie et des dirigeants. Il montre aussi le prix payé par les classes ouvrières. À nouveau, les images ne sont pas sensationnalistes ; elles ne font que montrer l'état des rues et les cadavres. Lorsque le lecteur se rappelle des circonstances qui ont mené les parisiens à se soulever, exposées dans les tomes précédents, il peut se forger sa propre opinion. Dans l'introduction, Jean Dufaux exprime sa satisfaction d'avoir pu écrire sur ce moment de l'histoire, et son plaisir de voir que d'autres ont commencé à le faire revivre : Le cri du peuple de Jacques Tardi & Jean Vautrin.
L'ouverture du premier tome met en scène la mort sous la forme d'un cavalier, l'établissant comme l'un des thèmes de la série. L'épanadiplose permet de conclure élégamment sur ce thème et sur une ouverture. À sa manière plutôt élégante, Jean Dufaux donne ainsi son avis sur le grand vainqueur de tous les conflits armés, toutes les guerres. Il renvoie ainsi à une scène du tome précédent, où les chefs d'état payent le prix de leurs ambitions, avec le sang du peuple. L'auteur effectue là un constat à posteriori sur le coût des conflits, en évitant un ton sentencieux, et une prise de position facile du type y'a qu'à, faut qu'on. Il semble sous-entendre que cette soif de violence, ce mode de régler les conflits font partie de l'essence de l'humanité, sans grand espoir de l'éradiquer. Par contre, la fin du récit propose une alternative à l'échelle individuelle, une autre façon d'envisager les choses. À ce titre, la philosophie de Pascaline énoncée en bas de l'avant dernière page fait également écho au triste sort du vicomte de Val et de Frappe Misère, ayant choisi un autre objectif, une autre philosophie de vie.
Dans son introduction pour ce tome, et dans celle pour l'intégrale, Jean Dufaux confirme qu'il a souhaité parler de la guerre, et qu'à ses yeux, toute guerre, tout affrontement n'est qu'un vide. Il s'agit d'un autre mot commençant par la lettre qu'il aurait pu ajouter à ceux qu'il cite : Voleurs, Victimes, Victoire. En terminant ce récit, le lecteur s'aperçoit que ce thème sur la guerre est également présent au travers d'autres symboles comme celui des médailles épinglées par Adélaïde Favier. C'est à la fois la marque de ceux frappés par la mort, mais aussi de ceux qui se laissent aspirer par cette logique d'affrontement. Et c'est la marque dérisoire qu'il reste aux vainqueurs, des distinctions accordées à postériori, des petits bouts de métal, avec des rubans colorés. Jean Dufaux explicite également cette dimension des affrontements : la folie particulière et la folie générale, la fascination de la vérité apportée par le dérèglement, le désordre, la folie. Ce thème est peut-être plus délicat à appréhender dans le cadre de cette bande dessinée. À l'évidence, la guerre franco-prussienne et la Commune de Paris sont des événements qui provoquent ce dérèglement, qui induisent une folie aussi bien générale dans la société, que particulière pour les individus. Ce qui est plus difficile à appréhender réside dans le contrepoint à cette folie, ce qui représente la normalité. Les différents personnages sont les produits de leur époque, à la fois socialement et culturellement. Ils sont plutôt issus des classes aisées de la société, sauf peut-être pour les malades mentaux de la pension Martelet. Tous sont le jouet ou les victimes des événements historiques, sans aucune prise sur ces bouleversements. La normalité semble donc plutôt se situer dans leur état d'esprit vis-à-vis de la vie, dans une attitude et un état d'esprit tournés vers la construction vers la vie, plutôt que vers les émotions négatives et la destruction.
Cette histoire en 7 tomes constitue une lecture exceptionnelle méritant sa place parmi les joyaux de la bande dessinée francobelge. Il y a à la fois un véritable savoir-faire classique dans la narration : la dimension littéraire et le français élaboré, les dessins appliqués, minutieux, descriptifs pour une immersion inégalable. Il y a une ambition historique, romanesque et spirituelle qui amalgame harmonieusement ces différentes composantes. Jean Dufaux & Martin Jamar racontent avant tout une histoire délivrant un quota élevé de divertissement avec des séquences attendues (le soulèvement de la Commune et des séquences totalement inattendues (le voyage de Lévadé en province). Les auteurs prennent leur histoire très au sérieux et s'adressent à des adultes avec un investissement qui saute aux yeux à chaque page, à commencer par l'authenticité de la reconstitution historique, très exigeante en termes de recherches préalables. Ils font exister leurs protagonistes, avec une histoire personnelle qui influe sur leur comportement, et des défauts qui les rendent humains. Le lecteur plonge dans cette fresque épique, à dimension humaine, avec le souffle de l'Histoire, et une intrigue palpitante.
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