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mercredi 11 avril 2018

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 10 - Histoire de la prostitution. De Babylone à nos jours

Ni coupables, ni victimes de la prostitution

Il s'agit d'une bande dessinée de 61 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Laurent de Sutter, dessinée et mise en couleurs par Agnès Maupré. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.

Comme la collection l'indique, ainsi que son objectif, il s'agit d'une bande dessinée qui fait œuvre d'historisation de la prostitution. Elle se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle commence par un avant-propos de David Vandermeulen de 7 pages. Il commence par citer des extraits de Du mariage (1907) de Léon Blum. Il rappelle que ces idées assez en avance sur leur temps sur les relations sexuelles tarifées furent remises au goût du jour à l'époque de la libération sexuelle, à côté de celles de Wilhelm Reich (par exemple La fonction de l'orgasme) et d'Herbert Marcuse (par exemple Éros et civilisation). Il clarifie ensuite l'intention de l'ouvrage qui est de retracer l'évolution historique de la prostitution pour mieux la comprendre.

La bande dessinée s'ouvre avec la mise en application de la loi Marthe Richard du 13 avril 1946, rendant effective la fermeture des maisons de tolérance à compter du 06 novembre de la même année. La séquence suivante montre Marthe Richard intervenant à la tribune du Conseil de Paris et évoquant les taxes perçues par l'état pouvant s'élever jusqu'à 60% des recettes, ainsi que les conditions d'exercer des prostituées qui, entre autres, ne pouvaient sortir des maisons closes qu'à la condition d'être accompagnées. Par la suite, le récit revient en 1888 avec l'invention du terme de plus vieux métier du monde par Rudyard Kipling. Puis l'Histoire de la prostitution débute au deuxième millénaire avant notre ère, en Mésopotamie, avec le Code Hammourabi. L'exposé fait ensuite des arrêts lors de la Grèce antique, puis de la Rome antique, au moyen-âge, etc. Il se termine en 2013, lors d'une manifestation de rue du Syndicat du Travail Sexuel (STRASS).

La collection de la petite bédéthèque des savoirs a pris un parti risqué : développer un sujet de manière pédagogique, sans s'appuyer sur un récit. En découvrant l'avant-propos de David Vandermeulen, le lecteur comprend que son premier objectif est d'attaquer de front le consensus actuel de la condamnation morale sur l'existence de maisons closes, voire de choquer le lecteur pour qu'il prenne conscience de sa propre position vis-à-vis de l'activité de prostitution. Ensuite, il voit Vandermeulen justifie l'existence d'un tome consacré à la prostitution dans cette collection, répondant ainsi aux inquiétudes formulées lors de l'annonce de la mise en chantier de ce projet. Le lecteur comprend qu'il s'agit d'un sujet qui continue de susciter de vives réactions, au point que le responsable de collection doive se justifier.



Les auteurs ont choisi d'ouvrir leur bande dessinée par un moment emblématique : celui de la fermeture des maisons closes en France. Laurent de Sutter souligne la personnalité étonnante de Marthe Richard, et n'oublie pas de rappeler que cette loi n'interdit pas la prostitution en elle-même. Il évoque les caractéristiques de l'exercice du métier de prostituée avant ladite fermeture, et le lecteur découvre (ou se rappelle) le niveau de contraintes auxquelles elles étaient soumises, ce qui évoque une forme déguisée d'esclavage, et a le parfum d'un jugement moral qui colore la suite de l'exposé. En outre, le texte mentionne également l'existence de maisons moins prestigieuses que celles citées (One Two Two, Chabanais, Panier Fleuri, Grotte des Hirondelles, etc.), à savoir les maisons d'abattage dont le simple nom évoque des conditions de travail ignobles. Néanmoins cet ouvrage n'aborde pas les techniques et les compétences d'une professionnelle, il a bien pour objet l'histoire de la prostitution. S'il y a une forme de jugement de valeur, elle réside dans le fait que la population des prostituées constitue une frange à part des sociétés évoquées au fil des différentes époques, et qu'elles ont souvent été exploitées par la société, les conditions de travail n'étant pas évoquées.

Le lecteur est donc amené à (re)découvrir la plus vieille preuve officielle de l'existence du plus vieux métier du monde. Laurent de Sutter donne ainsi un point de repère tangible quant à l'organisation de la prostitution et sa reconnaissance au sein de la société, sa reconnaissance dans le cadre de l'organisation d'une société par un gouvernement établi. Le champ d'investigation étant déjà tellement large (4 millénaires de prostitution organisée), le lecteur comprend bien que l'ouvrage ne pouvait pas aborder les facettes techniques du métier. Même avec un champ d'investigation ainsi circonscrit, la lecture donne encore l'impression que le sujet est traité de manière superficielle. Dans le cadre de la faible pagination fixée, l'auteur a dû réaliser des choix drastiques. Il ne pouvait pas reconstituer une histoire de la prostitution à l'échelle mondiale, pendant quatre millénaires. Il a donc pris le parti de retenir quelques périodes et quelques localisations, en leur accordant un nombre de pages suffisant pour pouvoir dépasser les simples lieux communs.

Le lecteur peut ainsi découvrir les premières législations sur la prostitution et observer quel statut était réservé aux prostituées, l'auteur n'oubliant pas de glisser une courte phrase sur le statut des prostitués de sexe mâle dans la Grèce antique. L'exposé passe également par la renaissance italienne, le dix-huitième siècle à Madrid, le dix-neuvième au Japon et la fin de ce même siècle en Algérie. De Sutter ne peut s'en tenir qu'à ce saupoudrage qui ne constitue pas un historique à proprement parler, mais plus un échantillonnage à travers le temps et l'espace. Cette approche donne une impression étrange au lecteur : comme s'il s'agissait finalement d'une activité économique banale et historique, un mal nécessaire. Cette impression est renforcée par des déclarations choisies, à commencer par celle de Saint Augustin et de Saint Thomas. Avec ce point de vue historique, la dimension humaine des prostituées disparaît complètement, au profit d'une vision systémique, dépourvue de morale. Il est facile de critiquer le ton de l'exposé. Cependant Laurent de Sutter connaît son sujet ; il est l'auteur, entre autres, de Métaphysique de la putain (2014).

Cependant il faut que le lecteur fasse l'effort conscient de relever la phrase qui au détour d'un paragraphe indique que les prostitué(e)s ne sont considéré(e)s que pour leur valeur marchande (leur capacité à générer un chiffre d'affaires) dans le cadre d'un système économique qui ne met en place que 2 garde-fous : la médicalisation avec l'apparition de mesures hygiéniques, et la pénalisation des prostituées. D'une certaine manière, cette façon de présenter le sujet de l'histoire de la prostitution est le reflet exact de la manière dont les législateurs l'ont envisagé, conceptualisé et qui a guidé leur façon de légiférer, c’est-à-dire sans aucune considération ou prise en compte des professionnelles.



La mise en images d'un tel exposé relève de la gageure. Laurent de Sutter a choisi une forme d'exposé avec des pavés de textes imposants. Il insère de rares respirations, sous la forme d'une scène de dialogue à 8 reprises, ce qui reste très limité. Agnès Maupré se retrouve donc cantonnée à illustrer cet exposé, à créer des images qui viennent essentiellement égayer l'exposé écrit. Même si cet ouvrage se présente bien sous la forme d'une bande dessinée, c’est-à-dire des cellules de textes et des images le plus souvent délimitées par une bordure de case et juxtaposées les unes aux autres sous forme de bande, il s'agit essentiellement d'un exposé illustré découpé en cases. La dessinatrice est l'auteure de bandes dessinées comme Le journal d'Aurore et Milady de Winter. Elle détoure les personnages et les décors avec des traits de contours fins et un peu lâches, pour des formes parfois un peu grossières (pour les visages) et parfois esquissées. Cependant chaque case comporte une densité d'informations visuelles importantes, constituant une reconstitution historique tangible.

Le premier effet des dessins d'Agnès Maupré est donc de donner à voir l'époque évoquée par le texte, les lieux, les costumes, les différents intérieurs, ainsi que la luminosité. Elle habille ses dessins avec des aquarelles. Cette mise en couleurs conserve une légèreté aux dessins, tout en rendant compte de la luminosité et en introduisant des variations de nuances dans une surface ce qui leur confère du volume et de la texture. Le deuxième effet des dessins est de rendre le discours moins impersonnel. Le thème de l'exposé concerne l'histoire de la prostitution, les images permettent de ne pas oublier qu'il s'agit de personnes en chair et en os et de pratiques sexuelles. Il n'y a pas non plus de jugement de valeur dans ce qui est montré. Les traits un peu lâches et le regard porté qui est un peu distancié permettent d'ôter toute dimension érotique ou voyeuriste à la représentation de la nudité, aux tenues affriolantes, ou encore aux scènes de copulation. Il n'y a pas de doute quant à ce qui est représenté, sans qu'il n'y ait de gros plan anatomique. Il n'y a pas de malaise ou de tristesse devant ces actes tarifés, mais il n'y a pas non plus d'hypocrisie. Le lecteur est libre de projeter sa propre sensibilité sur ces activités, sur le caractère infamant, dégradant, pragmatique ou professionnel de la prostitution. Par contre, il ne peut pas se contenter de l'envisager que d'un point de vue d'une idée ou d'un concept. En voyant des représentations concrètes et assez chastes, il est obligé de confronter ses représentations, ses a priori à différents aspects de la réalité. De ce point de vue, Agnès Maupré réalise un tour de force en montrant, sans tomber ni dans la titillation racoleuse, ni dans le misérabilisme sordide.


L'avant-propos de David Vandermeulen établit le degré de sensibilité du sujet, et provoque le lecteur pour qu'il prenne conscience de ses propres a priori sur la prostitution. Les images d'Agnès Maupré viennent donner de la vie à l'exposé de Laurent de Sutter, trouvant une solution graphique élégante pour que les idées s'incarnent dans des situations concrètes, et que les prostituées ne soient pas les grandes absentes de l'ouvrage. Laurent de Sutter évoque la prostitution au travers de plusieurs exemples historiques, de la Mésopotamie à la France des années 2010, en leur accordant une pagination différente, de plusieurs pages à juste 2 cases. Dans le cadre du présent ouvrage de vulgarisation, il ne peut pas se livrer à une histoire exhaustive, à travers les époques et les pays du monde, ni établir un état détaillé de la situation actuelle, ni encore une analyse économique. De ce point de vue, le lecteur peut estimer que la promesse du titre n'est pas tenue. D'un autre côté, ces exemples permettent de faire apparaître les différences et les constantes dans la manière dont les sociétés réglementent et légifèrent ce métier. Par contre, il n'est pas question du volet criminel, ou de la condition sociale de la prostituée. Le lecteur apprend ou découvre beaucoup d'informations contextualisées dans chaque société, mais il se dit que le sujet était trop vaste pour un ouvrage de cette nature.

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