Le tronc est peut-être sec, mais il porte haut.
Ce tome fait suite à Frappe-Misère qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 1999, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.
Lévadé (le second de Frappe-Misère) s'est rendu à Moussy-en-Josas pour assister à la procession funéraire et à l'enterrement de la vicomtesse de Feray. Il demande à l'un des villageois observant la procession où il peut trouver madame Pavaillat. Ayant obtenu une réponse, il se rend chez elle et s'installe, sans gêne, dans sa cuisine pour prendre une soupe froide, en attendant son retour. Lorsqu'elle arrive, il lui pose des questions sur les origines de Nicolas d'Assas. La mort de la vicomtesse ayant délivré madame Pavaillat de son serment, elle s'apprête à lui raconter ce qu'il attend. Mais son cheval hennit dans l'écurie à côté, et elle lui indique qu'elle va le nourrir avant. Quelques instants plus tard, un coup de feu retentit.
Ayant pris congé de madame Pavaillat, Lévadé poursuit sa route, et sur un chemin de halage demande à un paysan, où se situent les usines de Val. Arrivant devant le bâtiment principal, il découvre le V des voleurs d'empire qui sert de monogramme à l'usine. Il est également très surpris de découvrir la nature de ce qui est manufacturé à l'intérieur de cette usine. À Paris, la guerre civile se prépare, avec l'installation de barricades dans les rues. À Versailles, Adolphe Thiers prévient le comte Favier que la ville va bientôt être bombardée pour qu'il ait le temps d'avertir et de faire évacuer sa fille Adélaïde restée à la capitale.
Jean Dufaux prend son lecteur par surprise en consacrant 18 pages à l'escapade de Lévadé hors de Paris. Il s'agit d'une mission que lui a confiée Frappe-Misère dans le tome précédent et qui doit permettre de déterminer l'identité des parents de Nicolas d'Assas, et peut-être pourquoi il porte la marque du V sur les côtes. Le lecteur apprécie de pouvoir prendre une bouffée d'air frais hors des murs de Paris, loin de la violence des affrontements de la Commune, qui menacent d'éclater d'une page à l'autre. Martin Jamar réalise des planches descriptives à souhait, toujours aussi magistral dans sa capacité à recréer une époque, et à la faire vivre. Le lecteur observe avec intérêt le prêtre, puis les sœurs portant une châsse, une autre portant un cierge, et enfin les porteurs du cercueil. Le petit village avec son église en fond de case est représenté avec une authenticité qui donne l'impression au lecteur de vraiment le voir. Dans la deuxième page, le lecteur voit une case rendant hommage aux glaneurs. Il peut observer dans le détail le mobilier de la cuisine rustique de madame Pavaillat. Cinq pages plus loin, il se promène avec plaisir sur le chemin de halage aux côtés de Lévadé à cheval.
Ce tome s'ouvre dans une atmosphère bucolique, mais aussi en plein mystère. Le lecteur se rend compte qu'il guette les réponses de madame Pavaillat concernant la mère et le père de Nicolas, craignant qu'elle ne rende son dernier soupir avant de ne pouvoir livrer la clef de l'énigme à Lévadé, qui en plus n'est pas révélée au lecteur. Ce personnage se dirige alors vers une nouvelle destination, en fonction de ce qu'il vient d'apprendre (que le lecteur ne sait toujours pas). La surprise est donc totale à la découverte des usines de Val. L'artiste fait encore des merveilles pour décrire la cour de l'usine, avec les ouvriers occupés à des tâches annexes. Avant cela il découvre une vue en plongée de l'usine depuis une hauteur où se tient Lévadé à cheval, avec les cheminées en brique rouge, et les panaches de fumées. L'intérieur du grand bâtiment est décrit avec minutie, en respectant les techniques de construction de tels types de bâtiment à l'époque.
Le lecteur va de surprise en surprise en tombant sur le sigle V utilisé dans un tout autre contexte. Il est encore plus étonné et aux aguets en se retrouvant devant le vicomte de Val. Il pénètre dans son salon richement aménagé, dans un style similaire à celui du comte Favier, avec de grandes plantes en pot, un tapis épais agrémenté de motifs géométriques, des fauteuils matelassés, des piliers avec des moulures, des tentures aux fenêtres, de beaux meubles marquetés. L'immersion dans cette époque révolue est totale, mais le lecteur se rend compte qu'il augmente sa vitesse de lecture. En effet le déroulement de l'intrigue s'accélère, et il souhaite découvrir plus rapidement les éléments d'informations.
Après cette escapade un peu bucolique, le récit revient à Paris, pour retrouver les autres personnages du récit : Nicolas d'Assas, Anaïs, Frappe-Misère, le comte Favier, Adolphe Thiers, Adélaïde Favier et son indien (ou son iroquois), Julien d'Havré, Madeleine d'Espard, le capitaine Zoren, Blette, le commissaire Jalabert. Le lecteur constate à la lecture que Jean Dufaux a réussi son pari de mettre en mouvement tous ces personnages dans une intrigue d''envergure, sans que l'histoire ne soit plombée par l'inertie d'une telle distribution. Le scénariste peut même se permettre de continuer d'étoffer la reconstitution historique avec les apparitions renouvelées d'Adolphe Thiers, mais aussi la participation de Gustave Courbet (1819-1877), et de Victor Hugo, ce dernier interagissant directement avec un des personnages du récit. L'évocation du déroulement de la Commune est l'occasion d'apercevoir rapidement Louise Michel (1830-1905), et d'autres femmes militantes moins connues comme Élisabeth Dimitriev, Victorine Brochon, Léonie Béra (André Léo). La présence de ces dames le temps d'une page ne s'apparente pas à l'étalage de la culture de l'auteur, mais bien à un hommage qui vient enrichir le récit se déroulant pendant la Commune. Les dessins de Jamar donnent au lecteur, l'impression de se trouver à Saint Germain l'Auxerrois, et d'entrevoir le visage de militantes dans l'assistance, dans une reconstitution crédible.
Alors même que le lecteur pourrait craindre un effet de papillonnage alors que le récit passe d'un personnage à l'autre, ou de variété artificielle, il n'en est rien. Chaque fois qu'il retrouve un personnage, il se rend compte qu'il attendait avec impatience de savoir ce qu'il était devenu, ou ce qui allait lui arriver, et que chaque séquence est dense. Il se doutait que le sort de Julien d'Havré ne serait enviable et il en a la confirmation. Néanmoins il apprécie la manière dont les auteurs le montrent incidemment. Le lecteur se sent plus perspicace en comprenant juste par les gestes de ce personnage qu'il avait raison sur son sort. Jean Dufaux et Martin Jamar ont développé une mythologie propre à la série, avec des leitmotivs que le lecteur reconnaît aisément, ce qui leur permet de se montrer moins explicites, de sous-entendre libérant ainsi de la place pour d'autres informations. Ainsi le lecteur comprend bien l'embarras de Julien d'Havré juste à ses gestes, pendant qu'il peut aussi observer les gestes de Nicolas d'Assas et de Madeleine d'Espard dans la même case, et que les dialogues peuvent se consacrer à apporter une autre nature d'informations. Parmi les leitmotivs de la série, le lecteur se rend compte en découvrant 2 apparitions du squelette portant un bicorne avec le monogramme de Napoléon qu'il les attend également avec impatience, pour essayer de mieux cerner ce qu'il représente. Il rend en particulier visite à un personnage historique qui n'est pas nommé, dans un magnifique bâtiment en briques rouges, avec un salon richement décoré, agrémenté de toiles accrochées aux murs, et 2 colonnades intérieures.
Le lecteur sait bien que le scénariste manipule ses personnages au gré des rebondissements qu'il a agencés, et en fonction de son intrigue globale. Néanmoins il n'éprouve jamais d'impression d'artificialité, d'événements survenant à point nommé, par la grâce de coïncidences bien pratiques. Les personnages agissent conformément à leurs motivations et à leur caractère. Jean Dufaux ne les pare pas d'une âme romantique ou exaltée, d'un altruisme impossible à croire. Par exemple, le capitaine Zoren poursuit son enquête sur les événements du pensionnat de madame Froidecœur qui a mené le commandant von W. à la folie. Sa ténacité l'a amené jusqu'à la pension Martelet et il est hors de question qu'il renonce. Le lecteur peut voir la confiance qu'il éprouve vis-à-vis de ses capacités, ainsi que la conviction d'agir en toute légitimité pour rétablir une justice vis-à-vis du pauvre commandant, pour maintenir une forme d'ordre. Son arrivée de nuit dans la cour de ladite pension offre l'occasion à l'artiste de montrer un établissement déserté par ses occupants, dans une lumière rougeâtre lugubre, faisant monter un sentiment d'appréhension irrépressible chez le lecteur qui perçoit ces éléments picturaux comme des avertissements. Avec cette séquence, il observe un individu conditionné par son éducation et sa position sociale, agissant sur la base des convictions qu'elles induisent, fonçant droit vers une force arbitraire, sans aucune possibilité de percevoir les signes avant-coureurs du danger qui le menace.
Petit à petit, le lecteur prend conscience que Nicolas d'Assas n'est pas non plus un héros classique. Il ne s'agit pas d'une révélation, mais d'un portrait qui se dessine petit à petit par ses actions, et aussi en comparaison du comportement des autres personnages. Alors qu'il a noué une relation amoureuse honnête avec Anaïs, cela ne l'empêche pas de profiter d'une belle occasion quand elle se présente, en cohérence avec le comportement de cet autre joli brin de femme dans le premier tome. Martin Jamar représente l'étreinte charnelle avec un soupçon de romantisme et un brin de nudité, tout en conservant un haut niveau de détails dans la description de la façade du bâtiment, de l'aménagement de la chambre et de la tenue vestimentaire de l'intrus. Nicolas d'Assas reste donc prêt à saisir les opportunités qui se présentent à lui et ne se lance pas dans une croisade morale pour redresser les torts. Malgré tout, il conserve sa position de personnage principal du récit, à la fois pour ses qualités, mais aussi parce qu'il est celui autour de qui tout l'intrigue semble graviter. Cela amène le lecteur à juger les autres personnages à l'aune du caractère et des actions de Nicolas d'Assas.
Le lecteur apprécie que la comédie humaine racontée par Jean Dufaux repose sur des personnages au comportement cohérent avec ce qu'il en a déjà vu. Il n'éprouve donc aucune surprise quant à la décision du comte Favier de laisser sa fille à Paris, décision basée sur la pérennité de sa renommée. Les dessins montrent un individu évoluant dans la haute société et dans les sphères du pouvoir, vivant dans un intérieur luxueux, ajoutant ainsi des éléments à sa personnalité. Le lecteur retrouve Blette, l'individu ayant pris la tête de la pension Martelet, et il éprouve un sentiment de satisfaction troublant à le voir agir conformément à ce que les tomes précédents sous-entendaient sur sa condition psychologique. Martin Jamar soigne alors ses expressions du visage ne laissant planer aucun doute sur son état d'esprit.
Ayant développé progressivement son intrigue pour qu'elle puisse prendre son envol tout en restant digeste, Jean Dufaux peut consacrer un peu de temps à d'autres personnages secondaires. Le lecteur commence ainsi à découvrir Lévadé sous un autre jour. Il constate qu'il ne s'agit pas d'un simple homme de main un peu zélé. Les dessins montrent un individu rigide et même un peu guindé, attestant d'un caractère rigoureux et froid. Les dialogues et son comportement font comprendre qu'il a lui aussi ses propres objectifs. Le lecteur ressent alors que chaque personnage qui apparaît dans le récit dispose d'une histoire personnelle susceptible d'être présentée au grand jour. La narration prend une dimension chorale qui dépasse le simple artifice pour pouvoir amener régulièrement de nouvelles révélations, car ces moments se focalisant sur un personnage secondaire servent autant à nourrir l'intrigue qu'à exposer sa personnalité. Il en est ainsi également pour le commissaire Jalabert. À la suite de ses premières apparitions, le lecteur l'avait catalogué comme un personnage secondaire un peu falot, vraisemblablement un policier consciencieux, mais incapable de se mesurer à l'intelligence de Frappe-Misère, ou même de voir clair dans le jeu du comte Favier. Qui plus est, Martin Jamar lui a donné une apparence de petit monsieur rondouillard au crâne dégarni, pas une caricature, mais un homme à l'air aussi insignifiant qu'inoffensif. Or, dans ce tome, les séquences dans où il apparaît le rendent plus consistant. Il n'est plus une quantité négligeable ou un simple artifice narratif, mais il acquiert lui aussi de l'épaisseur, une personnalité qui le rend attachant, grâce à sa méthode et son implication.
Ce cinquième tome permet de prendre la mesure de toutes l'ampleur de l'intrigue, de passer un moment détendant à la campagne, de se rendre compte de l'investissement émotionnel que l'on porte aux personnages mêmes secondaires, et de frissonner à la vue de l'histoire en marche. Le lecteur passe d'une promenade sur un chemin de halage paisible à l'occupation de l'Hôtel de Ville de Paris par le peuple de Paris en pleine guerre civile. L'intrigue se dévoile, étant nourrie de manière organique par ces événements, mettant en valeur des individus complexes.
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