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jeudi 29 septembre 2022

Léonard T49 Génie militaire

Après tout, comme le dit bien l’adage : propreté vaut politesse.


Ce tome fait suite à Léonard - Tome 48 - Mon papa est un génie (2017) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver car il est excellent. Les gags ont été écrits par Zidrou (Benoit Drousie), dessinés et encrés par Turk (Philippe Liégeois) et mis en couleurs par Kaël. Il contient vingt-et-un gags d'une à six pages. La première édition date de 2018.


Manu militarira bien qui manu Militarira le dernier ! Basile le disciple dort bien tranquillement dans son lit sous la couverture sur laquelle Raoul Chatigré dort également. Léonard le génie entre tranquillement dans la chambre, en habit militaire de colonel, accompagné par une ordonnance robot, téléguidé par un boîtier qui lui est relié par fil. Il lève sa badine et appuie sur un bouton : le robot lève son clairon et sonne le lever. Disciple est réveillé en sursaut et demande si l’invention du jour est le tapage diurne. Léonard répond qu’il s’agit de l’armée : elle est constituée d’une part d’officiers qui donnent des ordres stupides, et d’autre part de soldats qui obéissent aveuglément à ces ordres. Basile comprend qu’il va jouer le rôle du soldat. Il est temps pour le disciple de passer à la phase d’entraînement. - L’enclume des jours : dans l’atelier du génie, Mozza demande à son père adoptif ce qu’est le gros outil métallique massif aux formes bizarre. Un tabouret ? Une sculpture toute moche ? Une fausse dent de mammouth ? Léonard lui répond : une enclume, et il lui montre comment s’en servir. – Vous êtres tromblon pour moi ! Dans la cour de sa maison, Léonard est à la recherche de son disciple. Il l’appelle en regardant sa propre barbe tout en mentionnant que pour ses coupables roupillons, Basile a déjà élu des endroits que même le cerveau malade d’un scénariste sous amphétamines n’oserait imaginer !



Don Génieovanni : Léonard est sur une scène d’opéra et chante tel un ténor. Après avoir vanté ses propres mérites devant le miroir, il appelle son disciple. Basile apparaît sur scène, lui aussi s’exprimant en chantant, assurant qu’il sert la science et c’est sa joie tout autant que sa peine. – Le jouet de ses illusions : Léonard est en train de mettre au point la bombe à neutrons, avec l’aide apeurée du disciple, mais il est interrompu par Mozza qui vient lui réclamer la poupée qui rit, qui pleure, qui fait pipi au lit, qu’il lui avait promise. – L’école des femmes libérées : Mozza est en train de hurler qu’elle ne veut pas y aller, pendant que Léonard la traîne de force vers l’école, pour sa première journée. Bien évidemment, c’est le disciple qui porte le cartable. - Si ce n’est toi, c’est donc ta fraise : comme à son habitude, Léonard libère une décharge de tromblon sur la tête de son disciple, pour lui signifier son mécontentement, ou tout du moins sa légère irritation. Il a promis une surprise à Mozzarella si elle était sage à l’école, et il veut être à la hauteur des attentes de cette petite. – Sévices militaires : Basile est à nouveau tiré de son sommeil par la sonnerie du clairon. Léonard fait son entrée, plein de médailles accrochées sur sa barbe, il vient de se promouvoir lui-même général.


Ouvrir un nouvel album de cette série correspond à un horizon d’attente bien défini : Léonard inventant tout et n’importe quoi avec une bonne dose d’anachronismes, une narration visuelle enjouée avec une bonne dose d’exagération comique, et des personnages secondaires sollicités de manière chronique, ou faisant discrètement les pitres en arrière-plan, sans oublier les souffrances du disciple. Le lecteur retrouve tout ce qu’il est venu chercher à commencer par les inventions : armée, désertion, utilisation de l’enclume, opéra, châtiment corporel, bombe à neutrons, féminisme à l’école, sucette, service militaire, corvée de patates, poupée pour les filles, soldat-robot, tapette pour chat, fausse monnaie, grenades de tout type, table de jardin, concours d’invention, népotisme, bikini, canon à obus, lavage-auto, médailles militaires, désarmement, etc. Il note qu’il y a deux ou trois gags sans invention. Il remarque que le scénariste n’hésite pas à faire réinventer quelque chose qui existe déjà, comme l’armée. Il remarque également que Zidrou reprend son idée du tome précédent : un thème en fil rouge, ici celui de l’armée, tout en s’autorisant de ci de là un gag sans rapport. Il introduit quelques anachronismes comme prévu, le bikini ou la station de lavage-auto. Le thème du génie militaire s’avère irrégulier comme source de comique : d’une part parce qu’il s’agit d’une rétro-invention, d’autre part qu’il presque impossible de ne pas rester dans les lieux communs avec des gags très courts, ou même de quelques pages.



Aucune perte de temps : la première page rappelle au lecteur que Turk maîtrise le rythme du gag, le dosage de l’exagération comique, la mise en scène humoristique. Il suffit de regarder le lettrage : l’onomatopée Z correspondant au sommeil qui est sciée en deux par une scie dessinée dans le phylactère, l’arabesque heurtée dessinée par le son soudain et peu harmonieux du clairon. Par la suite, le dessinateur fait usage de ces graphies d’onomatopées avec la même pertinence et la même efficacité : deux cases remplies uniquement par des mots répétés, l’une par des TRANCHE, l’autre par des DÉBITE pour un travail à la hache, les BLAM explosifs du tromblon, le lettrage écrasé du BUNK lorsqu’une enclume heurte le sol, un VLAOUF avec une paire d’yeux au milieu du O, des CHHHHHH en caractères plus petits pour le chuintement d’une roquette, une suite de trois cases avec un énorme KROTCH dont les lettres s’interpénètrent, puis un PRESS avec également des lettres tassées, et enfin un PROTCH avec des lettres non alignées, etc. De temps à autre, le lettreur s’amuse également à l’intérieur d’un phylactère, soit avec un dessin remplaçant un mot ou une insulte, avec un mot en caractère gras pour signaler qu’il est hurlé plutôt que parlé, ou encore ce phylactère tellement plein à craquer que le début et la fin de chaque ligne se retrouvent tronqués par sa bordure pour évoquer le flot ininterrompu du papotage d’un conducteur de taxi.


Léonard se conduit conformément à sa personnalité ce qu’expriment bien les dessins dans ses postures pleines d’assurance et de détermination, souvent teintées d’autoritarisme, ce qui rend ses moments de surprise encore plus savoureux, par contraste. Impossible de ne pas éprouver d’empathie pour ce pauvre disciple, toujours dérangé dans ses moments de flemme, souvent serviable tout en ayant conscience que c’est à ses risques et périls, ses postures résignées, son regard parfois un peu benêt. Il n’y a qu’en présence de Mozzarella que son regard se fait courroucé ou exaspéré. Cette dernière est craquante, sans être niaise ou dépourvue de caractère, vraiment représentée comme une enfant et non comme une adulte miniature. Le scénariste ne colle pas de force dans tous les gags, ce nouveau personnage qu’il a introduit dans le tome précédent, mais la met en scène comme les autres personnages secondaires, comme Mathurine par exemple, qui est toujours aussi imposante par son physique, mais aussi par son calme. Bien évidemment, le lecteur de longue date guette l’apparition de Raoul Chatigré et de la souris Bernadette, sans oublier le crâne Yorick, pour être sûr de ne pas les rater. Il est fort aise de découvrir que le chat et la souris apparaissent également en bas de la dernière page de vingt gags, dans la marge du dessous pour une plaisanterie visuelle supplémentaire. 



Comme d’habitude, les personnages font preuve d’une énergie peu commune, que ce soit Léonard en plein tourbillon créatif, ou Basile confondant vitesse et précipitation pour accomplir les tâches d’arpète, déléguées par le génie. Le lecteur observe également la coordination entre scénariste et dessinateur, Zidrou concevant des gags dont certains fonctionnent sur une surprise ou une situation entièrement visuelle, bien sûr les blessures du disciple, mais aussi la réaction d’un personnage, ou la découverte de la nature de l’invention. De son côté, le scénariste respecte et met en œuvre les ingrédients originels de la série, que ce soient les inventions ou la maltraitance du disciple par Léonard. Dans le même temps, il apporte très discrètement des éléments nouveaux qui s’avèrent parfaitement intégrés. Il met en scène Mozzarella avec modération : elle n’apparaît que dans treize gags, et le plus souvent en tant que figurante. Il renouvelle un peu le gag de la cachette du disciple pour échapper à l’appel du génie, et il plaisante dessus, avec Léonard disant : Pour vos coupables roupillons, vous avez déjà élu des endroits que même le cerveau malade d’un scénariste sous amphétamines n’oserait imaginer. Il commente même le fait que Basile soit la victime de violences physiques démesurées, dans le troisième gag. Alors que Léonard vient de sortir son tromblon de sa barbe comme à son habitude, pour le décharger à bout portant sur la tête du disciple, une femme intervient en entrant dans la cour où ils se trouvent. Elle se présente : Romina Shémoniou, de la ligue des bien-penseurs prosélytes. Elle se met à faire la leçon à Léonard : il ne peut pas ainsi sortir son arme à tout bout de champ pour en user à l’encontre de son disciple. Parce qu’il donne un très mauvais exemple à la jeunesse. Le lecteur sourit de cette réflexion qui s’apparente à un métacommentaire. La dame continue : elle demande à Léonard d’imaginer si cette délicieuse enfant, en désignant une fillette qui passe dans la rue, après l’avoir vu, sortait à son tour un tromblon de sa barbe et tirait sur son petit frère. La remarque fait mouche : Zidrou ne renoncera pas à ce gag de maltraitance, car il ne présente aucun élément réaliste.


Après l’impressionnante réussite du tome 48, l’horizon d’attente du lecteur s’en trouve très élevé. Le scénariste ne se montre pas tout à fait aussi convaincant dans le thème qui court tout du long, mais il sait avec élégance concevoir et écrire des gags cousus main pour l’artiste, en se conformant aux spécificités qui font cette série. Turk épate comme d’habitude par son attention portée aux détails, son sens du comique visuel, sa mise en scène au rythme d’une grande rigueur qui assure le bon déroulement de chaque gag. Du grand art.



mardi 27 septembre 2022

Carnets d'Orient T02 L'année de feu

Lorsqu’on sème l’injustice, on récolte la haine.


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 1 (1987). Il a été publié pour la première fois en 1989, après une prépublication la même année dans le magazine Corto Maltese. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs qui compte 60 planches en couleurs. Elle a été réalisée par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Ce tome a été réédité dans Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954. Ce tome s’ouvre avec une introduction rédigée par Jean-Claude Carrière (1931-2021), écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène, ayant également écrit sur l’Algérie. Il évoque le jeu que constitue cette bande dessinée historique, une reconstitution d’une réalité évanouie, que l’auteur n’a pas connue, à la fois un récit qui semble pris sur le vif, à la fois des illusions artificielles, et en même temps un jeu avec le temps, un chevauchement d’illusions successives.


Nice, le 2 juin 1871, Amélie, une jeune femme, travaille comme domestique chez une riche bourgeoise. Elle contemple un magnifique tableau orientalisant, une vue plongeante selon un angle incliné dans un café. Dans ses mains, elle porte un grand pot avec une plante. Elle entend sa patronne qui crie son prénom à plusieurs reprises. Elle la retrouve assise dans son fauteuil au salon. La dame âgée se plaint de ne pas savoir ce qu’elle a fait de sa sonnette. Elle lui indique qu’elle a reçu une lettre pour elle, et lui prie de bien vouloir prendre ses dispositions pour que dorénavant son courrier n’arrive pas sur son bureau. Elle lui remet la lettre et indique à son employée de vaquer à ses tâches, et de lui ramener sa sonnette si elle la retrouve. Amélie sort de la pièce avec sa lettre et retire la sonnette de sa robe pour la mettre dans un pot de fleur d’ornement. Elle va prendre le linge à laver et sort pour rejoindre le Var où de nombreuses femmes sont déjà l’œuvre pour laver.



Amélie pose son panier, s’assoit et ouvre la lettre. Elle émane de son amoureux Victor Barthélémy. Il lui écrit depuis Paris. La missive commence ainsi : aujourd’hui, le 4 septembre 1870, l’Empire est tombé à Sedan. La République est proclamée ! Au moment où l’incapacité des uns et la trahison des autres, livrent les frontières aux Prussiens, le peuple de France doit se battre pour soutenir le gouvernement de la défense nationale. On aime la liberté dans le pays de Garibaldi. Il faut constituer des corps francs de volontaires. Il faut défendre la Patrie en danger. Et la République. La place Napoléon vient d’être rebaptisée place Garibaldi. On dit qu’il a quitté l’Italie et doit arriver à Marseille pour se battre en France avec ses chemises rouges. Les bourgeois hésitent : la défaite va rendre Nice à l’Italie, la Savoie à la Suisse, ou Garibaldi vient mettre son épée au service de la France, et les Niçois aiment mieux voir Nice dans la France républicaine que dans l’Italie Monarchiste. En novembre, le lieutenant Barthélémy est appelé par le capitaine Broussaud pour porter une missive dans Paris intramuros, en traversant les lignes prussiennes.


Ce deuxième tome n’est pas la continuation directe du premier, puisque le personnage principal change, passant du peintre Joseph Constant et de son ami Mario Puzzo, à un couple Amélie & Victor Barthélémy. De même, le récit est passé de l’année 1836 aux années 1870 et 1871. Il existe un lien puisque Amélie a posé pour le peintre. L’Algérie constitue un deuxième lien évident puisque le récit présente un nouveau moment choisi de son histoire. Le récit débute à Nice, dans une grande maison bourgeoisie. Il se poursuit à Paris en mai 1871, après la bataille de Sedan, après la chute du second empire. Il reprend en fait le 29 mai 1871, juste après le dernier jour de la Commune de Paris, une insurrection qui dura soixante-douze jours, du 18 mars à la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Il se produit alors un court retour en arrière : Victor évoque la présence des Prussiens sur le sol français. Le lecteur fait immédiatement le parallèle avec la présence des Français sur le sol algérien, une forme d’occupation tout aussi caractérisée. Comme pour le premier tome, l’auteur enracine sa bande dessinée dans l’Histoire : la Commune de Paris, l’installation des colons dans leurs concessions, les Kabyles, Boumezrag El Mokrani (1836-1905), les Berbères ou Imazighen, les bureaux arabes. Victor est même présenté à deux écrivains français : Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890) en Kabylie, une évocation de leur séjour qui aboutira à leur ouvrage Une campagne en Kabylie (1873). Le fil directeur du récit reste également de nature romantique : un jeune couple ayant décidé de quitter la France et une vie sans avenir, cantonnés à être asservis à une bourgeoisie à laquelle ils n’accèderont jamais. Ils vont s’installer dans un autre pays où ils pourront construire une vie plus juste, à la force de leurs bras.



Le lecteur retrouve avec grand plaisir la narration visuelle : des dessins descriptifs avec un trait de contour net et précis, fin et assuré, rehaussés par une mise en couleurs de type aquarelle apportant reliefs et ambiances lumineuses, de manière élégante et harmonieuse. Il commence par admirer la toile de Joseph Constant (une très belle scène dans un grand salon, avec de magnifiques tapis). Puis il découvre la tenue de domestique d’Amélie avec son tablier blanc, la lourde robe de la propriétaire âgée, les uniformes des soldats français, les habits des tribus kabyles, les tenues plus simples des colons. Il se régale des paysages : une foule rassemblée sur un pont parisien, la campagne enneigée dans la grande banlieue parisienne, la vue d’Alger depuis la mer Méditerranée, les magnifiques montagnes de Kabylie, un village fortifié. L’artiste semble avoir gagné en assurance pour le repérage de ses prises de vue : il est devenu un chef décorateur très habile pour développer la dimension esthétique engendrée par les environnements.


Conscient de la nature de l’entreprise dans laquelle s’est lancé l’auteur, l’horizon d’attente du lecteur comprend des moments d’exposition sur la situation géopolitique. Il n’est pas surpris que dans sa lettre Victor évoque les espoirs des communards et l’horreur de la semaine sanglante (même si c’est de manière un peu rapide), ou que le capitaine Broussaud se lance dans une explication sur ce qu’étaient les bureaux arabes. Il constate que ces moments d’exposition s’avèrent même plutôt digestes par rapport à d’autres séries de nature historique, et qu’ils s’intègrent de manière organique aux différentes étapes de l’installation du jeune couple en tant que colons. L’auteur ne développe que les points dont il a absolument besoin dans son intrigue, laissant la liberté au lecteur de se renseigner plus avant sur des événements ou sur des personnages historiques qui ne sont qu’évoqués. Ladite intrigue progresse rapidement. Elle comprend des moments d’action : le franchissement des lignes prussiennes par le messager, une démonstration d’adresse par la troupe du caïd Sidi Ali Ben Zouira, le siège d’une petite ville fortifiée, une poursuite à cheval. Dans le même temps, le dosage a été réalisé avec une précision extraordinaire, de manière à rester dans un registre naturaliste, sans exploit impossible ou trop spectaculaire.



À la phase de conquête du pays évoquée dans le premier tome, succède la phase de colonisation. Celle-ci est abordée sous l’angle d’un jeune homme métropolitain amené à quitter la France pour s’installer dans un autre pays où il lui a été promis des terres. Jacques Ferrandez s’en tient à son principe de départ : pas de bons ou de méchants, mais des êtres humains avec chacun leur histoire, leurs aspirations, leur culture, leurs valeurs. Le lecteur découvre Victor Barthélémy au travers de ses actes : engagé dans l’armée, militaire courageux, refusant de tirer sur le peuple, dur à la tâche quand il comprend qu’il n’y a pas de concession à son arrivée et qu’il doit réaliser des tâches de manutention mal rémunérées. Amélie est faite de la même étoffe : refusant d’être cantonnée au rôle de domestique, tentant sa chance avec un homme qu’elle connaît peu dans un pays dont elle ne sait rien. Le capitaine Broussaud apparaît comme un militaire droit dans ses bottes, près à charger l’ennemi et à le tuer, à engager ses hommes dans un combat qu’il sait meurtrier, mais aussi convaincu de la nécessité de dialoguer avec les autochtones, tout en conservant une position d’autorité. Aucun d’eux ne sont des profiteurs sans morale, ou des prédateurs sanguinaires.


Dans un premier temps, la narration semble se tenir un peu éloignée du point de vue algérien. L’arrivée dans ce pays ne se fait qu’en planche 15. Il n’y a pas de personnage indigène de premier plan. Leurs us et coutumes ne sont décrits qu’au travers de la vision française, rarement sous un jour positif. D’un autre côté, cette façon de faire met en évidence que les métropolitains s’expriment avec le point de vue que leur donne leur culture et leur position de conquérants et d’occupants. Le lecteur en prend rapidement conscience et relève plusieurs observations sur la situation d’occupation et sur les conflits armés. Pour commencer, les militaires ne sont pas si bien accueillis que ça en Algérie par les civils français eux-mêmes qui voient en eux des capitulards. Le capitaine Broussaud fait le constat que les français doivent s’occuper des arabes et respecter leurs coutumes, et leur religion. Il faut être patient et modeste. Au lieu d’apporter la civilisation, on a cantonné les indigènes en leur prenant leurs terres. Le militaire déclare qu’il ne croit pas à la colonisation terrienne. Ce que veulent les colons et les aventuriers de tout poil, c’est repousser toute la population indigène au désert comme l’ont fait les pionniers américains avec les Indiens. Les Européens doivent se contenter des villes pour l’industrie et le commerce. Il faut laisser la terre aux indigènes pour la culture et l’élevage. Mais on les a déjà largement dépossédés. Ce tome se termine avec Victor agitant ses documents de propriété de sa concession sous le nez des Algériens qu’il emploie comme ouvriers agricoles en déclarant que c’est maintenant ici chez lui. Le constat est accablant : c’est l’Histoire des Indiens qui se répètent et la stratégie qui entérine déjà l’échec et les conflits. En creux, l’auteur a brossé le portrait d’un peuple spolié de ses terres.


Après la conquête, la colonisation. La narration visuelle reste impeccable dans sa capacité à projeter le lecteur dans les paysages de l’Algérie, au milieu des Européens et des Arabes. L’écriture est formidable montrant des êtres humains dont les comportements sont façonnés par leur histoire, par celle de leur société, ni bons, ni mauvais. Certains colons ont été envoyés d’autorité en Algérie, sans choix. Certains viennent pour travailler et se faire une vie de dur labeur, en toute bonne foi. Pour autant, leurs bonnes intentions se concrétisent par des actes d’oppression, même s’ils ne les considèrent pas comme tels.



jeudi 22 septembre 2022

Le Démon d'après-midi

Elles sont vivantes.


D’un point de vue thématique, ce récit fait suite à Le Démon de midi ou "Changement d'herbage réjouit les veaux" (1996). Cette bande dessinée est en couleurs, entièrement réalisée par Florence Cestac, et publiée pour la première fois en 2005. Elle a été rééditée avec la précédente et Le Démon du soir ou la Ménopause héroïque (2013) dans Les Démons de l'existence.


Noémie et ses deux copines France et Monique ont réussi à s’organiser un week-end au bord de la mer, dans la maison de la première. Pas de chance : il pleut. Elles en profitent pour papoter. Monique est en jogging et elle se plaint que les deux adolescents de Noémie, Sébastien et Laura soient présents, ce qui diminue d’autant la qualité d’entre copines. Leur mère répond qu’il est midi et qu’ils ne sont pas encore levés. Et puis leur père Georges est parti en séjour amoureux avec sa fée, donc dans l’impossibilité de les garder. En réponse à France, elle indique qu’ils sont partis à Venise, un vrai cliché. Elle et Robert n’auraient jamais effectué un séjour à Venise sur une gondole : comble de la ringardise ! Et puis, elle ajoute au profit de France qu’elle n’a pas à l’énerver avec ses ados : elle est venue avec ses deux chiens et son chat. Sa copine répond qu’elle n’entretient plus le moindre espoir d’avoir un homme pour se le garder. Elle en a fini avec les relations amoureuses et elle s’en trouve très contente. Des hommes et de belles histoires d’amour, elle en a eu cent fois plus qu’elles deux. Et puis dépassé les cinquante ans, elle arrête de rêver.



France s’oppose à cette façon d’envisager la cinquantaine. Elle se bat comme une lionne pour faire durer son couple ; le sauver, corrige Monique. Un lien très fort unit encore France et son mari Robert, et ils font encore l’amour avec assiduité. Monique éprouve des difficultés à la croire : Robert est quand même très canapé-télé, très toujours parti pour repas le soir, très foot, potes, bistro et troisième mi-temps, bref très comme ça l’arrange. Elle demande à sa copine s’il a toujours son assistante la toute jolie Amélie. France ne se laisse pas faire. Elle sait qu’ils ont eu une liaison, mais elle sent que c’est fini, car il travaille autour, et ils en ont beaucoup discuté. Ils ont fait une thérapie de couple, une thérapie analytique. Qi-gong, reiki, shiatsu sympathicothérapie, magnétothérapie, hypnose… Une thérapie de couple en Auvergne et un accompagnement de soi dans les Pyrénées. Elle a réussi à ne plus être la belle-mère de Blanche Neige. C’est génial, non ? Et surtout ils restent ensemble pour notre fille. Monique réagit : Élisa a vingt-cinq ans ! France continue : justement ils doivent préserver l’image du couple-procréation. Noémie intervient : elle propose d’ouvrir une petite bouteille de blanc, accompagné par bulots-mayo, tourteaux-mayo, crevettes-mayo, et des huîtres. France s’occupe de préparer la salade. Elle a encore un kilo à perdre. Monique ressent des bouffées de chaleur. France n’y croit pas : elle n’a pas de traitement hormonal de substitution ? Non, Monique laisse faire la nature : plus de ragnagnas, non débarras. Et puis elle n’a pas envie de choper le crabe avec son THS-chose.


Après la crise de la quarantaine dans le Démon de midi, voici la ménopause, et l’évolution de la relation de couple. L’autrice évoque donc les changements physiologiques, à commencer par les bouffées de chaleur (le temps d’une case), la possibilité d’un traitement hormonal de substitution, et bien sûr la fin des règles, avec une liste assez savoureuse de termes imagés. Les ragnagnas, les ours. Les Anglais ont débarqué. Menstrues, périodes. Et certainement la plus élégante : être à cheval sur le torchon (d’ailleurs Monique se fait reprendre par ses deux copines quand elle l’énonce). Cestac évoque ensuite les premières règles, l’avortement clandestin dans les années 1970, la majorité à vingt-et-un ans, la mise sur le marché de la pilule contraceptive, la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, les souvenirs de comment aguicher un mâle, la chirurgie esthétique, être la plus ancienne au boulot, les enfants qui entament leur propre vie sexuelle et amoureuse. Il y a à la fois un mélange de situation physiologique présente, et de regard en arrière sur le déroulement de la vie. L’autrice dépeint trois femmes de la même tranche d’âge, mais avec une situation différente : Noémie femme divorcée, France toujours mariée mais avec un homme peu impliqué dans le couple, et Monique qui a été une grande séductrice et qui est passée à autre chose.



Les cases montrent des personnages à gros nez, avec des visages dont les blancs d’œil peuvent se toucher pour ne former qu’une seule surface, ou au contraire être réduit à de simples traits. La bouche peut être dessinée en fer à cheval d’un côté ou de l’autre du nez, ou au contraire être complètement masquée par lui. Les mains ne comprennent que quatre doigts. Les corps présentent une très légère exagération élastique. Les postures et les expressions de visage peuvent être caricaturales, ou en tout cas très appuyées comme dans une pantomime pour une expressivité des émotions maximale. L’empathie fonctionne ainsi à plein, sans pour autant tomber dans le vulgaire ou le cynisme artificiel. Le lecteur ressent bien l’agacement de France et Noémie vis-à-vis de Monique dont le pragmatisme s’avère un véritable tue l’amour, ou en tout cas totalement incompatible avec toute forme de romantisme, tout en ressentant également l’amitié inconditionnelle sous-jacente. Lorsqu’une case dépeint Noémie jeune adolescente avec des gouttes de sang glissant le long de ses jambes, le lecteur y voit à la fois la panique de la demoiselle qui ne sait ce que sont des règles, à la fois un regard amusé avec le recul des années. Il est également impossible de résister au portrait des quelques mâles qui apparaissent. Le très pépère Robert, avec ses demi-lunes, sa posture avachie, son pull sans manche très confortable. Chris, l’ancien copain de Sandra (l’une des filles de Noémie) est irrésistible : un Clint Eastwood du pauvre, en plus chiffonné, surtout en beaucoup plus petit, avec la mine renfrognée. Georges, le mari séparé de Noémie, s’avère tout aussi touchant dans ses contradictions pitoyables : en costume cravate, en train d’appeler son ex pour lui dire qu’il vient de se faire larguer, d’abord tout triste sur ce pont de Venise, avec des touristes autour de lui, puis colérique alors qu’il parle de ses enfants. Le lecteur sent monter le mépris vis-à-vis de lui, mais sans pouvoir se départir d’une profonde sympathie pour cet homme aux défauts très humains, à la frustration normale. Elle réussit également très bien Sébastien, l’adolescent qui se lève à quatorze heures pour s’enfiler des tartines de pâte à la noisette.


Rapidement, la présence et l’épaisseur des personnages étant tellement tangibles, le lecteur éprouve l’impression de lire une suite de discussion. Effectivement, l’artiste insuffle une vie et une personnalité incroyable à chacune et à chacun. Pour autant, il ne s’agit pas d’une suite de scènes de théâtre où les personnages ne se tiendraient juste devant un décor en toile de fond. S’il prend un peu de recul, le lecteur constate que les décors sont bien présents et représentés : le salon de la villa au bord de la mer, le bistrot, la cuisine, le wagon de voyageurs pour se rendre à Londres, un bureau, une gondole dans un canal de Venise, le bord de mer, la chambre d’une adolescente, etc. Il suffit d’une case à l’artiste pour créer une ambiance et un personnage. Par exemple, les différents individus auxquels recourir pour un avortement clandestin : madame Michu faiseuse d’anges, le docteur Machin rayé de l’ordre des médecins, monsieur Guiliguili grand marabout : autant de personnages bien croqués sur la base de stéréotypes agrémentés d’une touche d’humour. Sans oublier la séquence au cours de laquelle France a l’impression de se faire draguer par un jeune homme au bureau, ou l’apparition juste en culotte de Laura à son lever devant les trois copines. Effectivement ce qui ajoute encore à la sympathie pour elles, réside dans le fait qu’elles ne sont pas tournées vers le passé à ressasser leur jeunesse perdue.



Pour un lecteur des années 2020, Florence Cestac semble enfoncer pas mal de portes ouvertes et parler de choses qui ne sont plus tabou depuis bien longtemps. En outre, elle ne dit pas grand-chose de la situation sociale et économique de ces dames, mais elles ont à l’air à l’aise, sans grand souci professionnel. D’un autre côté, ce n’est pas une évocation passéiste. Il est également question de leurs enfants, adolescents ou jeunes adultes, ce qui fournit un point de comparaison avec ce qu’elles ont vécu. Le lecteur mesure toute la portée de l’IVG ou de la pilule. Le propos n’est pas si convenu que ça non plus. Pour commencer, l’autrice ne porte pas de jugement sur Noémie, Monique ou France, chacune dans un parcours de vie sentimental et amoureux différent, ni même finalement sur leurs hommes, malgré leurs lâchetés ordinaires, ou plutôt leur simple faillibilité. Ensuite, ces dames sont elles aussi très humaines, se trouvant à des degrés différents d’acceptation de leur âge, gérant plus ou moins bien leurs difficultés relationnelles avec la famille. Ce dernier point donne lieu à deux séquences très touchantes : Noémie devenant de plus en plus déprimée au fur et à mesure d’une conversation téléphonique avec sa mère, Monique expliquant que ses liens avec sa propre famille se sont distendus au point d’en devenir inexistants. En planche 18, l’autrice donne une vision sans fard du désir sexuel, dépendant de la disparité phallique, exposant le fait que l’envie du phallus est inhérente à la vie de la femme, une affirmation pas forcément consensuelle ou politiquement correcte.


Trois femmes qui évoquent leur ménopause et leur vie amoureuse pendant une quarantaine de pages : pas forcément palpitant. Florence Cestac leur confère une telle présence et une telle vitalité, que le lecteur a tôt fait d’éprouver une grande sympathie pour elles, et de se sentir privilégié de pouvoir être inclus dans leurs échanges. Peut-être que les discussions sont moins novatrices qu’elles pouvaient l’être en 1996, mais elles n’ont rien perdu de leur pertinence, et sont même par certains aspects très modernes, en particulier dans l’absence de jugement porté. La lectrice et le lecteur ne voient pas passer le temps en compagnie de France, Monique et Noémie, et se retrouvent ravis d’avoir ainsi fait le point avec elles, arrivé à la ménopause.



mardi 20 septembre 2022

Capricorne T14 L'Opération

La richesse apparente ne fait que cacher le vrai trésor enfoui en profondeur.


Ce tome fait suite à Capricorne T13 Rêve en cage (2008) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2009 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour scénario et les dessins, et par Isabelle Cochet pour les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 3 qui regroupe les tomes 10 à 14, c’est-à-dire le troisième cycle.


Capricorne s’est réveillé de son rêve. Il a descendu la pente enneigée jusqu’au quai et il se tient devant un grand navire marchand dont la cheminée crache doucement une fumée. Il sait donc que son moteur fonctionne et qu’il devrait pouvoir l’emmener vers une destination qu’il espère être les États-Unis. Depuis la reconstitution de la pierre d’Apocalypse et les ondes qui ont été produites, les moteurs, engins, machines et énergies de toutes sortes semblent s’être mis en panne. Les effets de la pierre sont peut-être en train de s’atténuer ou même de disparaître. Ce qui va peut-être rendre possible le retour de Capricorne à New York. Il suffira que ce navire entame la traversée de l’Atlantique et surtout que son capitaine l’accepte comme passager. Capricorne monte à bord, un peu inquiet à propos de l’absence d’âme qui vive, commençant à se demander s’il ne s’agit pas d’un bateau fantôme. Il pénètre dans les coursives et il est accueilli à bras ouverts par le capitaine Vortex. Il lui présente ses deux matelots Remsen et Momsen. L’un d’eux le reconnaît : il était matelot sur Leyendecker du capitaine Durham. Ils avancent arrivent dans une grande pièce qui sert de bureau. Le capitaine présente les autres passagers : Lady Hetherington, les frères Tcherniatov, le cardinal Bugiardo, Auguste Ramottin artiste, peintre et poète.



Après avoir fait connaissance des autres passagers, le capitaine Vortex emmène Capricorne à sa cabine. Il s’y installe, puis il ressort sur le pont, et regarde le fjord s’éloigner. Lady Hetherington s’adresse à lui car elle se souvient d’un astrologue de ce nom : il lui confirme qu’il s’agit bien de lui, mais qu’il n’a pas beaucoup exercé son métier ces derniers temps. Le poète n’en est pas étonné : tout ce qui est art, occulte ou autre a été gravement touché par la sauvagerie du Concept. La société se relève à peine de cette tempête dévastatrice. Les deux frères ajoutent que le commerce a également été entravé de multiples façons. Le cardinal ajoute qu’il en a été de même pour la Foi, et qu’il assiste à un renouveau en la matière. La nuit tombée, Capricorne remonte sur le pont pour contempler le ciel et les étoiles. Il est rejoint par le capitaine qui lui suggère de ne pas se complaire dans la solitude et de le suivre pour s’amuser avec les autres passagers : Momsen est en train de jouer de l’accordéon, et Lady Hetherington fait danser les messieurs à tour de rôle. Il accepte et le suit. Il partage un verre avec les autres, et il sombre dans l’inconscience. Il se réveille à fond de cale allongé sur le dos à même le bois d’une longue paillasse, avec de fins tentacules descendant du plafond à plusieurs mètres de hauteur, en train de travailler dans son torse ouvert.


Après un tome consacré à un rêve, retour à la réalité et voyage de retour vers New York. Pourtant la scène d’ouverture dégage un parfum d’onirisme avec Capricorne montant à bord sans difficulté, l’équipage réduit à trois personnes, et la collection de passagers un peu surprenante. Le lecteur commence par mettre tout ça dans la catégorie des conventions de genre, mais l’auteur fournit une explication dès la planche onze, et le cœur du récit est ailleurs. Ne sachant pas trop ce qui l’attend dans ce tome, le lecteur commence par se demander quelle surprise lui réserve l’artiste, quelle contrainte il va mettre en œuvre. D’un point de vue du découpage des planches, il n’y a pas de grille rigide comme dans le tome précédent, en vingt cases de taille identique. La variété est de mise : d’un dessin en pleine page à onze cases sur une page, des planches constituées uniquement de cases verticales de la hauteur de la page ou uniquement horizontales de la largeur de la page, des cases sagement rectangulaires et disposées en bande, des cases biseautés en triangle ou en losange pour la planche 7. Le lecteur note que le dessinateur peut passer d’une séquence presque en ombre chinoise (les naufragés en pleine mer dans les planches 12 à 14, à un rendu de type gravure influencé par Berni Wrightson pour le passé du Passager, avec aussi bien un plan fixe d’une page (accoudés au bastingage, Capricorne discutant avec Lady Hetherington), qu’à une page muette en huit cases (planche 24, un enfant qui vient avertir des policiers qu’il y a des cadavres à bord d’un navire).



Il faut un peu de temps pour réaliser que le défi de narration visuelle prend une autre forme : consacrer onze pages pour montrer l’opération de Capricorne avec la cage thoracique ouverte, menée par le chirurgien Aldus Vortex. Il s’agit de montrer de longs tentacules fins manier des instruments de type scalpel, alors que la tête se réduit à des tâches lumineuses, que Capricorne est immobilisé tout du long, et que finalement il n’est pas possible de voir ce qui se passe dans la cavité où les instruments font leur œuvre. La séquence n’a rien de gore, mais la tension est palpable. Le visage du chirurgien est totalement inexpressif du fait de sa forme particulière, et pour autant le lecteur perçoit sa concentration. Ces planches flirtent parfois avec l’abstraction, avec les tâches jaunes et les sortes de longs spaghettis, qui ne prennent sens qu’au regard des cases adjacentes, ou du contexte de la scène. Cependant l’enjeu est clair : Capricorne est à la merci de ce chirurgien qui pratique une opération pour le sauver, sans qu’on ne sache de quoi il s’agit de le sauver.


L’auteur fait en sorte de très vite rattacher le récit à différents points de la série. Ça commence par le marin qui reconnaît Capricorne car il l’a vu sur le vaisseau Leyendecker du capitaine Durham. Puis le chirurgien fait mention du fait que Capricorne et ses camarades l’ont réveillé dans le tome 8. Il est ensuite question des individus ayant pris la fuite après la destruction de la base du Concept, du docteur Sippenhaft qui apparaissait dans le tome 6, de l’individu rencontré par Ash Grey dans le tome 7, de Wilhelm Unruh apparu dans le tome 13, des mentors et de l’engin infernal présent dans leur corps. Le voyage de retour vers New York se fait en même temps que le retour de l’intrigue au cœur des mystères de la mythologie de cette série. Le lecteur se rend compte qu’il découvre quel est cette mystérieuse entité dont les vrilles avaient traversé le cerveau de Capricorne et de ses compagnons. Il apprend qui est le mystérieux individu qui évoluait dans un club très privé de la haute société dans le tome 7 : le Passager. L’intrigue ne se cantonne pas à répondre à certains mystères pour en développer d’autres encore plus grands. Elle apporte des réponses claires. Par exemple, comment l’engin infernal est introduit dans le corps d’un mentor.



Le scénariste met en place cette opération à cage thoracique ouverte, visuellement intéressante malgré son caractère statique, les explications données par le chirurgien Aldus Vortex, et le sort de quatre naufragés sur une petite embarcation apercevant au loin le navire où se trouve Capricorne. Le lecteur ne s’attend pas forcément à une reconnexion aussi profonde avec les deux premiers cycles de la série, à la fois à sa dimension fantastique, mais aussi avec des éléments de romans d’aventure comme le voyage dans le temps et la présence d’une forme d’extraterrestre. Pour autant ces éléments s’intègrent en pleine cohérence avec les aventures précédentes de Capricorne. Ils font partie d’une intrigue dense comprenant également des expériences sur des créatures vivantes et une opération de chirurgie esthétique pour qu’un criminel passe inaperçu. Le parfum de roman d’aventures reprend le dessus, laissant derrière lui les drames intimistes des tomes 10 et 11. Dans le même temps, le lecteur relève une ou deux phrases qui attirent son attention sur d’autres enjeux.


En particulier, l’un des frères Terchniatov dit à Capricorne : La richesse apparente ne fait que cacher le vrai trésor enfoui en profondeur. Effectivement, le lecteur peut appliquer cette sentence à ce récit. Il se souvient de la remarque du docteur Vortex faisant observer que le Passager n’échappe pas aux paradoxes qui hantent depuis toujours le genre humain, en évoquant son besoin de compagnie. Ce récit d’aventures contient donc également des éléments plus réflexifs. Le lecteur sourit en découvrant le questionnement de Capricorne en planche 41. Le personnage s’interroge : Qu’est-ce qui lui prouve que toute cette histoire d’opération était réelle ? Il est peut-être étendu quelque part en train de vivre tout ceci dans sa tête, l’opération incluse. Qui lui garantit que quand il débarquera à New York, pour y vivre encore il ne sait quelles nouvelles aventures, il ne tournera pas en réalité, en rond au milieu de l’océan dans un cargo vide ? L’auteur fait gentiment tourner le lecteur en bourrique en lui faisant observer qu’il peut très bien s’agir d’un rêve provoqué par le chirurgien, un peu comme le tome précédent n’était qu’un long rêve à demi conscient de Capricorne, et que le tome suivant pourrait révéler ce qu’il s’est en réalité passé. Il met en abîme le fait qu’il s’agisse d’une histoire qui pourrait très bien n’être qu’une histoire dans l’histoire, taquinant le lecteur sur le fait que tout ça n’est qu’une histoire imaginaire. Ce dernier en a bien conscience car ces questions font écho à une remarque de Vortex priant Capricorne d’accepter son scénario en planche 37. Après plusieurs remarques sibyllines des passagers, Capricorne finit par demander, comme s’il parlait à la place d’une partie du lectorat : C’est quoi toutes ces considérations énigmatiques ?


Bien sûr, cet album a tout pour plaire au lecteur présent dès le début de la série : un retour vers New York, des révélations inattendues à double titre, à la fois par la simple présence, à la fois pour leur nature, et une narration visuelle riche et diversifiée, en apparence moins contrainte que celles des tomes précédents. En y regardant de plus près, il apparaît que l’artiste n’a e rien diminué son ambition narrative visuelle, avec cette opération annoncée par le titre, à fond de cale, et un jeu sur la solidité de la réalité perçue par le personnage principal, assurant à la fois que ces aventures sont à prendre au premier degré, et à la fois qu’il ne s’agit que d’une histoire imaginaire.



dimanche 18 septembre 2022

Les Reines de sang - Jeanne, la Mâle Reine T01

Une femme est un jardin qui doit être arrosé pour donner ses fruits.


Ce tome est le premier d’une trilogie, dans la série des Reines de sang. Il peut se lire indépendamment des autres tomes de cette collection dont les équipes créatrices changent pour chaque reine de sang. Il a été réalisé par France Richemond, médiéviste, pour le scénario, Michel Suro pour les dessins, et Dimitri Fogolin pour les couleurs. La première édition date de 2018. Cette bande dessinée compte cinquante-quatre pages. Elle comprend un arbre généalogique avec les membres de la Couronne de France, du Comté de Valois, du Duché de Bourgogne et du Comté d’Artois, permettant de situer Jeanne par rapport à Saint Louis, Charles de Valois, Robert & Agnès de Bourgogne, Othon de Bourgogne & Mahaut d’Artois, Robert d’Artois.


An 1293, château de Montbard, résidence des ducs de Bourgogne. La très noble princesse Agnès, fille de Saint Louis, met au monde son cinquième enfant. Robert II revient d’une partie de chasse et pénètre dans l’enceinte de son château. Un noble lui annonce la naissance. Il se dit que cela fait quatorze ans que dame Agnès est son épouse, et le seul fils que Dieu lui ait donné, il l’a repris. Une dame de compagnie l’informe que la duchesse va bien, mais que la petite fille, ou plutôt sa jambe… Elle ne peut pas finir sa phrase et le père exige qu’on lui amène. Sa jambe gauche présente une malformation. Robert se demande de quoi ils sont punis. La jeune mère fait son entrée et elle exige également de voir sa fille. Elle estime qu’elle est marquée comme son neveu Louis, le fils de son frère Robert. Elle ordonne qu’on emmaillote fortement sa jambe pour essayer de la redresser. Les nourrices font de leur mieux, mais elles estiment que serrer les linges ne fera pas pousser sa jambe et il en manque un bout. L’une d’elle finit par prononcer ce que les autres pensent : c’est la marque de l’enfer.



Année 1299, devant le château, les enfants jouent à une variante de chat, où il faut attraper un autre enfant qui est désigné comme le boiteux et dont l’une de ses jambes est entravée par un foulard. Dans une salle du château, Jeanne regarde sa mère à la dérobée. Cette dernière lui suggère de la rejoindre sur son banc où elle est en train de lire un manuscrit. Elle lui pointe du doigt la finesse de cette calligraphie, la beauté de l’enluminure. Elle a été comme sa fille, une enfant solitaire car ce n’est pas rien d’être la fille du plus grand roy de la Terre. Elle était sa plus jeune enfant, et il était déjà âgé. Il avait peu de temps pour elle, mais parfois il la prenait près de lui et ils priaient sur un bréviaire ou un livre d’heures. Puis Agnès enjoint à sa fille d’aller jouer dehors. Dans la cour, elle se trouve tout de suite embêtée par les autres qui la jettent à terre en la traitant de boiteuse. Sa grande sœur Marguerite la suit alors qu’elle s’enfuit, et lui promet qu’elle sera toujours là pour elle. Paris est la capitale du royaume le plus puissant. Le peuple le plus riche de tous les royaumes chrétiens. Vingt-deux millions d’habitants, des frontières bien gardées, des routes sûres, un commerce vivant, des féodaux muselés. Royaume envié, respecté à l’alliance recherchée. Et plus que tout : royaume en paix. À sa tête, Philippe IV le Bel, un roi sans états d’âme. Avec une idée grandiose de la France, et prêt à tout pour la réaliser !


Cet album s’inscrit dans une collection appelée les Reines de sang. Il a pour ambition de reconstituer une page de l’Histoire de France, au travers de la vie d’un personnage historique, Jeanne de Bourgogne (1293 1349), surnommée Jeanne la Boiteuse, mariée avec Philippe VI de Valois, mère du roi Jean II le Bon, et reine de France de 1328 à 1349. Ce type de récit répond à des conventions propres à ce genre, la reconstitution historique, assez contraignante, voire pesante pour une narration en bande dessinée. Les auteurs doivent bien évidemment réaliser une reconstitution historique rigoureuse et dense, mais aussi évoquer ou expliciter les événements de portée nationale ou internationale ayant une incidence directe, voire indirecte sur la destinée du personnage principale. Ils doivent aussi faire bonne figure en comparaison du cycle romanesque de référence en la matière : Les Rois maudits, de Maurice Druon (1918-2009). En ce qui concerne le premier point, la scénariste est une historienne, ayant obtenue une maîtrise d’histoire médiévale, un diplôme d'études approfondies d’histoire moderne et réalisé deux cycles d'histoire de l'art à l’École du Louvre. Elle a également été la coscénariste de la série Le Trône d’argile, avec Nicolas Jarry, en six tomes parus entre 2006 et 2015. De fait, la narration s’avère dense évoquant les autres meneurs politiques comme Philippe IV le Bel, son chambellan et ministre Enguerrand de Marigny, son juriste et conseiller Guillaume de Nogaret, Othon et Mahaut d’Artois, les papes Boniface VIII, Benoît XI et Clément V, Jacques de Molay le maître des Templiers, etc.



Les auteurs évoquent également en toile de fonds de nombreux événements tels que la crise entre le roi Philippe IV le Bel et le pape Boniface VIII, le désir de reconquête de Jérusalem du pape Clément V, le mariage de Marguerite de Bourgogne avec le roi Louis X le Hutin, les aveux des Templiers, sous la torture, de crimes comme hérésie, idolâtrie, reniement du Christ, sodomie, simonie, la dissolution de l’ordre du Temple par le concile de Vienne en 1311/1312, etc. En fonction de sa familiarité avec ces faits historiques, le lecteur peut soit replacer ces repères qu’il connaît déjà, soit les découvrir comme des faits marquants, sans pour autant être obligé d’avoir une encyclopédie à portée de main pour s’y retrouver. L’obligation de reconstitution historique pèse également lourdement sur le dessinateur. À l’évidence, il doit se conformer aux tenues vestimentaires de l’époque, les ustensiles et accessoires diverses et variés, ce qui exige un solide travail de recherche. Il doit également représenter avec exactitude des lieux connus comme le château de Montbard, la résidence des ducs de Bourgogne, les rues de Paris et ses berges, la salle du trône du roi de France, la salle d’audience du pape dans la cité d’Anagni, l’intronisation de Clément V à Lyon, un bûcher atroce sur la grand place de Sens, la cour du roi de France, la salle du concile à Vienne, le château du Gué-de-Maulny près du Mans, etc. Il doit se plier à la contrainte de dessiner les scènes attendues, que ce soit les discussions entre les puissants du royaume, ou les armées en marche, les fastes des cérémonies, ou encore un tournoi de chevaliers.


Très vite, le lecteur fait deux constats. Le premier relève de la lecture en elle-même : elle n’est pas pesante, plutôt fluide, sans se transformer en cours magistral clinique. Le second concerne la reconstitution historique : elle n’est pas en carton-pâte. Les auteurs ne peuvent pas échapper à une forme de didactisme, puisque c’est la nature même du genre historique. Pour autant, le lecteur n’éprouve pas la sensation de passer d’une scène de déplacement ou d’affrontement bourrée de cartouches explicatifs, à une scène de discussion avec des personnages ne faisant qu’exposer la situation et les événements. Dans le même temps, il se fait une idée d’une partie des forces à l’œuvre sur le plan politique, à la fois intérieur et extérieur du pays. Le dessinateur reste dans un registre très académique, mais sans abuser des arrière-plans vides, sans systématiser les gros plans ou les très gros plans pendant les discussions. Il est visible qu’il a investi beaucoup de temps pour nourrir ses cases, pour les rendre visuellement intéressantes, à la fois par ce qui est représenté, à la fois par l’angle de vue choisi.



De son côté, au cours de ce premier tome qui va de 1293 à 1315, la scénariste préserve des moments d’intimité avec la jeune Jeanne, enfant, puis adolescente, puis adulte, insufflant ainsi plus que le minimum syndical en termes de personnalité et de caractère. Elle parvient également à parler religion, en citant Thomas d’Aquin et Saint Augustin, sans se montrer moqueuse, ni rester dans des généralités prêtes à l’emploi. Elle n’hésite pas non plus à introduire une touche légère de croyance avec le Bau Dru, un personnage disposant peut-être d’un don surnaturel, là aussi tout à fait à propos, sans moquerie ou niaiserie. En revanche, elle utilise un certain nombre de formules cliché marquant la destinée de tel ou tel personnage historique, par exemple : La princesse de Bourgogne part vers son destin. Tenir mon rang, mon rôle de reine sans faiblesse, éternellement… tel est mon destin. - Le rêve de Clément V tombe en déliquescence. - Une princesse a-t-elle le droit de rêver ? - Suis-je vraiment la servante de Satan ?


Lorsqu’il choisit une bande dessinée dans cette collection, le lecteur vient avec un horizon d’attente très concret, comprenant une solide reconstitution historique, et très conscient des contraintes que ce genre fait peser sur les auteurs, à la fois en termes d’informations à exposer, et de reconstitution visuelle rigoureuse. Scénariste et dessinateur se plient à ces contraintes, en toute connaissance de cause, et avec une conscience professionnelle remarquable. Ils réussissent à faire passer toutes les informations attendues, au-delà du minimum syndical, tout en conservant le plaisir de la lecture qui ne s’apparente pas à celle d’un manuel scolaire, ou d’une thèse universitaire. La consistance de l’arrière-plan historique et des représentations permet au lecteur de se projeter à cette époque, aux côtés de cette demoiselle appelée à régner. Le lecteur peut découvrir une autre facette de cette époque, également scénarisé par France Richemond dans Clément V: Le Sacrifice des Templiers (2022), dessiné par Germano Giorgiani.



jeudi 15 septembre 2022

Mister Mammoth 2

La vie est imparfaite. Ce n’est pas une énigme qu’on peut résoudre.


Ce tome est le second d’un diptyque ; il faut donc avoir lu premier avant : Mammoth T01. Sa première édition date de 2022. Matt Kindt a écrit le scénario, il a été dessiné et mis en couleur par Jean-Denis Pendanx. La traduction a été réalisée par Sidonie Van den Dries. Il compte quarante-six pages de bande dessinée.


Dans la grande mégapole, Weezie est venue rendre visite à Mister Mammoth dans son bureau de détective privé. Ce dernier lui explique les déductions qu’il a faites à partir de la photographie que son client William Carona lui a remise. Celle-ci est une mise en scène : la date prouve qu’elle a été prise il y a plusieurs mois, et non la semaine dernière. On ne le fait pas chanter pour lui soutirer de l’argent. Il n’y a pas de Mr. X. Weezie lui demande pour quelle raison il lui aurait menti. Il explique. Carona pense pouvoir berner Mammoth. C’est typique des gens qui ont de l’argent. C’est l’homme le plus riche de la ville. Mais l’argent c’est comme les empreintes digitales. Les gens peuvent mentir. L’argent, jamais. La peur de la vérité conduit à la dissimulation. Le mensonge est un indice en soi. C’est l’espace en creux qui dessine les contours de la vérité. Pourvu qu’on sache le voir. Dans la rue, une personne sans domicile fixe dort à même sur le trottoir avec dans sa main gauche un petit sachet en plastique transparent contenant un cachet avec un étrange logo imprimé dans la matière. Dans l’immeuble, Mister Mammoth est monté et visite un appartement en désordre où il trouve un document révélateur.



Sur les quais désertés de la plateforme d’une station de ligne souterraine du métro, le détective privé Quinlan va ouvrir une consigne. À l’intérieur, il trouve plusieurs liasses de billets, quelques petites pochettes plastiques avec des comprimés portant le même logo, et un mot manuscrit : effacer l’ardoise. Le soir, Mister Mammoth remonte une rue pentue et pénètre dans une échoppe portant l’enseigne Fortune Teller. Il rentre dans une pièce éclairée de rouge sombre, décorée avec des tentures rouges et des accessoires ésotériques. Il est accueilli par Julia, la voyante. Mammoth est étonné qu’elle ne soit pas surprise de le voir. Elle lui rappelle qu’elle est une voyante. Il lui montre une photographie où un homme et une femme en blouse de laborantin sont en train de manipuler des tubes à essai et des éprouvettes. Il lui demande si elle connait un dénommé Will. Elle lui répond qu’elle n’aime pas les questions. Elle lui prend sa main droite posée sur sa table ronde, et lui remonte la manche pour lui lire les lignes. Elle découvre cinq cicatrices parallèles qui courent tout le long de son avant-bras. Une image s’impose à l’esprit de Mammoth : un garçon assis sur un siège, un casque avec des électrodes sur sa tête, dans un laboratoire. Julia lui demande si ça va. Une autre image : le même jeune garçon assis tout seul à une table dans une très grande salle de bibliothèque. Une main qui se pose sur son épaule. Une aiguille qui s’enfonce dans son avant-bras.


La première partie est pleine de mystères et de questions, incitant le lecteur à établir par lui-même des liens de cause à effet, de faire des déductions pour donner du sens à l’intrigue, au comportement des personnages, à la suite des séquences, à identifier les schémas narratifs. Ce second tome présente les mêmes caractéristiques narratives que la première moitié. Pour commencer, il se lit avec une facilité déconcertante, à bonne allure, sans pour autant donner l’impression d’être creux. L’artiste réalise des dessins dans un registre descriptif et réaliste, avec un trait de contour assez fin, pas très appuyé, de rares aplats de noir, ce qui les rend très facile à lire. Chaque image semble naturelle et évidente. Au bout de quelques pages, cette facilité finit donner l’impression d’une faible quantité de cases par page, et d’une faible densité d’informations visuelles. Des cases de la largeur de la page, parfois avec un simple visage au centre. Il y a bien quelques cases comme ça, mais en fait le nombre de cases par page varie de deux à neuf le plus souvent entre cinq et sept. Les informations visuelles sont bien présentes, nombreuses et variées. Il suffit de regarder la deuxième planche et ses six cases : le sans domicile fixe allongé, sa couverture, son balluchon, son sac, la chaise à roulette, la borne incendie, la prise d’air, les déchets sur la chaussée, le petit sachet en plastique, le logo sur le comprimé, la façade de l’immeuble avec la gaine métallique, la fenêtre ouverte, la descente d’eau pluviale. La forme du récit incite le lecteur à consacrer un certain temps à la lecture du dessin en pleine page, en vis-à-vis pour repérer des indices.



Comme dans le premier tome, la narration visuelle apporte énormément d’informations de nature variée. Ne serait-ce que pour les lieux, le lecteur éprouve à chaque fois l’impression de s’y trouver aux côtés du ou des personnages : le bureau de détective dans une lumière tamisée, le quai de métro désert un peu inquiétant, le cabinet de madame Julia et sa chaude lumière rouge orangé, le palais où Mammoth apporte sa pierre sous une lumière crue du soleil, la grande pièce toute nue avec le grand tableau noir dans l’institut, le canot à moteur avec lequel Mammoth rejoint l’île sur une mer peu agitée, la salle d’étude et ses grands rayonnages dans le même institut, etc. Le lecteur se rend compte qu’il ralentit inconsciemment sa lecture à intervalle régulier pour prendre le temps de savourer une case comme la vue du dessus des toits du quartier où se trouve le bureau de Mammoth, l’urbanisme de la rue en pente, les rayonnages de la bibliothèque qui semblent infinis dans le souvenir du garçon, les couleurs du vase en verre, la grande toile noire dans son cadre, accrochée au mur, les créations du verrier qui scintillent au soleil, etc. Sous des dehors doux et simples, les pages racontent énormément de choses, avec une évidence déconcertante. Les personnages disposent tous d’une véritable identité graphique, à commencer par Mister Mammoth avec sa très haute taille et sa carrure imposante, mais aussi Weezie, Quinlan et William Carona. Les gestes et les postures s’inscrivent dans un registre réaliste, sauf pour les scènes relevant du feuilleton télévisé, où ils sont plus gracieux.


Le lecteur est d’autant plus attentif aux dessins qu’il reprend cette histoire, bien décidé à identifier les schémas en relevant les indices, à découvrir le fin mot de l’histoire, tout en savourant l’effet de surprise créé par chaque scène. Première scène : Mister Mammoth se livre à des déductions, prouvant qu’il est le meilleur détective du monde. Puis il va chercher des indices dans une sorte de laboratoire peut-être clandestin, et il va consulter une voyante, remontant la piste de fil en aiguille. Il s’agit bien d’une histoire à base d’enquête. Dès la page neuf, un souvenir resurgit, de ce garçon subissant un traitement éducatif non conventionnel et non consenti. Il ne fait pas beaucoup de doute dans l’esprit du lecteur qu’il s’agit de Mammoth enfant. En pages quinze et seize, Mammoth est de retour dans cet étrange endroit à l’écart, une sorte de grand palais totalement désert qu’il a peut-être construit lui-même. En page dix-sept, la charmante jeune femme héroïne de feuilleton télévisé menace un homme d’un pistolet, dans un grand salon luxueux, et elle l’abat, puis roule son cadavre dans un tapis. Un cartouche de texte précise : son mari l’a obligée à quitter la zone de quarantaine. Ça fait tilt pour le lecteur : effectivement il avait été question de cette histoire et la quarantaine était mentionnée dans la première partie, et il avait même laissée cette femme dans un quartier pouvant être Chinatown ou peut-être Hong-Kong.



C’est sûr : il y a une trame de fond logique sur laquelle s’agencent tous ses événements, mais elle n’est pas accessible par la simple déduction, pour le lecteur. Qu’importe, le récit s’avère riche d’autres composantes. Il y a la dimension polar : le scénariste en manie les codes avec une belle élégance, comme les remarques sur les gens riches et leurs abus, ou celles sur le mensonge, celle sur la vérité qui devient autre chose transformée par les souvenirs et le temps qui passe. Le lecteur relève également des interrogations plus philosophiques. La question sur la contrepartie de l’amour, du bonheur. Le caractère imparfait de la vie : ce n’est pas une énigme qu’on peut résoudre. La manière dont on ne peut pas se débarrasser des choses qui nous déplaisent. Le lecteur note que plusieurs termes écrits directement dans le dessin sont restés en anglais, comme Fortune Teller, Foresight, The perfect frame. Il se dit que la traductrice n’a pas forcément pu rendre compte de la polysémie de certains termes anglosaxons. Par exemple, Perfect Frame peut se concevoir littéralement comme le cadre parfait, un cadre de tableau, ou de manière littérale comme un contexte parfait, celui de l’enquête pour en apprendre plus sur soi, ou de manière imagée comme étant également le piège parfait pour faire porter le chapeau à quelqu’un. Il est vraisemblable que Kindt ait joué sur la polysémie d’autres termes en anglais et que ça ne puisse pas être reproduit à la traduction. Et puis… comme à son habitude le scénariste boucle son récit : avec une scène d’explication comme dans un polar où le détective expose ce qu’il a compris, en montrant littéralement le meilleur détective du monde à l’œuvre, et il tient ses promesses de bien plus de manières que ce à quoi s’attendait le lecteur. Sans oublier de refaire le lien entre les éléments disparates comme ce palais et la situation de l’actrice. Le lecteur peut trouver à redire sur un ou deux détails, comme la mort de l’institutrice que Mammoth aurait dû pouvoir empêcher, mais il est subjugué par les différents niveaux de résolution.


Il ne fait pas de doute que les auteurs ont conçu leur récit d’un seul tenant et que le choix de le publier en deux tomes est celui de l’éditeur pour des questions de viabilité commerciale. Cela ne retire rien au plaisir de la lecture. Jean-Denis Pendanx réalise une narration visuelle épatante par son accessibilité et sa facilité de lecture, et par sa richesse. Matt Kindt a construit un polar comme il sait en mitonner, avec une véritable enquête, avec une accroche irrésistible, celle de voir à l’œuvre le meilleur détective du monde, en manipulant avec dextérité les conventions du genre, tout en développant une réflexion touchante sur la réalité, sur le pouvoir des histoires, sur les limites de la mémoire, avec à la clef un véritable meurtre parfait.



mercredi 14 septembre 2022

Automne en baie de Somme

Elle était une saison qui sait que le temps lui est compté.

Il s’agit d’une histoire complète en un seul tome, indépendante de toute autre. Cette bande dessinée a été réalisée par Philippe Pelaez pour le scénario, et par Alexis Chabert pour les dessins et les couleurs directes. Elle comporte soixante-deux pages. Il se termine avec une postface d’une page de l’artiste expliquant pour quelle raison il a choisi 1900 à Paris. Dans ce projet, il s’est amusé à retranscrire les ambiances que son arrière-grand-mère lui a transmises, recréer un passé où il peut voyager comme un fantôme, et honorer la mémoire de ses ancêtres. Chacune des trois parties s’ouvre avec un texte de Nelly Roussel (1878-1922), extraits de son ouvrage Quelques lances rompues pour nos libertés (1910).


Sur une grande plage de la baie de Somme, se trouve un petit navire à voile, échoué sur le sable comme un animal mortellement blessé regardant une dernière fois l‘horizon, avant de se coucher définitivement sur le flanc. Un homme en train d’agoniser s’extirpe tant bien que mal de la cabine et s’allonge sur le pont. Les mouettes volent haut au-dessus du bateau. Le lendemain, la gendarmerie locale est sur place et elle accueille l’inspecteur Amaury Broyan, venu de Paris, dépêché par le ministre lui-même. Car le défunt était un riche industriel : Alexandre de Breucq. Le lieutenant Brousse lui explique que le malheureux s’est étouffé dans son propre sang, et que son agonie a dû être longue. L’inspecteur se demande si la victime connaissait son assassin, si ce dernier avait préparé le poison en étant sûr que de Breucq le prendrait, ou s’il était à bord de cette goélette, avec lui, et qu’il a pris tout son temps pour le regarder mourir.



Quelques jours après, l’inspecteur se tient à quelque distance de la mise en terre du cercueil au cimetière, accompagné par Arsène. Ils regardent les gens présents venus se recueillir : les banquiers d’un côté, les industriels de l’autre, et au milieu l’État. Un franc-maçon à la tête de l’État, un communard comme président du Conseil, et les socialistes qui gagnent encore des voix aux dernières élections municipales. Et tout ce beau monde pour enterrer le plus prometteur, le moins corrompu et le plus social des industriels. La vie est mal faite. Arsène s’écarte rapidement car la veuve Marthe de Breucq se dirige vers eux avec son garde du corps Simon. Broyan lui présente ses condoléances. Elle lui demande de passer le jeudi suivant, à dix-sept heures à son hôtel particulier. Une fois la cérémonie terminée, Elle monte dans sa calèche avec Simon et lui demande pourquoi Broyan a été choisi pour l’enquête. C’est un des policiers les plus efficaces de Paris, enfin avant les soucis avec sa défunte fille. Dans l’atelier d’Alfons Mucha, Axelle Valencourt pose pour la toile L’Automne. Elle lui fait observer que des grains commencent à se détacher de la grappe. Rien de grave : il a terminé pour aujourd’hui. Il faut qu’elle revienne dans deux jours pour terminer le tableau. Le lendemain elle a prévu d’aller au marché aux modèles place Pigalle. Le soir Thérèse sort de la prison de Saint Lazare, et elle monte dans le fiacre qui l’attend.


Pour commencer, une couverture superbe avec un mystère, une jeune femme représentée avec une manière qui évoque Alfons Mucha (1860-1939), ce qui est tout à fait intentionnel puisque cette demoiselle est le modèle qui a servi pour sa représentation de l’Automne. Le fini de la couverture est particulièrement soigné : le titre et la dorure en arc de cercle sont rendus avec une encre métallique, en légère surimpression, pour un très bel effet. En bas, le bateau échoué sur ce qui doit être une plage de la baie de Somme. Une introduction en six pages qui permet de poser le récit : une enquête policière sur le meurtre d’un industriel progressiste, un capitaine d’industrie mettant en œuvre une politique paternaliste, à la fin du dix-neuvième siècle. Elle permet aussi d’apprécier toute la palette de l’artiste. Il commence par trois pages avec plusieurs marines, très vaporeuses, un très beau rendu de l’ambiance lumineuse du ciel et du sable à deux moments différents de la journée, une goélette et des personnages détourés d’un trait fin et fragile, avec des silhouettes un peu allongées, des contours nourris par les couleurs directes. L’autre moitié se déroule d’abord dans un cimetière parisien, puis dans les rues de la capitale. La couleur directe permet de réaliser un jeu d’ombre mouvante du plus bel effet. L’artiste joue remarquablement bien du niveau de précision et du niveau d’imprécision dans les formes : le lecteur assimile facilement les contours des stèles funéraires sans avoir besoin de les voir dans le détail, et il identifie au premier regard la forme d’une colonne Morris.



Raconter un polar en bande dessinée s’avère souvent un exercice périlleux, car il faut parvenir à caser tout à un tas d’informations comme les éléments de contexte, l’histoire personnelle de la victime et de ses proches, la recherche d’indices et leur analyse, et il faut également parvenir à mettre en scène les phases de déduction sans qu’elles n’apparaissent ni trop artificielles et mécaniques, ni trop parachutées ou absconses. Le lecteur se rend vite compte que les auteurs savent inclure les informations avec une réelle élégance, et une réelle ambition. Ainsi, la victime était un riche industriel de type paternaliste, portrait qui se dessine par bribe au fil de remarques rapides. L’inspecteur a une histoire personnelle tragique qui influe directement sur ses motivations et donc la façon dont il hiérarchise ses priorités. Il dispose d’un physique avec une certaine carrure et des postures parlantes sur son caractère et ses dispositions d’esprit. La veuve éplorée est d’une réelle élégance, son maintien et sa façon de se tenir en disent également long sur son assurance et sa détermination. Axelle est magnifique de bout en bout, une beauté diaphane, avec un soupçon de mélancolie, une réelle douceur, une assurance d’une autre nature. L’artiste sait donner vie à chaque protagoniste, leur insuffler du caractère, ce qui est indispensable pour que la mécanique policière ne ressorte pas comme un artifice.


La quatrième de couverture précise que l’histoire se déroule à la Belle Époque, et même précisément en 1896. Cette année correspond effectivement à la date de réalisation du tableau Automne par Mucha. Les auteurs ne l’ont pas choisi par hasard, et le lecteur constate rapidement que l’intrigue est indissociable de la réalité historique de l’époque, qu’elle en découle, qu’elle n’aurait pas pu se passer à une autre époque. C’est donc un véritable polar qui agit comme révélateur d’une facette de la réalité sociale de la société à ce moment-là, et à cet endroit-là. Avec son air de ne pas y toucher vraiment, l’artiste réalise une reconstitution historique visuelle impressionnante. Les tenues sont d’époque, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Il est possible d’identifier les rues de Paris où se déroule chaque scène. Le lecteur finit par se rendre compte que Chabert est allé faire des recherches sur les différents modèles de voiture hippomobile en circulation à Paris, ce qui atteste du temps consacré à recréer cette époque avec authenticité. S’il ne l’a pas fait avant, le lecteur prend alors le temps de regarder les détails : les façades immeubles, la fontaine d’une place, l’évocation du cabaret Au Lapin Agile (à nouveau une mise en couleurs extraordinaire), un paravent, un intérieur bourgeois, un cabinet médical, etc. Il regarde les moulins de la Butte Montmartre et il découvre le chantier de la construction de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre (1875-1923), avec ses échafaudages et son campanile pas encore construit.



Le décor de ce chantier en cours a été proposé par le scénariste qui, lui aussi, parsème son récit de marqueurs historiques contribuant à la reconstitution. Lors du prologue, Arsène évoque Félix Faure (1841-1899), franc-maçon alors président, et Jules Méline (1838-1925), un communard alors président du Conseil. Au fil des pages, le lecteur peut relever la mention de Sarah Bernhardt (1844-1923, actrice ayant également servi de modèle Mucha), Paul Brouardel (1837-1906, médecin légiste), et une citation de Jean Jaurès (1859-1914, on recrute dans le crime pour surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère). Il y a également le titre de chacun des trois actes (Les sanglots longs – Le cœur des femmes – Morte saison) et les citations en ouverture : elles sont toutes les trois extraites du même ouvrage de Nelly Roussel (1878-1922), une libre penseuse, franc-maçonne, féministe, antinataliste, néomalthusienne et femme de lettres libertaire française, une des premières femmes à se déclarer en faveur de la contraception, et à promouvoir l’importance de l’éducation sexuelle des femmes. Tous ces éléments font partie intégrante de l’intrigue, à l’opposé de simples éléments de décor pour meubler artificiellement. L’histoire se déroule en suivant l’inspecteur, et sa façon de procéder est dictée par son caractère et son histoire personnelle. L’enquête ne se résume pas à un jeu intellectuel, mais procède des convictions du policier. Les autres personnages ne font pas figuration : les actes d’Axelle ou de Marthe reflètent également leurs convictions et leurs objectifs, à l’opposé de personnages superficiels ou interchangeables.


Le scénariste maîtrise aussi bien l’esprit que la lettre des polars. Il y a des phases de déductions, des indices, des indicateurs, quelques coups échangés, autant de conventions attendues du genre. L’enquête implique aussi bien des individus de la haute société, que des gens du peuple, et elle fait ressortir des vices cachés. Elle agit donc bien comme un révélateur de plusieurs facettes de la société de l’époque. Elle fonctionne sur ses particularités et pas indépendamment du lieu ou de l’Histoire. En un nombre limité de pages, les auteurs savent immerger le lecteur dans un environnement concret et une reconstitution historique rigoureuse. Celui-ci est sous le charme de la narration visuelle dès les premières pages, et il se prend à savourer le texte assez écrit qui parsèment les cases de la première planche. Il retrouve ce dispositif à l’occasion d’une planche dans chaque acte, venant apporter une touche littéraire et poétique à la narration. Il se laisse porter par l’enquête à la méthode naturaliste, sans essayer de devancer l’inspecteur, se retrouvant surpris à plusieurs reprises par ces découvertes, et révulsé par l’horreur du véritable crime. Excellent.