Lorsqu’on sème l’injustice, on récolte la haine.
Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 1 (1987). Il a été publié pour la première fois en 1989, après une prépublication la même année dans le magazine Corto Maltese. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs qui compte 60 planches en couleurs. Elle a été réalisée par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Ce tome a été réédité dans Carnets d’Orient – Intégrale 1 : 1830-1954. Ce tome s’ouvre avec une introduction rédigée par Jean-Claude Carrière (1931-2021), écrivain, scénariste, parolier, metteur en scène, ayant également écrit sur l’Algérie. Il évoque le jeu que constitue cette bande dessinée historique, une reconstitution d’une réalité évanouie, que l’auteur n’a pas connue, à la fois un récit qui semble pris sur le vif, à la fois des illusions artificielles, et en même temps un jeu avec le temps, un chevauchement d’illusions successives.
Nice, le 2 juin 1871, Amélie, une jeune femme, travaille comme domestique chez une riche bourgeoise. Elle contemple un magnifique tableau orientalisant, une vue plongeante selon un angle incliné dans un café. Dans ses mains, elle porte un grand pot avec une plante. Elle entend sa patronne qui crie son prénom à plusieurs reprises. Elle la retrouve assise dans son fauteuil au salon. La dame âgée se plaint de ne pas savoir ce qu’elle a fait de sa sonnette. Elle lui indique qu’elle a reçu une lettre pour elle, et lui prie de bien vouloir prendre ses dispositions pour que dorénavant son courrier n’arrive pas sur son bureau. Elle lui remet la lettre et indique à son employée de vaquer à ses tâches, et de lui ramener sa sonnette si elle la retrouve. Amélie sort de la pièce avec sa lettre et retire la sonnette de sa robe pour la mettre dans un pot de fleur d’ornement. Elle va prendre le linge à laver et sort pour rejoindre le Var où de nombreuses femmes sont déjà l’œuvre pour laver.
Amélie pose son panier, s’assoit et ouvre la lettre. Elle émane de son amoureux Victor Barthélémy. Il lui écrit depuis Paris. La missive commence ainsi : aujourd’hui, le 4 septembre 1870, l’Empire est tombé à Sedan. La République est proclamée ! Au moment où l’incapacité des uns et la trahison des autres, livrent les frontières aux Prussiens, le peuple de France doit se battre pour soutenir le gouvernement de la défense nationale. On aime la liberté dans le pays de Garibaldi. Il faut constituer des corps francs de volontaires. Il faut défendre la Patrie en danger. Et la République. La place Napoléon vient d’être rebaptisée place Garibaldi. On dit qu’il a quitté l’Italie et doit arriver à Marseille pour se battre en France avec ses chemises rouges. Les bourgeois hésitent : la défaite va rendre Nice à l’Italie, la Savoie à la Suisse, ou Garibaldi vient mettre son épée au service de la France, et les Niçois aiment mieux voir Nice dans la France républicaine que dans l’Italie Monarchiste. En novembre, le lieutenant Barthélémy est appelé par le capitaine Broussaud pour porter une missive dans Paris intramuros, en traversant les lignes prussiennes.
Ce deuxième tome n’est pas la continuation directe du premier, puisque le personnage principal change, passant du peintre Joseph Constant et de son ami Mario Puzzo, à un couple Amélie & Victor Barthélémy. De même, le récit est passé de l’année 1836 aux années 1870 et 1871. Il existe un lien puisque Amélie a posé pour le peintre. L’Algérie constitue un deuxième lien évident puisque le récit présente un nouveau moment choisi de son histoire. Le récit débute à Nice, dans une grande maison bourgeoisie. Il se poursuit à Paris en mai 1871, après la bataille de Sedan, après la chute du second empire. Il reprend en fait le 29 mai 1871, juste après le dernier jour de la Commune de Paris, une insurrection qui dura soixante-douze jours, du 18 mars à la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871. Il se produit alors un court retour en arrière : Victor évoque la présence des Prussiens sur le sol français. Le lecteur fait immédiatement le parallèle avec la présence des Français sur le sol algérien, une forme d’occupation tout aussi caractérisée. Comme pour le premier tome, l’auteur enracine sa bande dessinée dans l’Histoire : la Commune de Paris, l’installation des colons dans leurs concessions, les Kabyles, Boumezrag El Mokrani (1836-1905), les Berbères ou Imazighen, les bureaux arabes. Victor est même présenté à deux écrivains français : Émile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890) en Kabylie, une évocation de leur séjour qui aboutira à leur ouvrage Une campagne en Kabylie (1873). Le fil directeur du récit reste également de nature romantique : un jeune couple ayant décidé de quitter la France et une vie sans avenir, cantonnés à être asservis à une bourgeoisie à laquelle ils n’accèderont jamais. Ils vont s’installer dans un autre pays où ils pourront construire une vie plus juste, à la force de leurs bras.
Le lecteur retrouve avec grand plaisir la narration visuelle : des dessins descriptifs avec un trait de contour net et précis, fin et assuré, rehaussés par une mise en couleurs de type aquarelle apportant reliefs et ambiances lumineuses, de manière élégante et harmonieuse. Il commence par admirer la toile de Joseph Constant (une très belle scène dans un grand salon, avec de magnifiques tapis). Puis il découvre la tenue de domestique d’Amélie avec son tablier blanc, la lourde robe de la propriétaire âgée, les uniformes des soldats français, les habits des tribus kabyles, les tenues plus simples des colons. Il se régale des paysages : une foule rassemblée sur un pont parisien, la campagne enneigée dans la grande banlieue parisienne, la vue d’Alger depuis la mer Méditerranée, les magnifiques montagnes de Kabylie, un village fortifié. L’artiste semble avoir gagné en assurance pour le repérage de ses prises de vue : il est devenu un chef décorateur très habile pour développer la dimension esthétique engendrée par les environnements.
Conscient de la nature de l’entreprise dans laquelle s’est lancé l’auteur, l’horizon d’attente du lecteur comprend des moments d’exposition sur la situation géopolitique. Il n’est pas surpris que dans sa lettre Victor évoque les espoirs des communards et l’horreur de la semaine sanglante (même si c’est de manière un peu rapide), ou que le capitaine Broussaud se lance dans une explication sur ce qu’étaient les bureaux arabes. Il constate que ces moments d’exposition s’avèrent même plutôt digestes par rapport à d’autres séries de nature historique, et qu’ils s’intègrent de manière organique aux différentes étapes de l’installation du jeune couple en tant que colons. L’auteur ne développe que les points dont il a absolument besoin dans son intrigue, laissant la liberté au lecteur de se renseigner plus avant sur des événements ou sur des personnages historiques qui ne sont qu’évoqués. Ladite intrigue progresse rapidement. Elle comprend des moments d’action : le franchissement des lignes prussiennes par le messager, une démonstration d’adresse par la troupe du caïd Sidi Ali Ben Zouira, le siège d’une petite ville fortifiée, une poursuite à cheval. Dans le même temps, le dosage a été réalisé avec une précision extraordinaire, de manière à rester dans un registre naturaliste, sans exploit impossible ou trop spectaculaire.
À la phase de conquête du pays évoquée dans le premier tome, succède la phase de colonisation. Celle-ci est abordée sous l’angle d’un jeune homme métropolitain amené à quitter la France pour s’installer dans un autre pays où il lui a été promis des terres. Jacques Ferrandez s’en tient à son principe de départ : pas de bons ou de méchants, mais des êtres humains avec chacun leur histoire, leurs aspirations, leur culture, leurs valeurs. Le lecteur découvre Victor Barthélémy au travers de ses actes : engagé dans l’armée, militaire courageux, refusant de tirer sur le peuple, dur à la tâche quand il comprend qu’il n’y a pas de concession à son arrivée et qu’il doit réaliser des tâches de manutention mal rémunérées. Amélie est faite de la même étoffe : refusant d’être cantonnée au rôle de domestique, tentant sa chance avec un homme qu’elle connaît peu dans un pays dont elle ne sait rien. Le capitaine Broussaud apparaît comme un militaire droit dans ses bottes, près à charger l’ennemi et à le tuer, à engager ses hommes dans un combat qu’il sait meurtrier, mais aussi convaincu de la nécessité de dialoguer avec les autochtones, tout en conservant une position d’autorité. Aucun d’eux ne sont des profiteurs sans morale, ou des prédateurs sanguinaires.
Dans un premier temps, la narration semble se tenir un peu éloignée du point de vue algérien. L’arrivée dans ce pays ne se fait qu’en planche 15. Il n’y a pas de personnage indigène de premier plan. Leurs us et coutumes ne sont décrits qu’au travers de la vision française, rarement sous un jour positif. D’un autre côté, cette façon de faire met en évidence que les métropolitains s’expriment avec le point de vue que leur donne leur culture et leur position de conquérants et d’occupants. Le lecteur en prend rapidement conscience et relève plusieurs observations sur la situation d’occupation et sur les conflits armés. Pour commencer, les militaires ne sont pas si bien accueillis que ça en Algérie par les civils français eux-mêmes qui voient en eux des capitulards. Le capitaine Broussaud fait le constat que les français doivent s’occuper des arabes et respecter leurs coutumes, et leur religion. Il faut être patient et modeste. Au lieu d’apporter la civilisation, on a cantonné les indigènes en leur prenant leurs terres. Le militaire déclare qu’il ne croit pas à la colonisation terrienne. Ce que veulent les colons et les aventuriers de tout poil, c’est repousser toute la population indigène au désert comme l’ont fait les pionniers américains avec les Indiens. Les Européens doivent se contenter des villes pour l’industrie et le commerce. Il faut laisser la terre aux indigènes pour la culture et l’élevage. Mais on les a déjà largement dépossédés. Ce tome se termine avec Victor agitant ses documents de propriété de sa concession sous le nez des Algériens qu’il emploie comme ouvriers agricoles en déclarant que c’est maintenant ici chez lui. Le constat est accablant : c’est l’Histoire des Indiens qui se répètent et la stratégie qui entérine déjà l’échec et les conflits. En creux, l’auteur a brossé le portrait d’un peuple spolié de ses terres.
Après la conquête, la colonisation. La narration visuelle reste impeccable dans sa capacité à projeter le lecteur dans les paysages de l’Algérie, au milieu des Européens et des Arabes. L’écriture est formidable montrant des êtres humains dont les comportements sont façonnés par leur histoire, par celle de leur société, ni bons, ni mauvais. Certains colons ont été envoyés d’autorité en Algérie, sans choix. Certains viennent pour travailler et se faire une vie de dur labeur, en toute bonne foi. Pour autant, leurs bonnes intentions se concrétisent par des actes d’oppression, même s’ils ne les considèrent pas comme tels.
"Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 1 (1987). Il a été publié pour la première fois en 1989" - Deux ans pour produire un second tome en solo, avec toutes les recherches que cela implique. Je pense que ce n'est pas mal.
RépondreSupprimer"Le lecteur retrouve avec grand plaisir la narration visuelle" - Joli paragraphe. Je note qu'il y a là une belle diversité de paysages, comme tu l'énumères. Les grandes villes, la campagne, la montagne, la mer...
"l’horreur de la semaine sanglante (même si c’est de manière un peu rapide)" - En même temps, ça aurait certainement été hors sujet, non ? Comme tu le disais dans le premier tome, l'auteur "doit choisir les événements qu'il va évoquer".
"Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian" - Voilà des auteurs dont j'ai maintes fois entendu parler, mais je n'ai encore jamais rien lu d'eux. À l'occasion, pourquoi pas "Une campagne en Kabylie", puisque tu en parles ici...
"Ils vont s’installer dans un autre pays où ils pourront construire une vie plus juste, à la force de leurs bras." - N'est-ce pas le fantasme de tout colon ordinaire, au fond ?
Avec Jeanne la mâle reine, c'est une autre série qui me demande des efforts conséquents pour m'astreindre à vérifier la nature et la chronologie des événements historiques. C'est la raison pour laquelle l'évocation en passant d'un événement me saute à la figure : je dois alors (après coup) aller consulter une et souvent plusieurs pages wikipedia pour me faire une idée de quoi il retourne.
SupprimerUn bon exemple : Erckmann-Chatrian, un nom peut-être croisé une fois, deux maximum, présenté comme un marqueur évident dans le cours du récit, sans aucune information. Vite ! Wikipedia :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Erckmann-Chatrian
Le fantasme du colon ordinaire : je n'y avais pas réfléchi, mais cela me semble une évidence maintenant que je t'ai lu.