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mardi 25 septembre 2018

Midi-Minuit

Les imprévus ne font pas seulement partie du voyage, ils sont le voyage.

Il s'agit d'une histoire compète en 1 tome, indépendante de toute autre, initialement parue en 2018. Le scénario a été écrit par Doug Headline (Tristan Jean Manchette, cofondateur du magazine Starfix), et les dessins ont été réalisés par Massimo Semerano. Le tome commence par une introduction d'une page écrite par Hélène Cattet et Bruno Forzani (couple de réalisateurs français), en mars 2018. Ce tome se termine avec la filmographie de Marco Corvo (13 films entre 1959 e 1975), quelques points de repère sur le cinéma populaire de genre en Italie, de l'après-guerre aux années 1980, un article consacré au Giallo (intitulé Anatomie d'un genre), une liste de 32 Giallo indispensables sortis en 1952 et 1982, et enfin la liste des films dont une image ou plusieurs apparaissent dans la bande dessinée (au nombre de 32).

C'était une autre époque, celle où les cinémas de quartier ne désemplissaient pas et projetaient des films de genre. Mais ces années sont révolues, et la pellicule a laissé la place à la vidéo, puis bientôt au numérique. En 1998, François Renard (surnommé Godzy) et Christophe Lemaire sortent d'une projection à la cinémathèque de Paris. Ils rejoignent un groupe de cinéphiles aimant les films de mauvais genre, dans un restaurant asiatique. Ils font part à leurs amis de leur départ prochain pour l'Italie, afin d'aller interviewer le mythique réalisateur de Giallo, Marco Corvo qui vit en reclus depuis 25 ans. Ils ont décroché cet entretien exclusif grâce à Dino d'Angelo, leur ami italien. Ils emportent chacun une caméra pour être sûr de ne rien rater. La veille du départ, François Renard fait un cauchemar en rêvant au film Lumière noire, de Marco Corvo, jamais achevé. Le voyage en avion se déroule sans anicroche et ils sont accueillis par Dino à l'aéroport, mais épié à leur insu par un individu en gabardine. Dino les emmène chez lui à Bologne où il les héberge. Le soir, ils évoquent rapidement la carrière de Marco Corvo, et son arrêt brutal en 1975, suite à la disparition de Luisa Diamanti son actrice fétiche.


Le lendemain matin, c'est le chauffeur privé de Marco Corvo qui vient les chercher en limousine pour leur premier entretien. Il les conduit dans une villa isolée, éloignée de Bologne. Sur place ils sont accueillis par Alessandra Vasco, la gouvernante du réalisateur. Elle leur interdit de filmer la façade de la villa pour éviter qu'elle ne puisse être localisée. Avant le premier entretien, elle leur expose les 3 règles à respecter. Un : la santé de monsieur Corvo est fragile. S'il vous demande faire une pause, vous arrêtez l'interview. Si vous voyez qu'il se fatigue, c'est vous qui devez lui proposer d'arrêter. Deux : vous ne devez jamais lui parler de Luisa Diamanti. Jamais. Trois : quand monsieur Corvo dit que l'entretien est fini, il est fini. S'il est satisfait, vous reviendrez demain. François Renard et Christophe Lemaire se retrouvent enfin face à Marco Corvo, dans son fauteuil roulant, derrière son bureau. Il leur demande pourquoi ils s'intéressent à lui, afin de tester leur motivation.


En découvrant le titre et la couverture, le lecteur peut s'interroger sur le genre de public visé. En effet Midi-Minuit fait référence à un cinéma de quartier le Midi-Minuit sis 14 Boulevard Poissonnière à Paris en face du Grand Rex. La première séquence revient sur l'essor des cinémas de quartier et la projection de films en marge, hors norme, qualifiés de cinéma-bis, ou classé dans le mauvais genre. Cette introduction permet à un lecteur néophyte de disposer du contexte culturel pour apprécier l'histoire qui suit. Doug Headline rend hommage à un genre très particulier qui est celui du Giallo, un genre de film d'exploitation mêlant policier, horreur et érotisme, ayant connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980. D'ailleurs le lecteur découvre une enquête qui reprend certaines conventions de ce genre. Il y a une enquête policière en arrière-plan (la mystérieuse disparition de Luisa Diamanti, l'égérie de Marco Corvo), les crimes sordides des 3 critiques de films (policier + horreur), et une touche très légère d'érotisme sans nudité (plutôt de la sensualité à la limite de la parodie). Néanmoins la dynamique principale de l'histoire repose sur les entretiens avec le réalisateur Marco Corvo qui évoque sa carrière, et donc l'évolution du Giallo au travers de ses propres films.


En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut être plus intéressé par le mystère de la disparition de Luisa Diamanti) ou par la carrière de Marco Corvo. Dans les 2 cas, il se rend compte qu'il prend plaisir aux entretiens successifs entre les 2 journaliste et le réalisateur. Même s'il ne s'intéresse pas au Giallo, il se prend au jeu de découvrir la vie de ce réalisateur fictif. Les auteurs prennent bien soin de rester accessibles pour les néophytes, en apportant les éléments de contexte nécessaires, sans se laisser emporter par leur sujet. Par exemple, il est question de Cinecittà, le complexe de studios cinématographiques italien fondé en 1937 et situé à Rome. Pour autant, ils ne se lancent pas dans l'historique des studios. Ils évoquent précisément la fin des années 1950, et les collaborations informelles entre les grands réalisateurs italiens de l'époque, et les réalisateurs de film de genre à petit budget. Ainsi le lecteur novice peut se faire une idée des interactions entre ces différents créateurs, et comprendre que tous pouvaient avoir des ambitions artistiques, concrétisées en fonction des moyens budgétaires alloués à leur film. Doug Headline sait utiliser les anecdotes pertinentes à bon escient, comme celle sur l'utilisation des chutes de pellicule. Marco Corvo explique : il fallait stopper les acteurs en plein milieu des prises, leur interdire de bouger, recharger le magasin, reprendre le texte à la syllabe où ils s'étaient interrompus… Voilà pourquoi j'ai réduit le dialogue au maximum dans ce film. La reconstitution historique de cette période et de ce milieu est ainsi rendue accessible et concrète au néophyte.


Dans le même temps, le scénariste nourrit son récit d'éléments provenant de son expertise en la matière. Il peut s'agir d'une référence à une actrice emblématique des Giallo comme Marisa Belli (1933-, Maria Luisa Scavoni de son vrai nom), ou des affiches ou des images de films, utilisées pour les citer ou réappropriées dans l'évocation ou la filmographie de Marco Corvo : 32 références qui ne parleront qu'aux experts du genre, comme Maciste contro il vampiro (1961), Quella sporca soria nel West (1968), Sette orchidee macchiate di Rosso (1972). Néanmoins ces références pointues apportent également des éléments d'informations pour le lecteur novice en matière de Giallo. Doug Headline réussit donc son pari de concilier un récit tout public, avec une évocation docte du genre parlant aux érudits en la matière. Du coup, le lecteur prend vite conscience qu'il est plus captivé par cette évocation du Giallo que par la trame policière. Cette dernière est bien construite, mais la manière de la raconter emprunte aux conventions du Giallo et peut décevoir les amateurs de récits policiers réalistes.


En regardant la couverture, le lecteur s'interroge sur le genre de dessins qu'il va découvrir à l'intérieur car il s'agit d'une savante composition à base d'un buste détouré au crayon avec des surimpressions d'affiches de film floutées, pour un résultat impressionniste teinté de surréalisme. Dès la première séquence, il découvre des dessins plus conventionnels, de nature descriptive, avec un bon degré de réalisme, et un degré de simplification les rendant faciles à lire. Les traits de contour de Massimo Semerano sont un peu lâches, ce qui donne une impression plus spontanée aux personnages. Les visages sont variés et les morphologies différenciées. Le dessinateur appuie une ou deux caractéristiques graphiques comme le nez pointu de Christophe Lemaire, la carrure impressionnante de François Renard, ou la plastique irréprochable d'Alessandra Vasco. Ce sont les seules particularités avec un soupçon d'exagération, les autres protagonistes étant normaux et différenciés les uns des autres. Les traits de visage et les contours de silhouette ne sont pas affinés pour avoir des contours bien lissés, mais les personnages sont expressifs, avec des postures naturelles.


Massimo Semerano représente les décors avec un niveau de détails satisfaisant et une bonne régularité (dans plus de 90% des cases. Cela participe à la bonne qualité de l'immersion du lecteur qui peut voir les différences d'aménagement intérieur entre l'appartement de Dino d'Angelo, la pièce servant de bureau au commissaire Fornaroli, la villa plus cossue de Marco Corvo, etc. Cela concourt également à la tangibilité de la reconstitution géographique (les rues de Bologne), et historique, à la fois pour les plateaux de tournages, les costumes et les décors des films. Les auteurs ont pris le parti d'intégrer des images extraites de Giallo, soit de manière brute, comme une illustration d'un des films qu'est en train d'évoquer Marco Corvo ou un autre personnage, soit avec un traitement infographique sur la texture ou les couleurs pour plus évoquer une manière de concevoir la mise en scène ou d'exprimer une émotion ou un concept. Ce choix graphique fonctionne très bien dans le contexte de l'histoire, donnant à voir au lecteur ce dont parlent les personnages. Massimo Semerano reprend les conventions du Giallo pour les scènes d'action, en dramatisant un tantinet leur mise en scène, qu'il s'agisse des meurtres de critiques ou d'un accident de voiture. Le lecteur peut y voir la volonté de participer à la mise en abîme d'un récit sur le genre Giallo prenant les formes d'un Giallo.


Au fil des entretiens avec Marco Corvo, les auteurs évoquent les ambitions d'auteur des réalisateurs de Giallo. Le lecteur peut donc aussi recevoir cette lecture comme une évocation d'un genre, et au-delà la démarche de créateurs originaux utilisant un genre cinématographique pour évoquer des thèmes universels. Doug Headline se montre des plus convaincants en mettant en scène comment les conventions de genre, les exagérations propres à un genre peuvent être utilisées à bon escient pour faire ressortir des considérations sur la condition humaine, avec plus de force qu'une observation naturaliste. Il évoque aussi une industrie soumise à une logique économique de production, à la fois budgétaire (l'utilisation des chutes de pellicule), à la fois de production (600 westerns, spaghetti ou non, produits en Italie en 10 ans). Il intègre également quelques remarques pince-sans-rire comme celle sur l'impact très relatif des critiques, et leur pertinence elle aussi très relative.



Venu pour une simple évocation du genre Giallo, le lecteur ressort de Midi-Minuit avec le plaisir d'avoir lu une vraie histoire, même si la dimension policière reste assez convenue, bénéficiant d'une narration visuelle vivante et nourrie. En fonction de son degré de familiarité avec le Giallo, il aura eu le plaisir de découvrir les conventions propres à ce genre, ainsi que la manière dont des auteurs les ont utilisés, ou de découvrir un discours s'adressant aussi à des connaisseurs pour une réflexion sur le genre, nourrie par des références pointues et pertinentes. En prenant un peu de recul, il ressort avec un constat sur la manière dont des auteurs peuvent s'accommoder des contraintes industrielles de production de leur œuvre, et sur les plages de liberté qu'offrent les œuvres de (mauvais) genre, ainsi que sur leur capacité à exprimer des émotions et des constats avec plus de force.


mercredi 19 septembre 2018

Deux Cons, Tome 2

Vous êtes ici.

Ce tome fait suite à Deux cons  (2006) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. Il s'agit d'un album paru pour la première fois en 2018, écrit et dessiné par Tronchet qui a également réalisé la mise en couleurs.

Ce tome regroupe 29 gags répartis sur 46 pages de bandes dessinées. Chaque gag correspond à une histoire sur 1 ou 2 pages, avec 1 de 3 pages. Ils mettent en scène 2 personnages, des hommes d'un âge indéterminé, entre 20 et 35 ans à vue de nez, qui vivent dans le même appartement et partagent le même lit. Ils disposent visiblement de leur autonomie financière et ne semblent pas avoir d'attache avec des proches, de la famille ou des copains. Ils réfléchissent à haute de voix sur des sujets très variés, se posant beaucoup de questions, et établissant des constats au travers desquels ils remettent en question ce qui relève du sens commun, mais qui pourrait bien être trompeur. Dans ce tome-ci il ne leur est donné un nom qu'à une seule reprise ; ils s'appellent toujours Patacrêpe et Couyalère comme dans le premier recueil de gags. En ouverture, ils reprennent les constats qui relèvent du sens commun : une tartine tombe toujours du côté confiture, un chat retombe toujours sur ses pattes.

Pour le deuxième gag, alors qu'ils s'apprêtent à partir en vacances, les 2 compères sont confrontés au fait que les vacances sont le contraire du travail. Or comme ils ne font rien de leur journée, ils deviennent très inquiets à l'idée de ce que peut être le contraire de leur quotidien, ce qui remet en cause leur projet. La suite de leur quotidien se montre tout autant source de réflexions fondées sur une logique inébranlable générée par une assurance complète en leur capacité, fut-il le manque de discernement. C'est ainsi qu'ils vont s'interroger le cycle de retour des allemands envahissant la France, sur la possibilité de semer un indicateur de localisation (le fameux Vous êtes ici), sur la façon de déjouer des fourmis pour qu'elles ne se pointent pas systématiquement à leur pique-nique, sur les sacrifices moraux et émotionnels pour réussir à Paris, sur une expression du langage courant, sur leur bilan carbone, sur leur absence de succès auprès de la gente féminine. Ils commentent également 5 matchs de foot différents pour essayer de déterminer la bonne tactique face à chacun de ces pays.


Le titre et le dialogue de couverture annoncent la couleur sans ambages : Patacrêpe et Couyalère ne sont pas très futés et leurs raisonnements génèrent un humour absurde. S'il a lu le premier tome, le lecteur retrouve avec plaisir ces 2 individus dépourvus de toute once de méchanceté, et prenant plutôt la vie du bon côté, au vu de leur absence de réussite dans quelque domaine que ce soit, à commencer avec les femmes. Il retrouve aussi les dessins caricaturaux de Tronchet, à commencer par la trogne de ses deux personnages principaux. S'il s'amuse à détailler ce qui est représenté, le lecteur voit tout de suite que ça ne tient pas la route. Dans chaque case où il apparaît, Patacrêpe conserve la bouche ouverte, montrant ses énormes dents du dessus, d'une blancheur éclatante, d'une taille impossible, dans un rictus qui provoquerait des crevasses dans les lèvres de toute personne normalement constituée. Sa coiffure ne se compose que de cheveux rebelles dressés droits sur sa tête. Ses doigts sont boudinés et ils ne sont qu'au nombre de quatre par main, comme pour son compère. Le visage de Couyalère est un moins ingrat car il arrive à fermer sa bouche, même s'il a souvent un air un peu idiot. Par contre il n'a littéralement que trois poils sur le caillou. Ils ont tous les deux des épaules tombantes, et sont affublés d'une énorme salopette dont on ne peut pas dire qu'elle les mette en valeur. Ils portent également toujours le même pull à rayure rouge, ainsi que d'énormes godasses pour être plus stables, à défaut d'avoir les pieds sur terre.


Même le lecteur le moins futé comprend vite qu'il s'agit de dessins s'inscrivant dans le registre de la caricature comique, aussi bien pour les personnages, que pour les décors. Tronchet représente à gros traits le carrelage de la cuisine, les façades d'immeuble, les pavés d'une rue, les véhicules garés, les rayons d'un supermarché, ou les immeubles de New York. Pour autant, le lecteur voit tout de suite où se déroule chaque scène, il est impressionné par la taille des gratte-ciels newyorkais, il aimerait bien se promener sur la plage au coucher de soleil (mais loin de Couyalère & Patacrêpe), et il serait presque tenté par leur canapé pour regarder un match de foot (mais sans eux).

Malgré le rictus vissé sur le visage de Patacrêpe et l'air de chien battu de Couyalère, ces personnages parviennent à dégager d'autres émotions comme le désarroi, l'entrain, la satisfaction d'avoir déjoué un piège tendu par la vie ou d'avoir réussi malgré les embûches, l'angoisse (de la perte de valeurs morales), une colère (provoquée) sans retenue jusqu'à la haine, etc. Si les personnages sont représentés de manière caricaturale, et les décors à grands traits, ils ne donnent jamais l'impression d'évoluer sur une scène. Ils se déplacent en fonction des caractéristiques du décor interagissant avec, ce qui offre plus d'intérêt visuel que 2 comiques en train de gesticuler. Le lecteur peut plus facilement se projeter dans les situations, et même se reconnaître dans les personnages. En effet, Couyalère et Patacrêpe ont un comportement très normal, dans leurs gestes, ainsi que dans l'amitié qui les unit. S'ils peuvent parfois se montrer suffisants ou méprisants, il ne s'agit que d'une phase dans leur réflexion, et ils ne sont jamais agressifs, verbalement ou encore moins physiquement, vis-à-vis d'autrui. Les dessins montrent 2 individus foncièrement gentils et attentifs entre eux et envers les autres.


Comme dans le premier tome, il faut un petit peu de temps avant de se laisser convaincre par les gags, pour s'adapter à leur humour. Tronchet commence par reprendre un postulat éculé, celui de la tartine qui retombe toujours côté confiture, et du chat qui retombe toujours sur ses pattes. Le lecteur voit venir la chute dès la troisième case, et l'auteur ne renouvelle pas le gag, même s'il en propose une variation en introduisant la génétique dedans. Le troisième gag part également d'un point souvent utilisé : la mention Vous êtes ici, sur les plans dans les rues. Le lecteur peut aussi manquer d'enthousiasme pour les 5 gags concernant le football, surtout si lui-même ne s'y intéresse pas. Mais, comme dans le premier tome, le charme opère insidieusement, et il se rend compte qu'il est vite impliqué émotionnellement par le désarroi ou la détresse émotionnelle des 2 compères, et pas seulement parce qu'ils n'arrivent pas à pécho. Leur inadaptation sociale renvoie le lecteur à ses propres limites, à ses propres difficultés à comprendre ou interpréter les lois qui régissent le monde qui l'entoure.


Au fil des gags, Didier Vasseur aborde bien d'autres thèmes comme les vacances, la nostalgie de l'enfance, l'ambition de la réussite, les bagnoles et les filles, l'infini de l'océan, la connaissance de l'avenir, le mystère des grandes pyramides, et même la fin du monde. Sans égrainer les sujets à la mode ou jouer la démagogie à partir des sujets les plus racoleurs, il évoque des interrogations bien humaines allant du quotidien (mais sans les languettes de portion de Vache-qui-rit ou les boîtes de raviolis), au questionnement métaphysique, en passant par les grandes énigmes de l'Histoire. À chaque fois, le lecteur observe le degré d'inadaptation sociale de Couyalère & Patacrêpe. À chaque fois, leurs efforts pour interpréter ce qu'ils perçoivent de la réalité et ce que cela implique renvoie le lecteur à ses propres efforts en la matière. Il se reconnaît non pas dans le questionnement sur ces sujets-là, mais dans la démarche, et dans l'humilité nécessaire pour les aborder. Même si les technologies du vingt-et-unième siècle ont mis la connaissance à portée de clic, l'étendue des savoirs est devenue infinie, impossible à explorer pour un unique individu. Finalement le comportement de Couyalère & Patacrêpe constitue une forme d'adaptation à un univers devenant de plus en plus incompréhensible pour le commun des mortels au fur et à mesure que les scientifiques et les experts s'aventurent toujours plus loin et couvrent plus de territoire.


La couverture fait une étrange proposition au lecteur, celle de suivre deux abrutis se ridiculiser tant et plus à chaque fois qu'ils ouvrent la bouche. La lecture commence doucement sur la base d'un gag au ressort mainte fois utilisé, avec ces deux individus bêtes, mais pas méchants. Le lecteur apprécie que l'auteur soit un bédéaste confirmé qui ne se contente pas d'une mise en scène minimaliste. Les dessins plongent le lecteur dans des situations du quotidien bien ancrés dans des décors concrets. Il se produit alors un effet de mise en perspective des réactions et des raisonnements de Couyalère & Patacrêpe, le lecteur y voyant un reflet de ses propres difficultés à comprendre la réalité, à déchiffrer les étonnements du quotidien. En outre, Tronchet dispose d'un bon sens du rythme et de l'humour, avec des gags drôles, quelques jeux de mots irrésistibles (le gaz de chips) et la promesse implicite de la lecture est tenue : faire rire le lecteur.


mercredi 12 septembre 2018

China Li, Tome 1 : Shanghai

Avec les années, l'orifice urétral tend à s'obstruer.

Il s'agit du premier tome d'une trilogie. Il est initialement paru en 2018, écrit par Maryse et Jean-François Charles, dessinés et peint par ce dernier. Ces époux sont également les auteurs des séries India Dreams, War and dreams, de récits en 1 tome comme L'herbe folle, et de récits avec d'autres dessinateurs comme Far Away avec Gabriele Gamberini.

Au temps présent, un individu pénètre tardivement dans un restaurant chinois appelé La rivière Li, alors que Biyu, une jeune femme, est en train d'y passer la serpillière. Il accroche son manteau et son chapeau au portemanteau et commence à commander. La patronne sort de la cuisine et lui indique que le restaurant est fermé. Il reste assis et lui indique qu'il a retrouvé Li et qu'il prendrait bien une bière chinoise. Le cuistot accepte de le servir et demande à Biyu d'abaisser le rideau de fer. La femme appelle deux autres membres de la famille pour qu'ils viennent écouter ce que le représentant de l'étude Dupont-Bedon de Mourmelon a à leur raconter. Il commence son récit en Chine dans les années 1920. Une enfant prénommée Li est emmenée par son oncle sur une barque vers la gare la plus proche. Frère Aîné l'a jouée et l'a perdue au jeu, au profit d'un individu appelé Zhang Xi Shun qui réside à Shanghai.

L'oncle dépose la jeune Li au train qui en voit pour la première fois, avec un écriteau autour du cou indiquant quelle est sa destination et à qui elle doit être remise. Débarquée à la gare de Shanghai, elle est repérée par un blanc (surnommé Tête de Rat) qui soudoie un policier pour qu'il aille la chercher et lui livrer. Tête de Rat viole Li, alors qu'elle est encore prépubère. Le policier qui avait détourné Li de son chemin vient la rechercher alors qu'elle gît sans connaissance. Il est accompagné de son supérieur hiérarchique qui sait lire et qui se rend compte qu'elle doit être livrée à Zhang Xi Shun, l'un des dirigeants de la triade appelée la Bande Verte. Il indique au policier qu'il doit héler un pousse-pousse et le payer de sa poche, avec l'argent qu'il a récupéré de Tête de Rat. Le pousse-pousse passe à côté d'une émeute en pleine rue, vite réprimée par la police. Il dépose Li à l'adresse indiquée, à la vue de Zhang Xi Shun. Ce dernier se souvient de la dette contractée par le fils de l'ancien préfet et ordonne que Li soit confiée à mère Soong. Accompagné ses hommes, il se rend ensuite dans l'une des plus importantes fumeries d'opium de Shanghai dont le responsable ne s'est pas acquitté de sa dette dans les délais.


La quatrième de couverture annonce clairement qu'il s'agit d'une trilogie et que le récit débute en Chine dans les années 1920 et se poursuit dans d'autres contrées dans les tomes suivants. Les auteurs ont pris le parti d'utiliser une introduction se déroulant dans le présent pour renforcer la perspective historique de leur récit annonçant dès le départ que Li a vécu plus de 80 ans, inscrivant l'histoire de Li dans une forme romanesque montrant son destin. Avec une telle séquence d'ouverture, le lecteur comprend que Li est le personnage central, mais que son premier rôle ne lui assure pas le devant de la scène. Elle apparaît dans 23 pages sur 58. Effectivement sa vie s'inscrit dans un contexte géopolitique et est façonnée par les événements historiques. À l'évidence, les auteurs ne peuvent pas retranscrire toute la complexité et la richesse de la situation de la Chine à cette époque, et des forces historiques qui ont mené à cette configuration. Ils ont choisi d'évoquer les prémices des bouleversements à venir par leur manifestation directe (une émeute, les trafics de la Bande Verte et leurs enjeux économiques, l'installation des soldats de Tchang Kaï-chek), ainsi que par les nouvelles qu'annoncent certains personnages, comme Aza Flore à Zhang Xi Shun dans le cabaret l'Orchidée Rouge. Ce mode narratif permet de conserver la fluidité de la narration sans l'alourdir par de pesants exposés historiques. En fonction de sa culture, le lecteur peut alors se retrouver tout aussi surpris que les personnages par des événements soudains qui apparaissent arbitraires, ou alors rattacher lesdits événements à ce qu'il sait de cette période historique. Les auteurs ont intégré 3 pages de notes après la dernière page de bande dessinée contenant des synthèses rapides sur les Guerres de l'Opium, Sun Yat-Sen, Tchang Kaï-chek, les eunuques, les Seigneur de la Guerre, le Kominterm, le Kouo-Min-Tang et les nattes. Ainsi le lecteur ignorant de l'époque peut trouver des éléments supplémentaires rapides à assimiler, ce qui peut éventuellement susciter en lui l'envie de consulter des ouvrages historiques spécialisés.


En outre, la reconstitution historique est également assurée par les dessins. Jean-François Charles détoure les formes avec des traits au crayon plutôt qu'encrés, ce qui conserve une forme de souplesse aux dessins, et ce qui évite que les couleurs soient enfermées ou écrasées par lesdits traits. De plus cela lui permet de conserver le noir comme une couleur à part entière, par exemple pour les costumes formels ou les tenues de soirée. L'artiste a trouvé un point d'équilibre épatant pour le niveau de détails, entre une grande précision, et une forme d'épure de certains éléments pour ne pas surcharger les cases. S'il y est sensible, le lecteur peut s'attarder sur les perles d'un rideau de séparation entre la salle et la cuisine dans le restaurant, sur le modèle de locomotive à vapeur, sur les clients et les prostituées de la fumerie d'opium (avec une description évoquant Les aventures de Tintin : le Lotus bleu 1934/1935, en plus adulte), sur les tableaux au mur dans la collection de Zhang Xi Shun, sur les caractéristiques des différentes rues de Shanghai, etc. Il peut aussi lire rapidement les cases et n'en retenir que l'impression globale des formes sans s'attacher à ces détails. Il absorbe les informations visuelles qui nourrissent la reconstitution historique : les tenues vestimentaires, les uniformes, les accessoires, les aménagements intérieurs, les véhicules, les différents lieux. La richesse des cases donne à voir cette époque de manière concrète, plus que les informations éparses sur les grands événements.


Grâce au naturel et à la rigueur des dessins, le lecteur éprouve la sensation de se retrouver aux côtés des personnages, qu'il s'agisse d'une course en pousse-pousse, d'une discussion intime dans la loge de la vedette d'un cabaret, ou d'un assassinat en pleine rue avec un pistolet mitrailleur et son chargeur caractéristique en forme de disque (marque Thompson, modèle 1921). En feuilletant après coup cette bande dessinée, le lecteur prend toute la mesure de sa richesse, du naturel de sa narration visuelle, et il se remémore les visuels marquants comme la barque glissant sur la rivière Li avec des masses rocheuses en arrière-plan, la dureté des conditions de voyage dans un wagon pour bétail, l'arraisonnement de la jonque sur le Yang-Tseu-Kiang, les scènes de foule dans la rue, ou encore les cadavres dans les décombres. Derrière une apparence un peu douce et lissée par une palette de couleurs pastel, les dessins représentent une grande diversité de personnages, de situations, d'actions, avec une facilité née d'un art consommé de la narration séquentielle. L'histoire elle-même réserve également de nombreuses surprises.


La jeune Li vit dans une période troublée où la valeur d'une vie humaine n'est pas très élevée, où des individus peuvent s'arroger un droit de vie et de mort sur des êtres humains réduits à l'état de choses dépourvues de droit. Cet état de fait apparaît dès la situation initiale de Li puisqu'elle a été perdue au jeu par un de ses oncles. Il s'aggrave encore avec son viol lors de son arrivée à Shanghai. Les auteurs ont choisi de ne pas montrer cet acte barbare sur une enfant, et de ne pas s'attarder sur les conséquences psychologiques. Pour autant le lecteur n'échappe pas à l'impact émotionnel de voir ce prédateur immonde s'en prendre à une enfant sans défense. Les auteurs privilégient donc le récit romanesque, presque d'aventures, sur le drame intimiste. Mais ces 2 traumatismes de Li établissent, sans doute possible, la cruauté des conditions de vie de l'époque. Le lecteur estime qu'il a bien compris le message et que le récit peut alors progresser en intégrant d'autres éléments. Il ne s'attend certainement pas à la discussion sur le processus qui fait d'un homme un eunuque en Chine. La force de ce passage (à nouveau dépourvu de dessins gore ou de description graphique) peut lui rappeler l'anecdote sur le malaise de Neil Gaiman écoutant Alan Moore lire les mutilations opérées par Jack l'éventreur sur ses victimes, un tour de force pour lecteur bien accroché.

Le lecteur qui connaît déjà ce couple de créateurs sait qu'il va bénéficier d'un voyage extraordinaire. Le lecteur qui le découvre peut ressentir une hésitation devant une apparence trop classique et un peu sage. Dans les 2 cas, il découvre un récit d'une richesse extraordinaire qui conserve une accessibilité et une fluidité exemplaire. Les dessins présentent une lisibilité parfaite, un pouvoir d'évocation épatant, un savoir-faire au service de la gestion de la densité de l'information. La narration visuelle recèle des trésors accessibles à tous les lecteurs grâce à sa simplicité. Le récit se présente sous une forme tout aussi classique : la vie d'une femme depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse en 3 tomes, traversant les bouleversements historiques. À nouveau le lecteur bénéficie de cette simplicité avec laquelle l'histoire est racontée. À nouveau il se rend compte qu'il peut lire cette bande dessinée au premier degré comme un roman sur le destin d'une femme, ou comme une évocation élégante d'une époque, lui rappelant des souvenirs, ou aiguisant sa curiosité sur le sujet. Il peut aussi prendre encore un peu plus de recul et considérer les conditions de vie décrites dans cette reconstitution historique, ce qu'elles disent de la nature humaine, établir une comparaison avec ses propres conditions de vie et réfléchir aux évolutions survenues, au fil de cette œuvre littéraire accessible à tous.


mercredi 5 septembre 2018

Jessica Blandy, tome 7 : Répondez, mourant.

Je hais tout ce mouvement qui me fatigue, qui me fatigue tant.



Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema (1990) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Il est initialement paru en 1992, écrit par Jean Dufaux, dessinés et mis en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Ce tome a été réédité dans un format plus petit, dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Un homme bien de sa personne a ramené une belle blonde dans son appartement, à bord de son coupé sport. Ils s'embrassent. La femme lui demande d'aller prendre une douche avant les ébats. Il s'exécute et se dit qu'il va falloir qu'il lui montre le grand jeu pour être à la hauteur. La jeune femme entre dans la salle de bain et lui tranche la gorge avec un couteau effilé, puis lui ouvre le ventre. Elle le regarde mourir. Avant de s'en aller, elle inscrit le mot Jalaga sur le miroir de la salle de bain, avec un rouge à lèvre. Jessica Blandy se réveille en sursaut dans son lit, au milieu de la nuit. Elle appelle son chat Mahé, puis va regarder Rafaele (l'enfant qu'elle a recueilli) en train de dormir. Dans un hôpital psychiatrique, Einstein (c'est le seul nom qui lui est donné) essaye de rationaliser ses pensées, de s'obliger à voir le stylo posé sur un livre, et la lampe à côté, plutôt qu'un couteau surveillé par un cobra. Le directeur de l'établissement et un aide-soignant viennent lui dire qu'il est libre de sortir, que sa sœur Linda Bragman l'attend dans une voiture avec chauffeur à l'extérieur.

Jessica Blandy inspecte la dalle béton qui correspond à la base de la maison qu'elle se fait construire en bord d'océan, en présence de l'architecte Ronnie Bragman. Elle lui dit qu'elle est entièrement satisfaite de l'emplacement ; de son côté, il ne sait comment exprimer son attirance pour elle. Un peu plus tard, un autre homme est assassiné au couteau par une belle femme blonde et bouclée, avec le même mot Jalaga tracé sur le miroir de la salle de bains. Plus tard, Linda Bragman discute avec son frère Einstein au bord de la piscine. Elle lui parle des lettres de son mari qui exprime son amour pour Jessica mais qu'il n'a pas eu le courage d'envoyer. Sur ces entrefaites, Ronnie Bragman arrive. Une conversation teintée d'amertume se déroule. Ronnie part se changer pour revêtir un maillot de bain et Einstein en profite pour s'entretenir seul à seul avec lui, sur l'importance qu'il accorde au bonheur de sa sœur. Plus tard, Jessica Blandy se promène sur la plage avec Rafaele et le détective privé Gus Bomby qui lui avoue qu'il a réalisé une enquête sur elle pour Linda Bragman.

C'est reparti pour une immersion dans les affres du mal-être, de la déviance et de la cruauté. Le lecteur qui découvre la série maintenant sait qu'elle est terminée et qu'elle compte 24 tomes. Il sait donc que Jessica Blandy va survivre. Il sait également qu'elle fait montre d'une résilience dont le processus reste énigmatique. Cela peut donc amoindrir pour partie le mystère planant sur l'identité de la femme blonde qui assassine ceux qui auraient pu devenir ses amants, avec un couteau qu'elle appelle Jalaga. D'un autre côté, le lecteur a pu également constater, dans le tome précédent, que les épreuves surmontées par Jessica Blandy laissent des traces sur sa psyché. En 6 tomes, le lecteur n'en sait pas beaucoup plus sur elle. Par exemple, il est incapable de dire d'où provient l'argent qui lui permet de financer la construction de sa propre maison. Il a pu constater qu'elle sait encaisser les maltraitances, et qu'elle dispose d'une forte capacité à faire face aux traumatismes, à se reconstruire après les avoir subis. Mais l'intensité des événements du tome précédent était trop élevée et a laissé une marque psychologique durable et destructrice. Le lecteur le voit parce que Jessica a conservé le couteau Jalaga, parce que son comportement vis-à-vis de Rafaele n'est fait que d'anxiété, et son langage corporel montre une personne à l'entrain émoussé, sans joie de vivre, réagissant comme un individu se sentant menacé ou agressé.


Ainsi, même s'il s'interroge sur l'utilisation meurtrière de Jalaga, le lecteur se rend vite compte qu'il s'inquiète pour Jessica Blandy. Il n'éprouve pas d'inquiétude sur le fait qu'elle se fasse agresser, mais sur une autre forme de vulnérabilité. Elle continue à être sous l'emprise du stress post traumatique. Dans le même temps, elle continue à dormir nue, ce qui dans l'esprit du lecteur devient synonyme du fait qu'elle continue à s'offrir au monde, ou en tout cas à le recevoir sans mettre de barrière. Le lecteur en vient à craindre qu'elle ne subisse d'autres traumatismes, et qu'elle allège son état de stress en commettant des actes violents, qu'elle ne succombe elle aussi à la folie ambiante, souvent meurtrière. Il retrouve également d'autres personnages récurrents dont les silhouettes lui sont devenues familières. Il se rend compte que l'aspect négligé de Gus Bomby n'est pas simplement une facilité visuelle pour le reconnaître plus facilement. Une fois de plus, il constate que Renaud a composé l'apparence visuelle du personnage à partir de ses caractéristiques psychologiques, ou plutôt en concordance avec elles. En le voyant bouger et faire des gestes, le lecteur perçoit son dégoût de lui-même. Il se dit que Bomby se punit lui-même pour un comportement qu'il exècre, sans avoir la force de volonté nécessaire pour en adopter un autre.

Le lecteur retrouve également l'inspecteur Bomby peut-être encore plus négligé que Gus Bomby, avec en plus une hygiène corporelle douteuse, mais son langage corporel est tout autre et indique un état d'esprit bien différent. Le lecteur peut voir qu'il est toujours aussi brutal, et habitué à maltraiter physiquement ses interlocuteurs. Au contraire de Gus Bomby qui donne une impression d'individu décharné, Robby est en surcharge pondérale, peut-être à la limite de l'obésité morbide, mais dans le même temps ses postures sont décidées. Son absence totale de bonne manière dénote un individu totalement insensible à l'inconfort que sa présence génère et chez les autres, une forme d'égocentrisme décomplexé, mais aussi d'acceptation de son incapacité à s'intégrer en société. Cette forme de sans gêne se double d'un esprit perspicace et pénétrant qui rend ses interlocuteurs encore plus mal à l'aise. Du fait de ces éléments visuels révélateurs de la psyché des personnages, le lecteur regarde avec plus d'attention les nouveaux venus pour essayer de lire une partie de leur caractère dans leur apparence et leurs comportements. Einstein retient immédiatement son attention avec ses gestes mesurés trahissant un esprit sur le qui-vive, un individu très conscient de sa personne, un obsédé du contrôle. Cette maîtrise de soi est la manière dont il lutte contre ses délires interprétatifs, ce qui le rend totalement imprévisible en fonction du degré d'efficacité de maîtrise.

Alors que dans les premiers tomes il pouvait ne pas être totalement séduit par la finesse des traits de contour et une forme de froideur des dessins, le lecteur se rend compte qu'il est entièrement sous leur charme vénéneux, fasciné par la description clinique qu'ils composent, par leur degré de précision, par ce qu'ils révèlent. C'est comme si Renaud donnait à voir chaque individu avec une netteté trop crue, sans filtre qui vienne diminuer l'observation pour la rendre plus acceptable, plus tolérable, sans possibilité d'échapper à ce que révèle l'observation. La justesse de la représentation fait exister les personnages, en dépit des conventions du dessin, des traits de contour, des choix opérés pour conserver une lisibilité immédiate à chaque case. L'artiste apporte toujours le même soin à représenter les différents environnements, qu'il s'agisse des aménagements intérieurs (avec la décoration inattendue du salon de l'institut psychiatrique) ou des extérieurs (en particulier la sensation reposante de la promenade sur la plage). S'il y est sensible, le lecteur peut également remarquer plusieurs séquences visuellement très réussies : l'intense concentration d'Einstein observant le coupe-papier, l'incongruité de la dalle de béton du futur pavillon au milieu d'un paysage naturel, l'intimité troublante de la cabine où se change Ronnie Bragman, la présence de l'inspecteur Robbie dans le salon luxueux de Linda Bragman, tellement déplacée qu'elle en devient obscène, la brume sur la plage rendant irréelle la silhouette de cette femme en robe de soirée… Renaud sait rendre naturelle chaque scène, même les plus fabriquées de toute pièce.

Sachant très bien qu'il va observer des comportements anormaux, le lecteur est d'autant plus sensible aux moments normaux. Il guette même les manifestations de relations humaines normales, saines. Même s'il n'a pas de culture cinéphilique, il est touché par l'échange entre Jessica Blandy et Ronnie Bragman sur la filmographie de Janet Leigh dans My sister Eileen (1955) et dans Scaramouche (1952). Il prend toute la mesure d'à quel point ce centre d'intérêt commun leur permet de tisser un lien affectif honnête. Dans la foulée, il ressent donc naturellement le dégoût de Jessica à l'idée d'une relation physique, et la frustration mêlée d'incompréhension de Ronnie d'être ainsi repoussé sans ménagement, et sans signe avant-coureur. Certes Jean Dufaux raconte un polar avec une trame sans réel suspense, mais cela n'enlève rien au malaise que ressent le lecteur confronté à la maladie mentale (d'Einstein), à la dépression (celle naissante de Jessica, celle déjà bien installée de Gus Bomby), aux morts dépourvues de sens des victimes égorgées, aux pensées morbides (le comportement dépourvu d'espoir et d'illusion de Robby), aux formes de violation de l'intimité des individus (espace privé, espace intime au sens de la proxémie), au manque d'estime de soi, etc. Cette ambiance influe sur le sens de chaque élément du récit : une obsession relève forcément d'un trouble psychiatrique, le terme de femme fatale prend un sens littéral, le vomi incarne l'impossibilité de digérer une partie du monde extérieur, la cuite devient le signe d'une méthode destructrice pour se soustraire au monde. Ce malaise est tellement prégnant et omniprésent, que même une simple remarque innocente de l'enfant Rafaele incite le lecteur à en faire une interprétation porteuse d'un sens obscène.

Pour ce septième tome, Jean Dufaux & Renaud ont choisi de raconter une histoire complète en une partie, mais sans oublier ce qu'a vécu Jessica Blandy dans l'histoire précédente. Le lecteur se laisse prendre par l'apparente simplicité de l'intrigue au suspense vite éventé, et à l'évidence des dessins. Comme dans les tomes précédents, il ressent de plein fouet les névroses et les psychoses des personnages, les déséquilibres mentaux légers ou prononcés qui pèsent sur eux de manière destructive. Il est d'autant plus touché par cette ambiance morbide qu'elle s'exprime au travers des actes, mais aussi des postures, des réactions, par des signaux non verbaux. Il ressent de l'empathie pour chacun des personnages, condamnant les actions meurtrières ou visant à faire souffrir, constatant les dégâts physiques et surtout psychologiques qu'elles infligent, mais constatant également que les personnes qui les commettent souffrent elles aussi.