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mercredi 29 août 2018

Jessica Blandy, tome 6 : Au loin, la fille d'Ipanema

Moi non plus, je n'ai pas le choix.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 5 : Peau d'enfer (1989) qu'il faut avoir lu avant car les 2 tomes forment un diptyque. Il est initialement paru en 1990, écrit par Jean Dufaux, dessinés et mis en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Ce tome a été réédité dans un format plus petit, dans Jessica Blandy, L'intégrale - Volume 2.

Quelque part dans le désert, Floyd, l'aigle borgne, contemple l'humanité s'affairer depuis les hauteurs. Dans un taudis perché sur une colline jonchée d'immondices, Latino Babe est en train de déguster une tortilla de Mama Rosa, particulièrement relevée par les piments qu'elle contient. Il indique à Mama Rosa qu'elle peut aller chercher la fille qu'il a laissée dans la carcasse d'une voiture, sous un soleil de plomb. Jessica Blandy a bien du mal à avancer sous la menace du fouet de Mama Rosa car elle est complètement déshydratée et encore un peu dans les vapes du shoot d'héroïne injecté par Latino Babe peu de temps auparavant. Ce dernier oblige Jessica à manger la tortilla si elle veut avoir de l'eau. Contrainte et forcée, elle est obligée d'obtempérer malgré la douleur provoquée par la force des piments. Puis les deux geôliers emmènent Jessica dans la chambre d'à côté, souillée par les déjections de poules. Mama Rosa la déshabille et Latino Babe prend des polaroïds pour pouvoir montrer la marchandise plus tard aux clients potentiels. Enfin, il viole Jessica pour tester la marchandise.

Dans la propriété d'Adrian Montague, Gus Bomby a recouvré assez de conscience pour se soustraire à la piqûre bien chargée de l'infirmière Nancy, et la contraindre par la force à lui fournir une arme, à l'emmener auprès de Sam Sam (le chauffeur de Montague), et avant tout ça l'embrasser sous la contrainte. Bomby réussit à maîtriser Sam Sam, mais il est obligé d'abattre Nancy pour le décider à coopérer. Son cadavre tombe dans la piscine. Mama Rosa a la désagréable surprise de voir arriver un client pour Jessica, alors que Latino Babe vient de partir. Il s'agit d'un individu se faisant appeler El Presido, accompagné par Sirto, un nain tiré à quatre épingles. Mama Rosa n'est pas très disposée à laisser El Presido faire son affaire avec Jessica car il a une fâcheuse tendance à abîmer les femmes avec son couteau, auquel il a donné le nom de Jalaga. Malheureusement, Mama Rosa ne dispose pas des moyens pour pouvoir s'opposer réellement à la volonté d'El Presido. En outre, Jessica est encore à moitié dans les vapes du fait de son shoot d'héroïne. De l'autre côté de la frontière, Rafaele joue au ballon avec d'autres enfants, sous la surveillance d'une femme, en attendant le passeur qui doit les amener aux États-Unis.

Ce tome formant un diptyque avec le précédent, il était impensable de ne pas le lire. Le lecteur sait qu'il sera glauque avant même de l'entamer, car Jessica Blandy a été enlevée par deux tristes individus gérant un clandé avec un rythme d'abattage à la frontière mexicaine. Comme à son habitude, Jean Dufaux ne joue pas l'hypocrisie. Jessica Blandy est déshabillée, photographiée comme une vulgaire marchandise et violée. Renaud la représente nue, mais ne montre pas le viol, ce qui ne diminue en rien l'intensité de la souffrance du personnage, exprimée par un hurlement qui fait mal à voir. Arrivé à ce sixième tome, le lecteur a bien intégré la nature de la série : des romans noirs et glauques, qui ne peuvent pas finir bien, même si le personnage principal survit. Ce tome ne déroge pas à la règle puisqu'il s'y produit plusieurs meurtres de sang-froid, à l'arme à feu, à l'arme blanche, au poison, il y en a pour tous les goûts. Les dessins continuent de s'inscrire dans une veine réaliste, sans rendre la violence spectaculaire pour éviter d'en faire l'apologie. Le premier coup de feu est tiré de manière posée et réfléchie. Les 2 meurtres au couteau se produisent hors champ de la caméra (ou hors case). La troisième mort par balle se concentre sur le canon de l'arme, sans montrer le cadavre. Par la suie un individu en immobilise un autre en lui tirant dans la rotule, mais avec une prise de vue éloignée qui ne s'attarde pas sur la blessure. Cette mise en scène qui prend ses distances a pour conséquence de focaliser l'attention du lecteur plus sur le geste de l'agresseur, que sur la mort de la victime, et d'éviter tout voyeurisme.

Cette distanciation n'obère en rien la violence du geste, la transgression de donner la mort. En 2 pages, Jessica Blandy règle son compte à 3 personnes. Pour les deux premières, la boucherie au couteau est laissée à l'imagination du lecteur. Les auteurs ont parfaitement préparé la situation, que ce soit la détresse de Jessica destinée à être victime, ou l'absence de toute empathie des agresseurs, prêts à jouer du couteau pour leur plaisir pervers. La tension malsaine qui se dégage du plaisir anticipé des 2 agresseurs induit l'épreuve psychologique endurée par Jessica Blandy, même si elle en ressort vivante. Le meurtre suivant est accompli par un coup de feu tiré à bout portant, dans une situation de vie ou de mort. L'acte n'est pas rendu anodin par la conscience des 2 opposants de l'absence d'alternative. À nouveau la description prosaïque de la situation montre que Jessica Blandy ressort de cette confrontation avec un traumatisme psychologique supplémentaire. À chaque fois, la violence est sèche et froide, efficace, un simple moyen pour arriver à une fin. Mais à chaque fois le meurtre est généré par une contrainte qui place l'individu dans une situation où il n'a d'autre choix que de tuer. La perversité du récit réside plus dans cette absence de choix, que dans la transgression morale de prendre une vie.


Cette façon de positionner des individus dans une situation où leur comportement ignoble fait sens déstabilise le lecteur. C'est une évidence aveuglante que Latino Babe et Mama Rosa sont des ordures, des prédateurs avilissant leurs proies, les utilisant de manière abjecte, et prêts à les exploiter jusqu'à ce qu'elles soient trop endommagées. Ils prostituent des femmes en les droguant pour s'assurer de leur docilité, et en les livrant à des clients aux pratiques au mieux douteuses, au pire sadiques, avec un objectif de rendement et de profit. Dans le même temps, Mama Rosa ne fait que reproduire un schéma dont elle a été elle-même la victime, et Latino Babe ne fait que générer de l'argent de la seule manière dont il soit capable. Les dessins montrent deux individus obèses, mal dans leur peau, résignés à exploiter d'autres êtres humains, conscients de devoir infliger des souffrances terribles pour garder l'ascendant, et en même temps pas assurés de maintenir leur position dans la chaîne alimentaire. À les voir effectuer leurs gestes familiers, le lecteur reste écœuré par leur cruauté, sans pouvoir réprimer une forme de pitié pour leur condition.


De séquence en séquence, le malaise s'intensifie à la fois par la violence s'exerçant sur des individus prisonniers de leur place et de leur rôle social, à la fois par le mal-être accablant chaque personnage, à chaque fois de nature différente. Gus Bomby s'est fait avoir, et il ne lâchera pas l'affaire tant qu'il n'aura pas mené au bout son enquête, visiblement pour une question d'amour propre. Il n'a d'autre choix que d'aller jusqu'au bout car il ne peut pas envisager les choses à partir d'un autre point de vue. Latino Babe ne sait pas faire autrement que d'abuser des plus faibles, tout en sachant pertinemment qu'il se trouve dan-s un mouvement de fuite en avant, sans échappatoire, l'entraînant vers une mort prématurée et sûrement très douloureuse. Mama Rosa reproduit le schéma de sa propre existence de souffrance, en devenant tortionnaire sans en éprouver de satisfaction, en regrettant la tournure qu'a pris sa vie. De ces individus, aucun n'éprouve de paix intérieure. Chacun souffre en répétant le même schéma qui continuera d'engendrer les mêmes insatisfactions et les mêmes souffrances. Le cas de Peau d'Enfer participe de cette dynamique, avec en plus une soif d'absolu qui ne peut être satisfaite, un retour à la liberté animale que la conscience de soi rend impossible.

Au regard de ces individus condamnés à répéter inlassablement le même schéma sans espoir de briser le cercle de l'Ourobos, quelques rares individus peuvent espérer une rémission. Les dessins de Renaud montrent l'évolution qui s'opère chez Sam Sam, le chauffeur d'Adrian Montague. Il passe d'un individu arrogant, dominateur et violent, à un individu contraint de se soumettre à la menace d'une arme à feu. Le registre des expressions de son visage change durablement, montrant qu'il s'installe une forme de résignation. Jean Dufaux aménage une confrontation paisible entre Sam Sam et Gus Bomby, au cours de laquelle le premier accepte volontairement une blessure incapacitante. Ce choix s'apparente à une acceptation de son nouveau statut, de sa dégringolade dans la chaîne alimentaire, d'un changement inéluctable. Il passe d'une forme de résignation à une forme d'acceptation dont le scénariste ne s'engage pas sur la pérennité. Un autre individu est en mesure d'accomplir sa vengeance, de participer à l'exécution de celui qui a rendu possible la mort de sa fille. Lui aussi donne l'impression d'avoir la latitude d'oublier avec le temps, de surmonter le traumatisme.


Il reste le cas particulier de Jessica Blandy. Dans ce tome, Dufaux lui donne plus souvent la place de personnage principal. Renaud continue de la montrer comme une femme à la beauté physique indéniable, mais pas incendiaire pour autant. Elle ne se montre pas aguicheuse, et son langage corporel reste banal, celui du quotidien, sans intention particulière. Elle réagit par rapport à une injustice patente, par rapport à la maltraitance, la cruauté envers les plus faibles, la perversité. Une fois encore, le lecteur s'interroge sur sa personnalité. Elle se retrouve à nouveau victime des pires sévices, mais elle dispose d'une force intérieure qui lui permet de continuer. Elle ne se met pas en colère, mais accomplit sa vengeance froidement, motivée par le mal qu'on lui a fait, et encore plus par le mal fait aux autres victimes. Dans le même temps, ce n'est pas un ange exterminateur abattant froidement tous les criminels qui passent à proximité. Ce n'est pas non plus une machine insensible aux coups et blessures, ou aux traumatismes psychiques. Elle semble se remettre rapidement de ses 2 shoots d'héroïne, mais dans le même temps sa maltraitance a laissé des séquelles. Son comportement lui évite de répéter le même schéma et d'en rester prisonnière, pour autant la guérison psychologique n'est pas instantanée. Pour éviter de sombrer dans la dépression ou un accablement apathique, elle s'octroie l'aide de Rafaele, enfant pré-pubère dont le lecteur se demande bien s'il sera capable de ne pas reproduire les schémas comportementaux dont il a été la victime.



Ce sixième tome concilie des approches qui ne semblaient pas pouvoir coexister. Il propose une vengeance globale avec de nombreux cadavres, sans tomber dans une tuerie généralisée. Les auteurs mettent en scène des comportements sadiques et pervers, sans voyeurisme, des individus inexcusables et malsains tout en réussissant à générer de l'empathie pour eux. Le lecteur prend plaisir à voir les bons reprendre le dessus, tout en se désolant du prix à payer sur le plan psychique, et en comprenant dans son for intérieur que ces comportements déviants sont le fruit d'un mal-être consubstantiel de la condition humaine, un mal qui ronge chaque être humain, à commencer par lui.

3 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  2. En lisant ton commentaire, c'est un peu comme si je prenais une claque. Cette série est aux antipodes de ce que je m'imaginais : noire, glauque, violente.
    Bien que "les bons reprennent le dessus", j'ai du mal à saisir si cette série laisse place à un peu d'espoir quand même.

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    1. Visiblement, Dufaux & Renaud se sont fixés comme objectif de sonder le mal-être de préférence celui qui s'exprime par une forme ou une autre de folie, aboutissant à des actes violents. Les bons reprennent le dessus, mais ils n'en sortent pas indemnes psychologiquement, et il s'agit d'une victoire à la Pyrrhus qui ne venge en rien les victimes, qui n'allège pas les souffrances subies. Je n'envie pas Jessica Blandy de porter en elle la trace de ces épreuves. Donc il n'y a pas beaucoup d'espoir, mais la sensation que l'équilibre mental est d'une grande fragilité et que personne n'est à l'abri de basculer dans la folie ou d'en subir les conséquences.

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