L’architecture n’est jamais que la volonté d’une époque transposée dans l’espace.
Ce tome contient une biographie de l’architecte Ludwig Mies von der Rohe (1886-1969). La première publication de cet ouvrage date de 2019 en espagnol, et de 2022 pour sa traduction en français. Il a été réalisé par Agustín Ferrer Casas, pour le scénario, les dessins et les couleurs, un architecte et bédéaste. Il contient environ 160 pages de bande dessinée. Il commence avec une introduction en anglais et traduite après en français, écrite par Lord Norman Foster indiquant que les histoires à l’origine de ces projets et de bien d’autres, les coulisses de la carrière de Mies van der Rohe, et son activité d’architecte professionnel sont élégamment et intelligemment dépeintes dans cette excellente bande dessinée. À la fin, se trouve une postface de deux pages, intitulé Mies en ligne claire, rédigé par Anatxu Zabalbeascoa, journaliste et historienne de l’art spécialisée dans l’architecture, autrice de l’article de journal paru dans El País Semanal, qui a inspiré Ferrer Casas. Viennent ensuite les œuvres ayant servi de référence pour l’auteur (six sur l’architecte, deux sur le Bauhaus, deux autres sur des sujets connexes et trois articles de journaux), une note de l’auteur indiquant qu’il n’a rien inventé, mais seulement réinterprété certains faits et fictionnés d’autres, afin de donner forme à l’histoire. Le tome se termine avec les remerciements de l’auteur.
Lors de l’exposition universelle de 1929 à Barcelone, le roi d’Espagne Alphonse XIII visite le pavillon de l’Allemagne : il le trouve très beau. Il demande où se trouve l’architecte. Un officiel va chercher Ludwig Mies van der Rohe. Le roi le félicite : le lieu est fort joli, avec le bassin, la sculpture et tout le reste. Il s’étonne de ne pas avoir été prévenu que son pavillon n’était pas terminé. Comme il est vide, il se demandait s’il ne restait pas quelques murs à ajouter, et quelle est son utilité. L’architecte l’assure que le pavillon est terminé et qu’il sert à représenter l’Allemagne et à faire beau.
Mies van der Rohe raconte cette anecdote à son petit-fils Dirk Lohan, dans l’avion qui les emmène en Allemagne pour l’inauguration des travaux du bâtiment Neue Nationalgalerie à Berlin. Il ajoute que la ville entière est tombée à genoux devant le dirigeable Graf Zeppelin qui a survolé Barcelone pour l’inauguration, un véritable exploit technique pour l’époque. Dirk demande s’il y avait une croix gammée sur le gouvernail arrière. Son grand-père lui répond que c’était en 1929 et qu’elles ne sont devenues officielles qu’en 33. Cela lui rappelle l’arrivée des soldats à l’école du Bauhaus, investissant les locaux à la recherche d’éléments séditieux, des membres de la Ligue des Combattants du Front rouge qui se cacheraient à l’intérieur. Ils avaient un ordre de la mairie de Dessau, et certains élèves avaient même installé un drapeau avec une crois gammée à une fenêtre. Dans l’avion, Mies revient à la conception du pavillon, étant allé lui-même chercher les matériaux de construction, dont un bloc de marbre exceptionnel.
L’idée de cette bande dessinée est donc venue à son auteur à la lecture d’un article de journal sur cet architecte, développant le fait que l’architecture a traditionnellement été expliquée séparément des architectes, posant les questions suivantes. Où se cache l’intimité d’un architecte ? Qu’est-ce qui en dit le plus sur lui ? La passion, le désœuvrement, ses relations sentimentales, ou bien les pactes qu’il ne craint pas de conclure pour construire ?
L’auteur utilise le dispositif d’une discussion lors d’un voyage en avion pour que le grand-père évoque sa vie à son petit-fils, avec parfois des souvenirs lui remontant à l’esprit et qu’il garde pour lui, ce qui induit une narration sur plusieurs fils temporels. Dans un premier temps, le lecteur peut se trouver un peu déconcerté par ces allers et venues chronologiques, surtout s’il ne connaît rien de la vie de Mies. D’autant plus que sa vie court sur les deux tiers du vingtième siècle et qu’il a croisé de nombreuses personnalités de premier plan. Au fil de la biographie, sont évoqués l’arrivée d’Adolph Hitler au pouvoir et les épurations du régime nazi, les arts dits dégénérés, la chasse aux Juifs, la première guerre mondiale en tant que soldat, la seconde guerre mondiale en tant qu’immigré aux États-Unis, le manque de matériaux de construction après la seconde, puis l’essor économique, le communisme, l’espionnage tous azimuts du FBI sous la direction de J. Edgar Hoover, la destruction de quartiers populaires pour des opérations de requalification urbaine, Berlin séparé en deux par un mur, l’essor des gratte-ciels, la guerre froide, la guerre du Vietnam.
L’artiste ne s’économise pas pour représenter tous ces éléments. Il utilise des traits de contour fins et adoucis, complétés par une mise en couleurs qui apporte des textures et qui augmente discrètement le relief de chaque surface, dans une approche réaliste et descriptive. L’ampleur de la vie de Mies nécessite d’apporter beaucoup d’informations au cours de ces cent soixante pages qui semblent parfois un peu étriquées, avec des cartouches de texte conséquents. Le lecteur peut ainsi contempler à loisir la statue dans la cour intérieure de marbre du pavillon de l’Allemagne, le Graf Zeppelin au-dessus de Barcelone, la façade de brique de l’école du Bauhaus, la Villa Tugendhat à Brno en République tchécoslovaque, l’intérieur de la Bourse d’Amsterdam de l’architecte Hendrik Petrus Berlage, le monument dédié à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, cimetière de Friedrichsfelde à Berlin, le projet du siège de la Reichsbank, Farnsworth House, plusieurs construction de Frank Lloyd Wright (1867-1959), les tours résidentielles de Lake Shore Drive à Chicago, le Seagram Building avec Audrey Hepburn parmi les passants, tout droit sortie de Diamants sur canapé (1961, Breakfast at Tiffany’s) réalisé par Blake Edwards (1922-2010), etc. En fonction de sa familiarité avec les ces individus, il peut reconnaître Mies, mais aussi Walter Gropius (1883-1969), Frank Lloyd Wright, Philip Cortelyou Johnson (1906-2005), Hendrik Petrus Berlage (1956-1934), et d’autres comme Fidel Castro (1926-2016). Le lecteur qui n’est pas familier de la vie de l’architecte prend mieux conscience de la qualité de toutes cette riche tapisserie artistique, en reparcourant l’ouvrage après sa lecture initiale.
L’artiste intègre encore d’autres éléments dans sa narration visuelle, comme la consommation d’alcool et de cigares très régulière de l’architecte. De ce fait chaque séquence apporte un nombre considérable d’informations et un néophyte peut parfois éprouver des difficultés à les hiérarchiser faute d’une connaissance préalable, telle que la réputation de Ludwig Mies von der Rohe. Car le fil directeur réside bien dans son parcours de vie, à la fois personnel et professionnel. Le lecteur découvre un individu sûr de son talent, avec une réelle curiosité pour les technologies nouvelles, un homme à femme, un opportuniste. L’auteur se montre fort habile pour mettre en scène ces caractéristiques, se tenant à l’écart de tout jugement moral. Il montre un mari infidèle, un professionnel à la recherche de contrats, quels que soient les commanditaires, quels que soient les conséquences d’une opération immobilière. Il y a une forme de : c’est comme ça. Avec le recul, il est facile de condamner Mies pour avoir courtisé le gouvernement nazi ou en tout s’en être accommodé, ou pour des opérations immobilières impliquant de raser un quartier populaire entier. L’auteur ne l’exonère en rien de ses responsabilités et même le charge un peu plus. Dans sa note en fin d’ouvrage, il précise que l’incident entourant la fermeture du Bauhaus de Berlin par les nazis le 12 avril 1933 n’a pas été aussi dramatique qu’il le raconte.
C’est le choix de l’auteur de dramatiser certaines séquences, de lire entre les lignes en interprétant des événements ou des faits connus, par exemple de rendre explicite la liaison entre Mies et Edith Farnsworth, même si ce n’est pas un fait avéré. En racontant le déroulement de la vie de Mies, il présente les opportunités qu’il a su saisir pour pouvoir faire réaliser ses projets, ses influences, les promoteurs et commanditaires qui l’ont mandaté, ainsi que les relations avec certains gouvernements qui avaient leurs propres objectifs en recourant à ses services, et à ceux de son cabinet. Il développe également en arrière-plan des moments clés qui ont construit la personnalité de l’architecte, et donc ses choix artistiques : le métier de tailleur de pierre de son père, la confiscation de biens par les nazis, l’acceptation de cette idéologie par certains de ses élèves, les conséquences sur les élèves d’origine juive, son propre comportement pour préserver sa liberté et l’exercice de sa profession, etc. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut estimer qu’il s’agit de liens de cause à effet très basiques, ou estimer que c’est leur mise en scène qui est basique du fait des contraintes de la pagination, mais que dans le fond ils sont pertinents.
Relater le vie personnelle et professionnelle d’un architecte aussi important que Ludwig Mies van der Rohe est un projet très ambitieux. Il faut à la fois rendre compte de la personnalité de l’individu, des événements et des faits qui l’ont construit, de ses réalisations et de leur contexte politique, économique, technologique. L’auteur fait preuve d’un investissement important, aussi bien dans la narration visuelle que dans les recherches préalables. Le résultat est une bande dessinée dense, riche, parfois difficile d’appréhension pour le lecteur néophyte, réussissant son pari de d’évoquer les nombreuses facettes qui façonnent une vie et une œuvre, sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité. Une belle réussite.
Celui-là, il m'a longtemps fait de l'œil. Je ne sais plus pourquoi jai décidé de l'écarter de mes achats ; sans doute un accès (voire un excès) de raison.
RépondreSupprimer"architecte et bédéaste" - Cela explique le sujet de l'album. C'est toujours plus intéressant lorsque l'auteur sait de quoi il parle. Cela étant, il s'agit ici d'une biographie, et j'ai tendance à me méfier des apprentis historiens qui ne restent, au fond, que des apprentis.
"Cela lui rappelle l’arrivée des soldats à l’école du Bauhaus" - Je n'étais pas au courant de ce point d'histoire. Pourtant, il était évident que les nervis du Reich "s'intéressent" aussi à la question architecturale. Tu évoques d'ailleurs l'art "dégénéré" un peu plus loin.
"avec des cartouches de texte conséquents" - Les phylactères aussi, semble-t-il. D'ailleurs à leur propos, il y a quelque chose qui me gêne sans que j'arrive à vraiment mettre le doigt dessus. L'absence aléatoire de contour ? Ou est-ce le lettrage ?...
"se tenant à l’écart de tout jugement moral" - Pourtant, plus loin tu expliques qu'il charge un peu plus l'auteur. Toujours sans le juger ? Ou faut-il comprendre que l'auteur charge van der Rohe sur certains points et pas sur d'autres ?
D'un point de vue strictement personnel, je préfère largement ses projets européens aux américains, mais je ne m'y connais pas.
Je ne savais pas qu'il avait été naturalisé.
Une deuxième BD, après celle sur Nijinski, où j'ai beaucoup souffert pour parvenir à écrire un article en estimant que j'avais dû réussir à ne pas écrire trop de bêtises.
SupprimerApprenti historien : un terme qui incite à la réflexion. L'auteur sait de quoi il parle en termes d'architectures, mais il ne donne pas l'image de quelqu'un ayant la prétention d'être historien. Il aborde l'Histoire par le point de vue de la vie de Mies von der Rohe, sans s'aventurer vers une analyse des forces façonnant l'Histoire à cette époque-là. Vu comme ça, j'ai trouvé qu'il intégrait bien l'incidence des circonstances et des événements historiques dans le parcours professionnel et personnel de l'architecte. Peut-être reparlerons-nous de cette question de la reconstitution historique avec Jeanne la mâle reine ?
Augustin Ferrer Casas charge un peu Mies dans sa postface, par exemple le fait qu'il ait travaillé pour le Reich, sans s'interroger sur leurs valeurs politiques, ou sur sa manière de mener sa vie amoureuse. Toutefois dans le fil de la biographie, il adopte le point de vue de Mies van der Rohe qui se voit comme un artiste, un créateur en butte aux embûches et obstacles qu'il doit surmonter pour parvenir à faire exister ses créations.
Je n'ai pas d'opinion très affirmée sur les réalisations architecturales en général : c'est un art tellement complexe du fait d'un empilement de contraintes labyrinthiques que je suis incapable de porter un jugement pertinent sur une réalisation.
Less is More !!!
RépondreSupprimerJe n'ai jamais vu passer cette BD dont le contenu m'intéresse beaucoup.
Mies Van der Rohe est un de mes architectes préférés et, lorsque je suis allé à New York, le Seagram building était mon troisième incontournable à ne pas rater (après le Chrysler et l'Empire State, bien sûr).
Je serais très curieux de lire ça, ne serait-ce que pour les scènes d'intéraction avec Frank Lloyd Wright (mon premier architecte préféré).
À la fac, l'architecture était ma 2ème option de choix après celle du cinéma, et avant celle de la photographie. C'est un domaine passionnant.
Tu expliques que l'auteur ne fait pas de cadeau à l'architecte dans sa biographie. Déjà, physiquement c'est le cas ! On a du mal à imaginer cet homme quelconque en séducteur et en homme à femmes !
Je vais voir si je trouve ça dans ma médiathèque.
Bonjour Tornado,
SupprimerJe dois avouer que je n'étais pas familier de cet architecte avant de lire cette bande dessinée : cela fait partie mon envie de diversification, tout en restant fidèle au support bande dessinée.
Quant au pouvoir de séduction de Mies van der Rohe, on peut le mettre sur le compte de la fascination pour un homme de pouvoir, un individu avec une aisance financière, ou encore un créateur dont les œuvres sont réalisées.