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jeudi 5 avril 2018

Revoir Paris, Tome 2 : La nuit des constellation


Il s'agit du deuxième tome d'un diptyque, commencé avec Revoir Paris T1 qu'il faut donc avoir lu avant. Il est paru initialement en 2016, soit 2 ans après le premier tome. Le récit a été imaginé par Benoît Peeters et François Schuiten. Peeters a écrit les dialogues ; Schuiten a réalisé les mises en page, les dessins, l'encrage et la mise en couleurs.

Ce récit se déroule en 2155. Kârinh a été interceptée dans sa progression vers Paris. Elle est emprisonnée et questionnée par des voix désincarnées, dans un local à Goussainville. Ses interrogateurs souhaitent savoir qui l'a envoyé, si elle était commandante du vaisseau, pourquoi elle était la seule jeune à bord, s'il s'agissait d'une expédition pour préparer le Grand Retour des humains exilés qui vivent à bord de l'Arche, un vaisseau spatial abritant des humains étant partis de la Terre devenue quasi invivable. Incapable de répondre à ces questions, Kârinh en vient à prendre conscience qu'elle ne s'est jamais interrogé sur le contexte de son voyage spatial, sur les motifs des dirigeants de l'Arche. Le lendemain, il y a une petite ouverture donnant sur l'extérieur, dans le dôme où elle est retenue prisonnière. Elle s'échappe.

Le chemin de sa fuite amène Kârinh dans un étrange bâtiment où travaillent des individus en combinaisons intégrales avec des masques. Elle se sent défaillir, mais elle est prise en charge par l'un des travailleurs qui l'emmène dans une zone sans risque. Il s'agit du préservatoire, un lieu où sont conservés une partie des monuments historiques de Paris. Après s'être reposée, elle remercie son bienfaiteur et se remet en chemin. Elle tombe à nouveau inanimée dans une sorte de marais, et rêve de Mikhaïl Winckelmann dans l'herbe verte de l'Arche. Elle est secourue par Matthias Binger, l'une des personnes qui l'interrogeaient. Il se propose d'être son guide pour l'emmener jusqu'à Paris, l'accueillir chez lui, et l'accompagner jusqu'au cœur de Paris, sous le dôme de protection.


Très gentiment, les 2 auteurs commencent par un résumé du tome précédent, paru 2 ans avant celui-ci, sur 2 pages. Il y a 6 cases par page (2 bandes de 3), avec un court texte d'une ou deux phrases sous chaque case. S'il a lu la première moitié de l'histoire il y a quelque temps, le lecteur peut ainsi se remémorer les faits principaux et se rappeler de la composition étrange de cette première partie. Kârinh n'avait pas atteint Paris, et le verbe Revoir dans le titre semblait déplacé car elle n'avait jamais vu la ville. Au début de ce tome, l'enjeu reste donc d'atteindre la ville de Paris, sans réelle certitude de son état. Ce deuxième tome est la continuation directe du premier, avec un environnement de science-fiction, puisque se déroulant dans le futur, avec des êtres humains exilés dans un arche spatiale, ayant envoyé un vaisseau pour reprendre contact avec la Terre mère. Le lecteur relève d'autres éléments de science-fiction tels qu'un désert aux alentours de Paris, des vaisseaux volants, un aménagement de Paris par endroit futuriste. Le contexte de ce futur s'avère essentiel dans le déroulement de l'intrigue, et pourtant les dessins de François Schuiten lui donne un goût de rétro-futurisme.

En termes visuels, la science-fiction se voit dans quelques constructions, à commencer par 2 dômes de dimension très différentes, mais tous les 2 sur le même principe d'une structure métallique ou composite sur laquelle repose des plaques d'un matériau transparent. Le lecteur voit ainsi des éléments comme mis sous une coupole pour pouvoir être mieux observés. En rapprochant les 2 structures, le lecteur peut en déduire que Kârinh est plus qu'une bête curieuse pour ses interrogateurs, presqu'une pièce de musée, un passé qui les déstabilise. Schuiten représente également quelques éléments en ruine ou en phase de délabrement. Leur représentation apparaît clinique et presque propre sur elle, comme des objets abandonnés là et perdant de la cohérence sous l'action du temps. Il est également amené à représenter quelques aéronefs futuristes assez fades, même sous l'angle rétro-futuriste. Enfin, il affuble Matthias Binger d'une sorte d'ornement pour sa tête, sans qu'il soit possible d'en déterminer la fonction ou le rôle, un outil de communication ou un simple élément décoratif.


François Schuiten est également amené à donner sa vision de plusieurs édifices parisiens, soit conservés en l'état, soit dont l'environnement a été réaménagé. Outre la question lancinante de savoir s'il s'agit des vrais édifices, l'artiste prend plaisir à représenter les arcs boutants de Notre Dame de Paris, ou une entrée art déco du métropolitain dans un contexte spatial différent de celui du présent. Le lecteur prend un grand plaisir à voir ces monuments décrits minutieusement, et intégrés à la narration, de sorte à ce que l'identité visuelle des détails choisis ressortent avec force. Par exemple les points d'ancrage des tirants du Centre George Pompidou conservent toute leur bizarrerie architecturale, rendue encore plus visible par l'angle sous lequel ils sont représentés, en premier plan dans une case (page 35). Le lecteur du cycle des Cités Obscures (des mêmes Schuiten & Peeters) sourit à plusieurs reprises en constatant un phénomène d'autocitation. La présence du Centre Beaubourg évoque une histoire inachevée des Cités Obscures, dont les pages finalisées se trouvent dans Les cités obscures : Les murailles de Samaris : Suivi de Les mystères de Pâhry. Lorsque les protagonistes se retrouvent dans la station Arts et Métiers, le lecteur sourit encore car il se souvient que son habillage datant de 1994 a été conçu par Schuiten & Peeters. Le dessinateur en donne donc pour son argent au lecteur en termes de revoir Paris, puisqu'il a l'occasion de représenter de nombreux éléments parisiens, y compris un cimetière et des façades haussmanniennes, en les recontextualisant à un degré plus ou moins élevé.

De son côté, Benoît Peeters en donne également pour son argent au lecteur en passant en revue une ribambelle de constructions parisiennes telles que l'Hôtel du Nord, les toits de Paris, la bute Montmartre, la porte Saint Martin, les Arts et Métiers (le musée des techniques anciennes), l'avion de Clément Ader, la joueuse de Tympanon, le fardier de Cugnot, la station de métro Arts et Métiers, le Centre Pompidou, les Halles de Baltard (le ventre de Paris), la Samaritaine, le Pont Neuf, Notre Dame de Paris, Paris Plage. Malgré le nombre de ces monuments historiques, ils sont tous parfaitement intégrés à l'intrigue. Le lecteur attentif se rend bien compte que les auteurs conservent une part de facétie, en évoquant également des sites célèbres non parisiens comme le Stade de France, la Basilique Saint Denis. Ils se montrent aussi facétieux en faisant de Paris Plage une sorte de monument historique, ou en conférant une prééminence au Conservatoire national des arts et métiers.


Les auteurs tiennent donc bien leur promesse de revoir Paris à leur façon, à la fois dans la manière dont ils présentent la ville, à la fois dans le choix personnel de leur Paris. Le récit continue également la quête de Kârinh qui est de voir Paris telle qu'elle existe en 2155, et non au travers des documents du passé, et de ses expériences de décorporation provoquées par la prise de produits psychotropes. En une courte phrase, François Schuiten remercie à nouveau Lin-Dan Pham qui a servi de modèle pour Kârinh. De fait, le lecteur observe tout au long de ces 57 pages (+ les 2 de résumé) une jeune femme fine et élancée, à la morphologie cohérente du début jusqu'à la fin, relativement jeune, peut-être 30 ans, aux mouvements gracieux sans être maniérés. Dans la première partie, elle est vêtue d'un pantalon blanc et d'un teeshirt blanc, rendus grisâtres par l'éclairage terne. Puis, elle se change pour une robe habillée offerte par Matthias Binger, par la suite. La dimension sexuée du personnage a disparu. Elle indique elle-même qu'elle n'est pas venue à Paris pour la romance, afin de prévenir tout malentendu vis-à-vis de Binger, dans une sorte de clin d'œil malicieux au lecteur, car Paris est également sensée être la capitale de l'amour.

Du point de vue de l'intrigue, la quête de Kârinh est très simple : découvrir Paris, un lieu qui l'a tant fait rêver, qui lui a permis de s'évader d'un quotidien ne répondant pas à ses attentes affectives et à ses aspirations. Le lecteur la suit dans sa progression vers Paris, comme une sorte de pays imaginaire fantasmé, mais aussi dans ses relations avec les rares personnes avec qui elle interagit. Cette progression vers Paris est l'occasion d'épreuves, physiques, mais aussi psychologiques. De séquence en séquence, le lecteur se demande ce qui a poussé les auteurs à en inclure certaines, à les développer sur plusieurs pages. La forme même d'une quête vaut autant et peut-être même plus pour le voyage que pour la destination. Les épreuves et les rencontres font grandir le personnage, pouvant même transformer le sens de ce qu'il obtient à la fin. Au vu de la forme du récit, le lecteur s'attend à ce que Kârinh se conforme aux caractéristiques d'une héroïne. Par anticipation, il projette ces caractéristiques sur elle. Il lui faut alors un peu de temps pour se rendre compte que cette dimension héroïque est dans sa tête et que le récit raconte autre chose. Cette jeune femme est obnubilée par son objectif, au point de mettre en péril sa santé, mais c'est plus de l'inconscience que du courage. Elle s'est portée volontaire pour cette mission vers la Terre, mais elle se rend compte qu'elle était aveuglée par sa pulsion de voir Paris, au point d'en oublier les questions basiques comme de se renseigner sur le pourquoi de ce voyage. Elle apparaît donc impulsive et pas très réfléchie, en même temps que rêveuse. Les auteurs sont encore plus dure avec elle car ils lui font se demander si elle ne serait pas juste une toxico, vivant dans son délire et sa recherche de la prochaine dose. À nouveau les familiers du cycle des Cités Obscures savent que les auteurs préfèrent le drame au dénouement heureux.


Malgré l'absence de curiosité de Kârinh pour tout ce qui n'a pas un rapport immédiat avec son obsession pour Paris, le lecteur en apprend un peu plus en filigrane sur le contexte politique de cette époque. Il y retrouve surtout de nombreuses thématiques des auteurs. Revoir Paris a une connotation nostalgique, une sorte d'amour pour un passé enjolivé par le temps qui passe. Mais en même temps, quand Kârinh découvre quelques bâtiments mis à l'abri dans le préservatoire (sorte de musée pour les monuments), elle est empoisonnée par l'air qu'elle y respire, comme sir le passé empêche le présent d'exister. En filigrane également, le lecteur observe un commentaire assez neutre sur la muséification de Paris, jusqu'à déplacer le siège du pouvoir en banlieue. Comme dans d'autres œuvres du même tandem, il y a un arrière-plan politique discret. D'un côté, Paris semble avoir été transformée en musée, de l'autre, elle reste la cible pour des revendications politiques non formulées, jusqu'à une attaque aérienne à laquelle est mêlée un groupuscule appelé Alliance Populaire Intercontinentale.

En fonction de sa sensibilité et du temps qu'il consacre à ce tome, le lecteur peut trouver qu'il s'agit d'une histoire un peu décousue et rapide s'il lit vite, ou alors il peut comme toujours s'attarder sur les dessins de François, Schuiten, toujours un régal pour les yeux. Sa technique de mise en couleurs est toujours aussi particulière, à base de gouaches et de crayons de couleur, estompant parfois les traits de contour. Les différents monuments sont reproduits avec une minutie exquise, attestant d'un véritable investissement affectif de l'artiste pour ces réalisations humaines. À de nombreuses reprises, le lecteur prend le temps de savourer une case ou une autre : l'assemblée des interrogateurs plongés dans une lumière grise, des infrastructures à demi-recouvertes par la végétation, l'évocation du café de Flore, la magnifique prairie ensoleillée à bord de l'Arche, la réplique de l'avion de Clément Ader, une vue des toits de Paris, un squat improbable dans un immeuble haussmannien. Comme Schuiten le dit lui-même, le temps qu'il passe à imprégner la feuille en couche successive en fait la richesse de l'expérience de lecture.

De la même manière, le lecteur se dit que l'histoire charrie de nombreuses thématiques propres aux auteurs. Au-delà de l'intrigue et d'une vision aménagée de Paris, la quête de Kârinh trouve son origine dans la sensation que l'herbe est toujours plus verte ailleurs. Mal intégrée du fait de son métissage, elle ne se reconnaît pas dans la société où elle a grandi. Elle n'y voit, selon ses propres mots, qu'une petite communauté étriquée et sûre de son bon droit, un gros village menacé par la consanguinité. Elle est également animée par un désir d'authenticité, elle veut des monuments authentiques et des parisiens authentiques. Benoît Peeters dit la difficulté de se sentir étrangère à son propre milieu, mais aussi la chimère que de se projeter dans un environnement fantasmé. Comme souvent dans ses œuvres, le personnage principal est confronté à l'inéluctabilité du changement. En refermant ce tome 2, le lecteur reste avec une interrogation majeure, celle du sens du titre. Faut-il y voir la rêverie de Kârinh, contemplant les étoiles, comme un ailleurs possible et fantasmée ? Indéniablement cette histoire garde une part de mystère, et chaque lecteur y verra des sens différents.


Cette deuxième moitié de Revoir Paris se révèle des plus déstabilisantes. Le lecteur y trouve exactement ce qu'il attendait : revoir Paris, et l'aboutissement de la quête de Kârinh, ainsi que les dessins d'orfèvre de François Schuiten. Il se heurte aussi à des séquences déroutantes, donnant l'impression de n'être que des haltes superflues dans la progression narrative. Il lui faut fournir un effort pour sentir la démarche existentielle sous-jacente, le caractère paradoxal de la conservation du patrimoine, comme un devoir de mémoire, mais aussi un obstacle au changement et au temps présent.


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