Illusion… Tout n'est qu'illusion…
Ce tome fait suite à Le Lama blanc, tome 4 : La Quatrième Voix (1991) qu'il faut avoir lu avant. Ces 6 tomes forment une saison complète et il faut avoir commencé par le premier. La parution initiale de celui-ci date de 1992. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs.
En présence de Péma, Atma, la mère de Gabriel Marpa, vient de lui intimer d'honorer son serment : il doit la venger. Il s'assoit en position du lotus à même le sol. Une longue vibration se fait entendre. Le corps spectral du grand lama Mipam s'élève du corps de Gabriel, le dominant. Il s'adresse à Gabriel lui indiquant que ce dernier le reconnaît, qu'il est lui. Cependant le vœu de paix universel de Mipam lui interdit de tuer. Il est ici pour aider tous les êtres à parvenir à la conscience, pour les sauver. Il ne peut pas obéir à la mère de Gabriel. Ce dernier lui répond que son corps n'est pas le sien, et que dans cette incarnation, il doit obéir à sa mère. Il ordonne à Mipam de s'intégrer à lui, de lui céder tous ses pouvoirs. Le lama défunt accède à la demande de son élève. Toujours assis en lotus, Gabriel Marpa lève les bras vers le ciel, et un nuage d'énergie rouge s'élève au-dessus de lui. Cette énergie prend la forme d'un scorpion géant qui se dirige en volant vers le village. Les habitants ont tous remarqué la forme menaçante qui avance et commencent à paniquer. Gabriel abat son bras gauche, et la pince gauche du scorpion s'abat sur les cabanes, les pulvérisant d'un coup. La destruction se poursuit, alors que le corps de Gabriel est agité par de violents soubresauts : les villageois meurent sous les décombres. À chaque mouvement de Gabriel correspond un mouvement du scorpion. Atma se réjouit : il ne reste que des ruines fumantes.
Son œuvre de destruction achevée, le scorpion se dissout dans les airs. Atma exulte : la vermine est ensevelie sous les gravats, la malédiction des faibles et minoritaires vient d'accomplir ce que la puissance et le nombre n'ont jamais pu faire. Elle demande à son fils de se réjouir car il vient d'offrir à sa mère un réjouissant spectacle, il vient de la rendre heureuse jusqu'à la fin de ses jours. Elle continue : mais il ne suffit pas de tuer, une, deux, trente ou cent personnes, il faut encore exterminer des générations entières de ces porcs parfumés jusqu'à la neuvième incluse. Tout doit être rasé. Plantes, animaux, tout doit être frappé de destruction ! Elle exige un tremblement de terre, que toutes leurs infâmes maisons s'écroulent, que le village entier disparaisse, que la grêle saccage toute chose, qu'il ne reste que des pierres. Elle l'ordonne à son fils par le pouvoir du sang. Gabriel se rassoit en position du lotus et se met à psalmodier un mantra. La terre se craquèle, se fendille et s'ouvre. Il se produit un violent tremblement de terre qui met à bas toutes les constructions et qui avale les animaux domestiques et ceux de la ferme dans ses crevasses.
Ça y est : Gabriel Marpa est arrivé au terme de son voyage. Il a atteint l'illumination, il a conscience de sa précédente incarnation, il entre en pleine possession des pouvoirs de son prédécesseur. On peut compter sur Jodorowsky pour que ce moment d'accomplissement soit intriqué dans une catastrophe meurtrière de grande ampleur, exposant le terrible prix à payer. Gabriel Marpa reste un homme et il doit respecter la parole donnée à sa mère. Venant tout juste d'acquérir ses pouvoirs, Gabriel les déchaîne avec une rare violence, une absence de retenue terrifiante. Sans surprise, Georges Bess réalise des pages terrifiantes. Le lecteur peut voir le corps de Gabriel se convulser sous l'effet de la violence de l'énergie libérée. Il lit la folie dans le langage corporel d'Atma, ainsi que dans son regard : elle est ivre de vengeance, bien au-delà de toute raison. L'artiste joue à la fois sur un registre réaliste avec les pierres qui atteignent le visage ou le corps des villageois, comme des dessins réalisés sur le fait., à la fois sur une mise en scène des destructions matérielles, dans des planches pleines de bruit et de fureur. Il baigne ces moments dans un contraste entre une teinte mêlant gris, vert et marron pour la zone dénudée où se tiennent Gabriel, Atma et Péma, et le rouge vif du scorpion. Le lecteur pense avoir assisté au plus dur : il tourne la page et voit le sol se convulser, les failles s'ouvrir, la roche éclater de toute part projetant des éclats. Une scène encore plus terrifiante du fait de dessins mêlant le descriptif avec une emphase expressionniste d'une grande force.
Il est alors évident que l'éveil de Gabriel Marpa n'est pas arrivé à son terme et qu'il lui reste d'autres épreuves à affronter. En fait, le lecteur a du mal à en revenir : il n'aurait jamais imaginé que le jeune homme puisse exécuter l'ordre de sa mère de manière si directe, sans aucune retenue. Cela constitue une transgression d'une force inouïe : le héros abandonne toute retenue, et se livre à un acte de destruction délibéré, de grande ampleur. Le lecteur savait bien qu'il restait deux albums avant la fin de ce premier cycle, mais il n'imaginait pas que Gabriel allait commettre une telle abomination, et chuter. Bien évidemment, il doit maintenant expier sa faute, et le lecteur découvre que cela prend la forme d'une retraite du monde. Bien évidemment, cette retraite implique une pratique extrême de la médiation, et il va se produire plusieurs événements. Cette fois, l'épreuve consiste à surmonter ses émotions négatives, à acquérir la maturité nécessaire pour faire un usage responsable de ses capacités. Le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre parce que 35 pages de pure méditation ne constitue pas une perspective très alléchante sur le plan visuel. En réalité, il ne s'en fait pas car les créateurs ont gagné sa confiance, renouvelée à chaque tome. Effectivement cette nouvelle phase du développement personnel de Gabriel Marpa s'accomplit par la méditation, et par des événements extérieurs reprenant des intrigues secondaires des précédents tomes.
Après le déchainement de chaos, le lecteur s'attend à des pages contemplatives. Il découvre de magnifiques planches baignant une teinte grise et blanche avec l'arrivée des charognards qui comptent bien se repaître du corps de Gabriel. Il se retrouve devant le cadavre momifié de maître Kouchog en position du lotus, et les dessins mêlent réalité et vision spirituelle, sans solution de continuité. Le dessinateur joue sur la taille des rapaces, passant de gros vautours à des aigles d'une dimension un peu exagérée pour attester qu'il s’agit d'une licence artistique relevant de la spiritualité. Il voit les eaux vertes d'un lac de montagne, puis le ciel rose, toujours avec des choix de couleurs inhabituels, et totalement adaptés. Il ressent la lourdeur des flocons de neige en train de tomber paresseusement sur trois voyageurs. Il se retrouve dans une immense zone en ruine, baignée dans une lumière verdâtre pour un combat des plus singuliers. Il voit un individu perdre toute consistance, littéralement se déliter dans l'air, avec un effet de rouge et rose très parlant. Il se rend compte que les cases deviennent de plus en plus blanches, alors que Gabriel Marpa très affaibli sent ses dernières forces le quitter en trébuchant dans la neige, sous les flocons. Il prend conscience que le corps de Gabriel n'a plus la couleur de la peau, mais passe d'un vert de pourriture ou de faiblesse, à un doux jaune irradiant sa force spirituelle. Georges Bess épate le lecteur du début à la fin donnant une apparence très réaliste, presque de reportage, à ses dessins, alors même qu'il quitte le registre réaliste à presque chaque page pour traduire en image les émotions, et la vie spirituelle intérieure des personnages. Du grand art.
Le lecteur suit donc le cheminement d'expiation de Gabriel Marpa pendant les deux tiers du récit. il se dit d'ailleurs qu'il ne s'agit pas d'expier car ce n'est pas la religion catholique, ce qui continue à rendre d'autant plus choquant le massacre auquel Gabriel Marpa s'est livré, pour honorer la parole donnée à sa mère. Il se retire du monde es hommes pour vivre comme un reclus, sans ressources matérielles, au plein cœur de l'hiver dans la haute montagne. Le scénariste vogue lui aussi entre réalisme et métaphore. D'un côté, Gabriel trouve des pousses pour se nourrir, de l'autre ce n'est pas un régime équilibré permettant de lutter contre le froid. D'un côté, il s'assoit en position du lotus pour ne pas dépenser d'énergie inutilement, de l'autre il n'est vêtu que d'un pagne ce qui ne permet pas de résister au froid, quelle que soit la constitution de l'individu, ou son métabolisme. Pour autant, le lecteur ne s'en offusque pas car dans le tome précédent Gabriel avait déjà acquis des pouvoirs surnaturels, et il ne s'agit là que de la continuation de cette représentation littérale d'un cheminement spirituel au-delà de ce que peut réaliser le commun des mortels. En cours de route, Gabriel se trouve ramené en compagnie d'êtres humains. Le lecteur sourit une première fois en voyant son parcours se rattacher à une intrigue secondaire laissée en jachère depuis plusieurs tomes. Il sourit encore plus en voyant comment se déroule confrontation contre cet ennemi annoncé comme terrible, et également doté de pouvoirs surnaturels. Cela amène Gabriel à croiser la route d'un autre personnage récurrent, pour avancer encore vers le plein éveil. Comme dans les tomes précédents, Jodorowsky donne plus l'impression de raconter une histoire teintée de magie, que de sonder les tenants de la foi bouddhique, même s'il énonce certains principes basiques.
Le lecteur retrouve avec impatience Gabriel Marpa alors qu'il s'apprête à commettre un crime d'une ampleur terrifiante. Il retrouve avec délice la narration visuelle de Georges Bess, parfaitement en phase avec le scénariste, naviguant avec élégance entre réalisme et métaphore visuelle, pour des pages magnifiques. Alejandro Jodorowsky maintient également un équilibre délicat entre une histoire d'aventures mettant à profit les éléments spectaculaires du bouddhisme, tout en nourrissant son récit des principes fondamentaux de cette foi.
"Ces 6 tomes forment une saison complète" - Une saison ou une série ? Je n'avais pas encore remarqué l'utilisation du terme "saison", que tu as pourtant utilisé dans l'article au sujet du premier tome. Je suis donc allé consulter "Bédéthèque" et j'y ai appris qu'il existe une suite, ou en tout cas une seconde "saison", "La Légende du Lama blanc", également dessinée par Bess. Comptes-tu la lire aussi ?
RépondreSupprimer"toujours avec des choix de couleurs inhabituels, et totalement adaptés." - J'en reviens à ma remarque concernant ton article précédent. Le choix des couleurs et l'utilisation de celles-ci sont des éléments qui semblent caractériser cette série. Je me demande s'il en est de même concernant la seconde saison et si c'est l'une des caractéristiques du travail de Bess dans ses autres œuvres.
"ce qui continue à rendre d'autant plus choquant le massacre auquel Gabriel Marpa s'est livré" - effectivement, je dois avouer que la lecture de ton résumé des premières pages m'a fortement décontenancé. Je ne m'attendais pas du tout à un tel déferlement de violence dans une série ayant la foi bouddhique pour contexte, même si tu as été clair à ce sujet (" Jodorowsky donne plus l'impression de raconter une histoire teintée de magie, que de sonder les tenants de la foi bouddhique").
Vas-tu lire d'autres ouvrages dessinés par Bess ?
J'ai écrit une saison parce que j'ai offert les 3 tomes de La légende du lama blanc à mon fils, et il m'a indiqué que c'était la suite directe du premier cycle. Je compte bien la lire.
RépondreSupprimerJe garderai ta question à l'esprit pour la mise en couleurs de la saison 2. Mince, maintenant que je l'ai promis, il faut que je le note quelque part pour être sûr de ne pas oublier.
Ce déferlement de violence : Gabriel et sous l'emprise de sa mère et de l'intensité de l'émotion de cette dernière, ce qui rend plausible cette utilisation de ses pouvoirs. D'un point de vue chrétien, il a été soumis à la tentation et il n'a pas su y résister comme Jésus au désert.
D'autres ouvrages de Bess : j'ai feuilleté ses deux adaptations en noir & blanc, Dracula, Frankenstein, et les pages ne m'ont pas assez marqué pour me donner envie de lire une nouvelle version de ces classiques. même si je sais qu'à la lecture, la narration visuelle prend une autre saveur.
De même j'ai feuilleté les 2 tomes de Amen (adaptation libre de Au cœur des ténèbres, et j'avais déjà d'autres achats prioritaires ce jour-là. Donc les prochains ouvrages dessinés par Georges Bess seront le tome 6, et les 3 tomes de La légende du lama blanc.