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mardi 15 mars 2022

Connexions tome 1 - Faux accords

Qui sait quelle personne tu seras en revenant ?


Ce tome est le premier d'un diptyque indépendant de tout autre. La première édition date de 2020. C'est l'œuvre d'un auteur complet : Pierre Jeanneau pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de Philippe Ory pour ces dernières. Il s'agit d'une bande dessinée de 200 pages. 


Javier se réveille dans le lit double de la chambre de son appartement. Il se lève en pyjama de type short et teeshirt, et va prendre sa douche. Une fois lavé et habillé, il va se servir une tasse de café qu'il savoure dans le fauteuil de son séjour. À l'esprit, il a la photographie de lui et Faustine sur une petite table, et plusieurs cartons portant l'inscription À Faustine. Il s'allonge à moitié dans son canapé et prend le carnet de notes dans lequel se trouve le descriptif de Sand Castles, une chanson de son groupe. Un livreur sonne à la porte de son appartement. Javier va ouvrir et prend en charge le carton, alors qu'un message apparaît sur sa boîte mail, envoyé par Marc, son pote, lui indiquant qu'il arrive bientôt. Dans le carton, Javier trouve des affaires de Faustine, sans savoir pourquoi elles arrivent chez lui. Elle était devenue sa copine, alors qu'il jouait de la basse dans le même groupe que Marc. Quelques temps plus tard, ils emménageaient ensemble, même si elle remarquait qu'il n'y avait quasiment que des affaires à elle dans l'appartement. Alors que Marc monte dans l'escalier, Javier continue de se remémorer quelques moments de sa relation avec Faustine, en particulier les décalages entre leurs attentes respectives pour le futur.



Javier fait entrer Marc et lui sert un café. Il lui demande s'il ne lui aurait pas prêté le livre, celui qui lui inspiré l'écriture de la chanson Sand Castles. Marc lui répond par la négative, en pensant que c'est peut-être Faustine qui l'a. Il continue en lui demandant s'il peut lui emprunter sa basse. Javier répond par l'affirmative et il repense également au jour où sa copine a passé son entretien d'embauche. Quelques jours plus tard, elle évoquait la possibilité de déménager car elle avait trouvé plus proche de son boulot. Il avait répondu qu'il aimait bien le quartier où ils se trouvaient. Il ajoute qu'il faut se presser parce qu'il doit se rendre au travail. Ils passent dans la pièce qui sert de débarras et Javier récupère la basse, Marc jetant un coup d'œil autour de lui. Il remarque une échographie : il consulte les informations qui y sont portées. Faustine est en train de terminer sa journée de travail dans un open-space, pour une banque. Elle répond à un appel de sa mère qui souhaite savoir comment elle va, et elle explique un peu agacée qu'elle n'a pas de nouvelles de Javier. Elle raccroche et se lève, mettant son manteau. Deborah, sa voisine dans le cubicule adjacent, lui dit qu'elle part également. Elle se moque gentiment du fait que Faustine ait sa mère sur le dos, et lui dit qu'elle verra le jour où elle sera enceinte. Sa collègue fait une drôle de tête. Elles prennent l'ascenseur et se retrouve avec le DRH qui fait une observation sur la tenue trop décontractée de Faustine.


Voilà un ouvrage qui attire l'attention dès la couverture, avec sa belle perspective isométrique. En y accordant un peu plus de temps et d'attention, le lecteur remarque un niveau de détails impressionnant en termes descriptifs. Il détecte également trois hexagones faisant office d'éclaté, permettant de voir ce qui se passe à l'intérieur du bâtiment sur lequel ils sont apposés. En découvrant la première planche (en page 7), il voit une seule case hexagonale au centre d'un fond noir. Il fait le lien avec les deux zones noires, de part et d'autre de la rue sur la couverture. L'auteur a pris le parti original d'utiliser systématiquement une perspective isométrique pour toutes les cases sans exception, dispositif imprimant une régularité et un cadre peu usuel à la narration visuelle. Le récit est structuré en six chapitres, chacun consacré au point de vue d'un personnage, successivement Javier (24 pages), Faustine (26 pages), Marc (30 pages), Assia (24 pages), Matthew (24 pages), et Judith (52 pages). Chaque chapitre s'ouvre donc sur une case hexagonale occupant le centre d'une case noire en pleine page. Sur la deuxième page du chapitre qui lui est consacré, le personnage se déplace, et l'environnement autour de lui apparaît, rattaché à la case initiale : soit une pièce contigüe pour Javier, soit un dessin en double page pour Faustine ou Judith, toujours en perspective isométrique. Il se produit un effet visuel évoquant certains jeux vidéo dans lesquels l'environnement apparaît au joueur au fur et à mesure que son personnage se déplace. Comme sur la couverture, le lecteur repère régulièrement, mais pas systématiquement, un éclaté dans une bordure elle aussi hexagonale qui fait comme un effet de loupe sur un élément du décor, apportant une information visuelle supplémentaire qui se rattache à la pensée qui préoccupe le personnage.



Une fois passée la période d'adaptation à ce mode narratif visuel particulier, le lecteur retrouve les marques habituelles d'une bande dessinée. L'artiste représente les personnages avec une forme de simplification dans la description, tout en leur conférant une bonne identité visuelle, et une petite exagération dans certaines expressions de visage. Le lecteur peut ainsi bien percevoir leur état d'esprit, sans pour autant que les protagonistes ne donnent l'impression de surjouer. Il remarque que le dessinateur utilise majoritairement des plans assez larges, donnant à voir l'environnement tout autour des personnages, ceux-ci se trouvant entre un à trois mètres du point de vue du regard. Il remarque également que la prise de vue est plus proche des personnages dans le dernier chapitre, la tension émotionnelle ayant grimpé de plusieurs crans. Jeanneau réalise des dessins descriptifs, avec un niveau de détails élevé. Ses traits conservent une forme de souplesse, sans la rigidité des traits très fins et droits. Il porte une attention toute particulière aux endroits où se déroule chaque scène dans des vues globales où le lecteur découvre l'agencement des pièces de l'appartement de l'un ou l'autre, l'ameublement, la décoration, ou encore des dessins en double page en extérieur vue du ciel en perspective isométrique, montrant un quartier ou plusieurs. Le lecteur peut ainsi voir une rue ou plusieurs avec les différents bâtiments et leur façade, les usagers de la voie publique, piétons et véhicules. Dans les doubles pages 44 & 45, et 118 & 119, le lecteur découvre une composition très élégante, montrant toujours en vue ciel et en perspective isométrique, le trajet de plusieurs personnages, sous forme de ligne de métro, avec les stations. L'effet est saisissant, à la fois donnant à voir leur trajet, à la fois leur simultanéité, à la fois leur similarité. Il en va de même quand dans une même page, l'auteur mêle le temps présent dans l'image principale, et le temps passé sous forme de souvenirs dans des cases en éclaté. Le lecteur prend alors conscience de l'action du moment présent du personnage, et la manière dont un élément ou une phrase lui rappelle de manière inconsciente un ressenti associé à un moment du passé.



Au départ, le lecteur ne peut percevoir pas la structure globale du récit, et il prend le premier chapitre comme il vient. Il fait connaissance avec celui qu'il suppose être le personnage principal, avec son meilleur ami, et dans ces cases du passé, avec son ancienne compagne. Avec le deuxième chapitre, il prend conscience qu'il s'agit d'un récit choral, et il en a la confirmation avec les quatre suivants. Il absorbe les éléments visuels inconsciemment : une grande ville avec un métro, mais sans la densité de population associée à Paris (peut-être Lyon ?), des téléphones portables et des ordinateurs portables (vraisemblablement le temps présent de la parution du récit), des cubicules, une nouvelle rue piétonne en centre-ville. Il lit le premier chapitre sans pouvoir déterminer ce qui relève de l'information essentielle, et ce qui relève de l'anecdotique. Il prête donc attention à chaque information de la même manière. Il se plonge dans une tranche de vie, avec des réminiscences du passé : un individu devant avoir entre 25 et 30 ans, ayant vécu en couple, ayant fait partie d'un groupe de rock (peut-être plutôt de punk), employé dans une librairie, disposant d'un revenu lui permettant de louer un appartement de cinquante ou soixante mètres carrés dans un quartier agréable, sans être rupin. En entament le deuxième chapitre, il établit aisément le lien avec le premier puisque Faustine en est le point focal, et c'était la compagne de Javier. Il comprend progressivement quels liens ont uni quels personnages, et observe que leur vie croise inopinément celle d'autres. Petit à petit ces vies se retrouvent intriquées au présent, avec une vision sur ce qui les a liées précédemment. Le lecteur admire l'élégance avec laquelle l'auteur a su composer sa tapisserie narrative.


Le lecteur plonge donc dans une sorte de chronique sociale d'un groupe d'une demi-douzaine de personnes se fréquentant irrégulièrement depuis plusieurs années, un milieu social banal, des personnes entre 25 et 30 ans, étant plus ou moins avancées dans la vie active et dans la vie professionnelle. Il ressent quelques regrets épars : la séparation du couple Faustine & Javier, les difficultés de Marc à concilier un boulot dans la restauration et son groupe de punk, la nécessité pour Faustine de se positionner plus clairement dans son milieu professionnel, la réalité d'avoir pu ouvrir le commerce de ses rêves pour Assia, les limites de la vie professionnelle et de la vie de couple pour Matthew, la difficulté de rétablir le contact avec ses anciens après plusieurs mois passés à l'étranger pour Judith. Petit à petit, le lecteur saisit le thème commun à chacune de ces existences, la nécessité de changer, de basculer dans une vie d'adulte en renonçant à sa vie d'étudiants, en concevant autrement ces anciennes occupations avec un regard pleinement adulte, la nécessité inéluctable de faire des choix, d'abandonner certaines activités. Chacun d'entre eux prend conscience de la transition qui a eu lieu progressivement, et qu'il accepte plus ou moins bien, se retrouvant dans une phase ou une autre du deuil de l'état précédent, entre déni, colère, marchandage, dépression, acceptation.


Après un temps d'adaptation pour lire hexagone par hexagone, le lecteur s'immerge dans une comédie dramatique chorale, douce et déconcertante, plausible, sans être tout à fait naturaliste. Il apprécie la narration visuelle à la mise en page particulière, et aux dessins fournis, et se prête volontiers au jeu d'assembler les pièces du puzzle pour se faire une idée plus claire de la vue générale de l'ensemble. Il perçoit un malaise diffus, celui d'individus prenant conscience qu'ils ont insensiblement changé, chacun à sa manière, acceptant plus ou moins facilement ce qu'ils sont devenus, faisant l'expérience que leurs moments en commun ont perdu en intensité et qu'ils s'éloignent les uns des autres. Une tapisserie remarquable dans son agencement élégant, et dans sa façon d'évoquer cette phase de la vie.



4 commentaires:

  1. "Il se produit un effet visuel évoquant certains jeux vidéo dans lesquels l'environnement apparaît au joueur au fur et à mesure que son personnage se déplace." - Bien vu, l'effet visuel évoquant certains jeux vidéo. Je dirais même certains jeux des années 80-90, qui changeaient de décor à chaque niveau complété, même si je n'ai pas d'exemple concret en tête. Voilà en tout cas une approche graphique pour le moins originale. Nul doute que l'attention portée à la qualité de la perspective doit être omniprésente.

    "la nécessité de changer, de basculer dans une vie d'adulte en renonçant à sa vie d'étudiants, en concevant autrement ces anciennes occupations avec un regard pleinement adulte, la nécessité inéluctable de faire des choix" - J'aime beaucoup ton analyse des deux derniers paragraphes. Je crois que cela peut parler à tout un chacun, forcément. Il y a certainement d'autres périodes de la vie où cette sensation de tourner la page est aussi forte, mais là il est certain que c'est une période pour le moins charnière.

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    1. Changer de décor à chaque niveau complété : la réminiscence de cet effet là ne s'est pas produit chez moi, parce que le récit revient chroniquement dans certains lieux, à commencer par l'appartement et le bar.

      Il y a à la fois la sensation de tourner la page, et celle de voir le potentiel de futurs diminuer, comme si l'avenir se cristallise pour un mode de vie : un métier, une vie en couple ou de célibataire, etc.

      C'était un cadeau de mon fils qui a su choisir une BD que je n'avais pas lue, mais malheureusement pas de tome 2 à l'horizon.

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  2. Je n'avais jamais entendu parler de cette bd ni de son auteur mais elle est intrigante et donne très envie ! En effet, je ne connais pas trop les jeux vidéos mais on y pense. Peut-être un peu les Sims ?

    La bd n'est pas terminée ? Ce n'est pas un one shot ? Dans le genre naturaliste, j'ai pris beaucoup de plaisir à relire TOUT DOIT DISPARAÎTRE de Simon Hureau que je te conseille donc.

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    1. Cette BD ne m'a pas fait penser aux Sims du fait d'une trop grande distance par rapport à l'aspect beaucoup plus lisse de ces derniers, plus à des jeux de type RPG (jeu de rôle) datant de la fin des années 1990 où tu avançais ton personnage case par case, découvrant alors celles adjacentes.

      Malheureusement, ce n'est pas terminé : l'intrigue laisse les personnages au milieu du gué, et le lecteur dans l'attente de savoir quel chemin leur vie va suivre, par choix conscient, ou du fait de hasards arbitraires ne dépendant pas d'eux. Je note Tout doit disparaître, dès que j'aurais fait diminuer mes piles de manière significative.

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