C'est si fragile et si fort une vie.
Cet ouvrage constitue un récit complet indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2011. Il a été réalisé à quatre mains pour le scénario et les dessins, par Jean-Marc Troubet (Troubs) et Edmond Baudoin. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comptant 124 planches. Le tome s'ouvre avec un texte introductif de 2 pages, rédigé par Paco Ignacio Taibo II, commençant par quelques paragraphes sur l'histoire de la ville de Ciudad Juárez, puis continuant avec la démarche des auteurs : ils ont la vocation de marcher et de raconter, de recueillir et de donner la parole à ceux qui ne l'ont pas. Il explicite également ce qu'il trouve d'unique dans la bande dessinée en tant que moyen d'expression : un langage où se mêlent les réflexions, les dialogues images, l'objectivité et la subjectivité.
Troubs est dans son fauteuil en train de lire le journal. Il repense au dernier festival international de la bande dessinée à Angoulême où Baudoin lui a reparlé de ce voyage. Ciudad Juárez : tout au nord du Mexique, l'endroit le plus fréquenté de la frontière, le Rio Grande coupe la ville en deux, et côté américain c'est El Paso. Ça sonne comme dans les westerns, mais ce n'est pas un western, c'est pour de vrai. Troubs a lu que c'est la ville la plus dangereuse du monde, 20 meurtres par jour en moyenne, les gens ne sortent plus après le coucher du soleil, les gangs et l'armée se battent pour contrôler la ville. Il se souvient d'une discussion avec une femme travaillant pour le Haut-Commissariat pour les Réfugiés, au Burundi : rien n'arrête le vent de la mort et il souffle au-dessus des frontières. Baudoin est assis dans son fauteuil et il repense à une déambulation sur une plage de Tanger, le vent soufflant le sable qui se précipite vers la mer, les deux vagues en furie s'embrasant, le mariage de l'Atlantique avec l'Afrique. Il se souvient de dizaines de garçons s'entraînant avec un ballon sur la plage, et il s'interroge sur les kilomètres de fil de fer barbelé qu'il faudrait déployer au milieu de la Méditerranée pour interdire à l'Afrique d'accoster sur les rives de l'Europe.
Ciudad Juárez : la frontière des frontières ? Le corps d'une femme atrocement mutilée retrouvée au petit matin. Une grande quantité d'entreprises du monde riche s'y est installée : les maquiladoras. Là travaillent des femmes venues de toute l'Amérique Latine, de la main-d'œuvre très bon marché pour le marché mondialisé. Près de 500 femmes assassinées depuis 1993 à ce jour, alors que la page en question est réalisée en juillet 2010. C'est en partie à cause, ou grâce à un livre 2666 de Roberto Bolaño, un immense écrivain chilien décédé en 2003, que Baudoin a eu envie d'aller à Ciudad Juárez. L'idée : trouver des lieux où on peut dessiner. Faire le portrait de ceux qui voudront bien, leur demander : Quel est votre rêve ? Dire la vie dans cette ville où on meurt. Le voyage commence à Culiácan le premier octobre 2010.
Il est possible que le lecteur soit attiré par cet album du fait des auteurs qu'il a pu apprécier par ailleurs, ou pour le thème. Ils ont choisi de se rendre à Ciudad Juárez, pour rencontrer les habitants. Dans sa partie introductive, Edmond Baudoin (né en 1942) explique leur projet : demander à un habitant quel est son rêve, et lui offrir son portrait réalisé sur place. Les deux prologues permettent de comprendre le principe de leur collaboration, de la réalisation de cette bande dessinée à quatre mains. Ils vont la construire ensemble, chacun réalisant ses pages, ou ses parties de page, relatant leur expérience avec leur subjectivité propre. Chacun a réalisé son prologue propre, ce qui permet de repérer leurs caractéristiques graphiques personnelles, mais celles-ci fluctuent un peu en fonction des séquences, ne donnant pas l'assurance d'avoir l'a certitude de qui est quelle page. En cours de route, ils introduisent un signe distinctif pour savoir qui parle : un logo de tortue pour Troubs, un de chèvre pour Baudoin, mais dans le fil de l'ouvrage, ils n'y ont recours que deux ou trois fois. À l'épreuve de la lecture, la coordination entre les deux auteurs devient patente, car le lecteur n'éprouve jamais la sensation de passer d'un point de vue, à un autre fondamentalement différent, jamais en opposition, une sensibilité commune en phase. Il plonge dans un carnet de voyage à Ciudad Juárez, mais pas un voyage touristique, ni une étude sociologique sur la criminalité systémique, simplement aller à la rencontre des gens.
Dans chaque prologue, le lecteur prend contact avec la personnalité des deux auteurs, dans leur manière de dessiner : des dessins descriptifs avec des contours un peu flottants par endroit, un usage un peu charbonneux par endroit du noir. Le lecteur peut déceler que Baudoin se montre graphiquement plus aventureux par moment, ses dessins pouvant s'aventurer vers l'abstraction, comme lors de la rencontre entre le sable soulevé par le vent et la vague d'eau de mer. Il note également que les deux auteurs ne se sentent pas contraints à s'en tenir à des cases disposées en bande, avec des phylactères. Dès son introduction, Troubs passe en mode : des cases avec uniquement des cartouches de texte pour évoquer son souvenir du Burundi. Baudoin commence sous la forme de deux cases de la largeur de la page, avec une ou deux lignes de texte en dessous. En planche 13, la case montrant la collision de la vague de sable contre celle d'eau relève plus du domaine de l'abstraction que descriptif et l'image n'acquière son sens narratif qu'au regard de la case au-dessus d'elle et du commentaire en dessous.
Tout du long de ce carnet de voyage, le lecteur ressent de la surprise en découvrant des images ou des séquences visuellement originales et mémorables : les ballons de foot comme suspendus en l'air, le trombinoscope de 40 jeunes femmes en planches 20 & 21, la reproduction de l'affiche d'une inauguration, des cases de la largeur de la page montrant le paysage naturel dans la région (planches 50 & 51), la représentation d'une communauté en train de danser utilisant deux pages (planches 52 & 53) en format paysage (il faut tourner la BD d'un quart de tour), un mode de dessin passant à une figuration très simplifiée pour la cérémonie des remerciements (planche 58) avec des individus portant un masque intégral d'aigle, des représentations d'individus comme collées sur une page sans aucune bordure (planches 70 & 71), la reproduction de peintures rupestres (planche 75), une photographie tout juste retouchée, 4 planches dessinées par deux bédéistes locaux, etc. S'il est familier des ouvrages de Baudoin, le lecteur retrouve ici toute sa liberté formelle dans sa façon d'envisager une narration en bande dessinée.
Par rapport à ses attentes, le lecteur se rend compte qu'il ne contemplera pas les portraits réalisés par les deux artistes, juste quelques facsimilés de petite taille, pour une partie des personnes accostées. Lors du prologue, les deux auteurs placent leur carnet sous le thème de la violence subie par les populations et en particulier les femmes, et sous celui des migrants. Au début du séjour au Mexique, ils commencent par rendre visite à Florence Cassez, ressortissante française, alors accusée d'enlèvement, séquestration, délinquance organisée et possession d'armes à feu et de munitions à l'usage exclusif des forces armées, et condamnée à 96 ans de prison, ramené à 60 ans en 2009. Les auteurs évoquent à la fois des éléments culturels, et des événements d'actualité, comme l'écrivain Roberto Bolaño (1953-2003), Vargas Llosa, prix Nobel de littérature 2010, Paco Ignacio Taibo II (écrivain, militant politique, journaliste et professeur d'université hispano-mexicain, auteur de roman policier), ou la peine de prison de Florence Cassez, l'intervention de Nicolas Sarkozy pour la faire libérer, les unes du quotidien relatant le nombre de tués durant la nuit. Ils exposent quelques éléments de géopolitique comme les maquiladoras, les tentatives d'immigration clandestine pour passer à El Paso e l'autre côté du Rio Grande, un rassemblement des peuples premiers, le 6 novembre journée nationale de souvenir et de lutte contre les assassinats et les enlèvements de femmes.
Le lecteur accompagne donc les auteurs à la rencontre des personnes dans la rue, dans un bar, dans une maquiladoras, à suivre une personne ou une autre qui leur sert de guide. Il comprend que leur compréhension de la langue espagnole est un limitée, et qu'ils la parlent mal. Il apprécie qu'ils se montrent attentionnés pour expliquer où ils se rendent, quels sont les personnes qu'ils rencontrent, en quelques phrases courtes. Il assiste bien sûr à la proposition faite par les artistes aux personnes à qui ils s'adressent, en découvrant leur réponse quant à leur rêve. En cours de route, les auteurs apprennent qu'un journal national avait déjà effectué la même démarche : demander à des élèves de collège d'exprimer leur rêve pour leur vie d'adulte, et retourner les voir une dizaine d'années plus tard pour savoir ce qu'il en était advenu. Cela produit un effet de relativisation sur les rêves qui leur sont formulés. Cette forme de voyage et de prises de contact avec la population locale offre une vision très directe au lecteur. En découvrant les différents rêves ainsi exprimés, il y voit des besoins primaires, pouvant lui faire penser au premier étage de la pyramide d'Abraham Maslow. Cela a pour effet de révéler toute la force d'une observation formulée en cours de route : C'est si fragile et si fort une vie. Le ton n'est pas misérabiliste : les auteurs mettent en lumière la force vitale de chacun, cette énergie qui permet d'affronter chaque jour dans un milieu hostile où une mort arbitraire peut venir y mettre un terme, où le système socio-économique est défavorable à l'individu, entre insécurité, précarité, dans un environnement qui n'est ni stable ni prévisible, pétri d'anxiété et en crise. En découvrant certains témoignages, le lecteur sent les larmes lui monter aux yeux, l'émotion le prendre à la gorge. À d'autres moments, il est confondu d'admiration devant le courage banal et quotidien de l'un ou de l'autre, par la possibilité de vivre malgré tout.
Se rendre dans la ville la plus dangereuse du monde et demander aux habitants à quoi ils aspirent, en échange d'un dessin. Le lecteur se plonge dans ce carnet de voyage réalisé par deux créateurs et il découvre un témoignage beaucoup plus riche que ce à quoi il s'attendait : la liberté formelle de la mise en images, la simplicité du contact humain, les éléments de contexte présentés tout naturellement, une sensation déconcertante de toucher du doigt une des dimensions essentielles de l'existence, sans dramatisation larmoyante, sans se voiler la face. Une expérience de lecture d'une rare vérité, en toute honnêteté.
Partir réaliser des dessins à Ciudad Juárez en échange d'une discussion ? Il faut sans doute avoir une bonne dose de courage. Le dénouement n'a rien à voir et le propos non plus, mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser à Christian Poveda, un reporter assassiné à l'issue d'un documentaire sur la Mara 18, un gang salvadorien.
RépondreSupprimerJe vois une certaine diversité de style dans les planches. On passe de crayonnés relativement "simples", à des planches plus complexes comme ce paysage végétal observé depuis le pont du Rio Pato, à des portraits plus travaillés. Mais il y a deux artistes, et tu notes que certains artistes mexicains qui ont réalisé quatre planches de l'album, alors je ne suis pas sûr de savoir qui a illustré quoi.
J'ai lu sur Wikipédia que la ville la plus violente du monde est Tijuana, juste devant Ciudad Juárez.
Je n'ai pas inclus de planche réalisée par les artistes mexicains. La première planche de l'article est marquée d'une tortue : elle a été réalisée par Troubs. La planche avec le dessin d'arbres en pleine page est de Baudoin (il y en a des similaires dans Fleurs de cimetière).
SupprimerJe ne savais pas que Ciudad Juárez avait perdu sa première place. L'article wikipedia mentionne que ça date au moins de 2019 : quel titre peu enviable.
Du coup je suis allé relire la page consacrée à Ciudad Juárez sur wikipedia :
Cependant, une étude du Conseil citoyen pour la sécurité publique et la justice pénale (CCSPJP) l'a qualifié de la deuxième ville la plus dangereuse au monde en 2019, avec 104 homicides pour 100 000 habitants, à savoir le deuxième plus haut taux d'homicide relevé pour une ville dans le monde entier cette année-là - juste derrière une autre ville mexicaine, Tijuana, qui avait un taux de 134 homicides pour 100 000 habitants.
Ça n'enlève absolument rien à la cruauté des faits, mais je ne sais pas si tu l'as remarqué, toi aussi : l'article en français fait état de 4.000 meurtres entre 1993 et 2003, ce qui est loin du chiffre que tu cites dans ton troisième paragraphe. J'ai donc croisé cette info avec celle de l'article en anglais, et elle est plus proche des chiffres de la BD. Faute de frappe ? Je n'ai pas pu accéder à l'article cité par l'auteur. Bizarre, cette dichotomie d'un article à l'autre sur la même source.
SupprimerJe n'avais pas remarqué : j'ai ressorti la BD et la différence est inexplicable. Baudoin écrit : près de 500 femmes assassinées, 600 disparitions depuis 1993, et à ce jour, quand je réalise cette page, on est en juillet 2010.
SupprimerJ'ai suivi ton conseil : aller sur la page wikipedia français puis passer sur celle en anglais, avec le même constat. Du coup, j'ai demandé à google : 400 féminicides pour France Culture (source : La ville qui tue les femmes : Enquête à Ciudad Juarez, de Jean-Christophe Rampal), 1.441 selon le centre universitaire Colegio de la Frontera Norte de 1993 à 2013 (TV5 Monde), 1.653 entre 1993 et 2008 et 2.000 disparues selon Konbini et Le Temps (Suisse), 600 sur le site de Libération, 300 ouvrières, étudiantes ou chômeuses auraient été assassinées entre 1993 et 2003 selon Courrier International.
Je ne sais pas quoi en penser.
https://www.franceculture.fr/oeuvre-la-ville-qui-tue-les-femmes-enquete-a-ciudad-juarez-de-marc-fernandez.html
Moi non plus ; personnellement, j'aurais tendance à privilégier les sources locales, c'est-à-dire El Colegio de la Frontera Norte, bien que rien ne me confirme qu'elles soient forcément plus fiables que les autres.
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