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jeudi 25 août 2022

Itinéraire d'une garce

Quelle femme je veux être ?


Il s’agit d’une histoire complète indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Céline Tran pour le scénario, et par Grazia la Padula pour les dessins et les couleurs. Elle comporte un peu plus d’une centaine de pages de bande dessinée, entrecoupée de courts textes correspondant à des réflexions intérieures de l’héroïne.


Le téléphone d’Élise sonne, sur sa fonction réveil. Elle l’arrête, et réveille doucement son mari à ses côtés dans le lit. Elle est en culotte et elle se lève. Elle passe une robe de chambre et va préparer la table du petit-déjeuner. Il arrive en teeshirt et pantalon de pyjama, alors qu’elle verse le café, et il dépose un chaste baiser sur son front. Le téléphone d’Élise vibre : un message lui indiquant que son rendez-vous du matin est décalé au midi, juste pendant sa pause. Elle doit interviewer Belinda Bella, une star des réseaux sociaux, une Instagram Model. Son mari la charrie : Élise n’est même pas sur Instagram, et cette influenceuse dispose réellement de nombreux suiveurs. Il l’informe que leur fille Manon vient bientôt passer quelques jours à la maison. Elle doit rappeler dans quelques minutes pour dire quand elle arrive. La mère en déduit que sa fille ne part plus en stage à Londres avec Fred, tout en se demandant pourquoi Manon ne lui en parle jamais. Il part prendre sa douche, et elle finit ses tartines. Puis elle se lève et va dans la chambre. Elle enlève sa robe de chambre, et prend le téléphone de son mari qui est en train de sonner. Elle manque l’appel, mais écoute les messages. Le premier est de sa fille : elle arrive samedi et elle demande à son père de ne pas dire à sa mère qu’elle a rompu avec Fred. Elle écoute le second : une confirmation de réservation de la suite habituelle pour le lendemain vendredi dès dix-neuf heures. Conformément à sa demande : suite Marquise avec vue sur jardin, champagne et fraises pour madame. Le mari sort de la salle de bain, la brosse à dent dans la bouche : elle confirme que c’était Manon annonçant son arrivée et sa rupture avec Fred. Elle rentre dans la salle de bain, enlève sa culotte et rentre dans la baignoire, pendant que son mari lui annonce qu’il ne rentrera pas ce week-end pour des raisons professionnelles. Elle se laisse glisser au fond de la baignoire et se met à pleure.



Élise se dit que c’est le comble : c’est elle qui a honte. Mais de quoi serait-elle coupable ? Son époux continue de sourire comme si de rien n’était, avec cette tendresse qui a toujours défini son regard. Il ment tout en la serrant dans ses bras. Il la quitte pour rejoindre une autre. Il l’embrasse, la pénètre, jouit avec elle. Et pendant ce temps-là, elle s’endort en paix dans leur lit. Combien de fois l’a-t-il retrouvée après l’avoir baisée ? Combien de fois compte-t-il partir encore pour jouir avec elle ? Y en a-t-il d’autres ? Combien sont-elles ? Le lendemain, Élise réalise l’interview avec Belinda Bella, une tombeuse. Puis elle se rend chez sa gynécologue qui lui parle ménopause, sécheresse vaginale et lubrifiant.


Une femme trompée et qui se conduit comme une garce ? Pas tout à fait. La scénariste met en scène un couple qui visiblement gagne bien sa vie. La quatrième de couverture précise que Élise a 52 ans, les dessins montrent une femme bien conservée, légèrement empâtée qui pourrait en avoir 40. Elle travaille pour un magazine féminin indéterminé. Leur fille Manon semble avoir terminé ses études, ne pas être forcément encore établie, ni professionnellement, ni amoureusement. Son corps est visiblement plus ferme que celui de sa mère. Le mari est très bien conservé, athlétique, grand beau et fort, avec également une bonne situation de cadre qui l’amène à voyager régulièrement, pour quelques jours. Ils ont un appartement spacieux, sans luxe ostentatoire. L’histoire est racontée du point de vue d’Élise, un point de vue féminin qui n’est pas féministe. Les dessins appartiennent à un registre descriptif, avec des traits de contour très légers pour les silhouettes humaines dont les détails sont réalisés en couleur direct. Pour les décors, ils peuvent aussi bien être dépeint avec des traits de contour minutieux, puis peints, qu’entièrement en couleur directe. Cela aboutit à une narration visuelle plutôt douce, avec un niveau de détail élevé, des représentations très concrètes.



L’artiste réalise des planches très agréable avec un sens du détail descriptif et narratif remarquable. Au fils des planches, le lecteur apprécie de pouvoir regarder autour de lui et d’admirer la chambre à coucher du couple dans toute son intimité, leur cuisine tout équipée avec la table les chaises, les placards, les appareils électroménagers, le grille-pain les sets de table, le salon avec le canapé confortable pour regarder la télévision à deux, etc. Il prend grand plaisir à accompagner Élise dans le métro (avec des slogans d’affiche publicitaire qui lui suggère d’aller voir ailleurs), chez la gynécologue, à l’interview, au yoga, dans les couloirs de l’hôtel George VI (magnifiques tapis dans les couloirs), au cours de boxe, à la journée au hammam, au café ou encore chez le bottier pour une séance d’essayage très sensuelle. Il apprécie de voir que Gazia la Padula dessine des individus avec des morphologies variées, des visages expressifs, sans exagération.


Cette bande dessinée est publiée par Glénat dans sa collection Porn’Pop, et une mention sur la quatrième de couverture précise que la mise à disposition des mineurs est interdite. De fait, les personnages sont représentés nus sans hypocrisie, à commencer lorsqu’ils prennent une douche, mais aussi lors des relations sexuelles en solo ou à plusieurs. La dessinatrice le fait sans hypocrisie, montrant des corps imparfaits et séduisants. Lors des rapports sexuels, elle va jusqu’au gros plan de la pénétration à deux ou trois reprises quand Élise ou son époux ont sciemment recherché une relation sexuelle, quand elle souhaite éprouver une sensation charnelle. De ce point de vue les promesses de la couverture sont bien tenues. À nouveau, le point de vue reste féminin, au travers des actions et des émotions d’Élise. Toutefois, c’est la sensualité qui prédomine, et le désir qui s’éveille peu à peu au travers des images : le constat de dépit en regardant son corps dans la glace, la position très technique de l’examen gynécologique, puis petit à petit la prise de conscience des sens, dans les vestiaires du yoga, puis du cours de boxe, puis dans le hammam. Le lecteur ressent une forte empathie pour Élise ce qui a pour effet de le faire considérer les dessins comme étant plus érotiques que pornographiques.



Une femme trompée et qui comprend qu’elle a été aveugle au comportement de son mari, voilà qui rappelle l’une des premières bandes dessinées du genre réalisé par une femme : Le démon de Midi, ou Changement d'herbage réjouit les veaux (1996), de Florence Cestac. Ici la narration ne s’inscrit pas dans le registre comique, et les sentiments sont plus présents. La découverte de la tromperie de son époux la plonge dans une phase de déprime prononcée, mais il s’agit d’un couple ayant la cinquantaine, sans volonté de tout recommencer. Passant par différentes phases, elle décide de s’occuper d’elle et de son plaisir. La douleur sentimentale occasionnée par la trahison est bien présente, mais dans le même temps elle n’a pas de velléité de refaire sa vie, de tirer un trait sur une relation maritale qui lui apporte toujours le plaisir du partage, d’une vie à deux douillette. Elle se demande donc plutôt ce qu’elle souhaite elle, comme libérée de son vœu de fidélité. D’un côté, elle n’avait jamais envisagé de rechercher sa satisfaction par elle-même sans époux, de l’autre elle éprouve l’envie d’explorer et elle en a le courage.


Élise ne se met pas du jour au lendemain à draguer tout ce qui passe à sa portée. Son éveil au plaisir de son corps est progressif. C’est comme si une barrière mentale avait été levée et qu’elle s’autorise des pensées, puis des actes qui étaient précédemment tabous. S’il n’y avait pas de passage à l’acte, cette dame serait vraiment fleur bleue. Sa démarche apparaît authentique au lecteur : à la fois son affliction sentimentale, à la fois ses envies qui se manifestent d’abord dans des rêves explicites, puis dans la prise de conscience desdites envies. Là encore, la narration visuelle s’avère épatante pour montrer ce mélange de trouble et de désir. Le lecteur sourit quand après une séance de yoga, Élise se retrouve par erreur dans le vestiaire des hommes et découvre un spécimen sympathique nu devant elle. Il sourit encore en voyant son trouble lors des massages au hammam, par un grand costaud musclé, encore plus quand elle se fait la remarque qu’elle ne souhaiterait nullement avoir une relation avec un homme de cette carrure. 



Au fil des expériences et de la reconnexion grandissante d’Élise avec ses sensations physiques, le lecteur éprouve une forte empathie de la voir gagner en confiance, tout en restant parfois timorée ou maladroite. À ce titre, le test d’un vibromasseur dans sa salle de bains est plus touchant que drôle : quand l’appareil s’arrête et qu’elle le remet à charger, ou quand son mari arrive et qu’il la trouve à quatre pattes en culottes en train de faire mine de ramasser quelque chose par terre. Le récit est découpé en sept chapitres dont la succession des titres montre bien la progression d’Élise : Se réveiller, Crier, Lâcher, Sentir, Oser, Jouir, Aimer. Chaque chapitre comprend un ou deux textes d’une ou deux pages, correspondant aux réflexion internes d’Élise, intitulés : Bataille, Obsession, Sens, Sidération, Frustration, Libido, Féminité, Rituel, Vibrations, Fantasmes, Partage, Tromperie, Mon amour. Le lecteur peut ainsi plonger dans ses pensées et partager son état d’esprit plus avant, apprenant à connaître un être humain très normal, une femme gentille sans être idiote, fidèle sans être servile.


Une femme trompée et qui devient une garce ? Cet album est beaucoup plus riche que ça : l’itinéraire certes, mais d’une femme qui décide de retrouver son plaisir physique. D’un côté, c’est un schéma d’une banalité générique, de l’autre les autrices en font une femme sympathique et agréable, avec une narration visuelle douce et sans fard, concrète et toute en sensations, toute en sensualité même lors des relations sexuelles explicites. La scénariste suit le schéma classique de libération progressive, sans donner le beau rôle à Élise, simplement en la montrant sans fard, son épanouissement étant une évidence, sans pour autant tourner le dos à ses responsabilités d’adulte. Superbe.



4 commentaires:

  1. "Céline Tran" - Surprise, je ne savais même pas qui c'était. Mais sur quelle planète vis-je donc ?

    "Il apprécie de voir que Gazia la Padula dessine" - Je dois avouer que je suis tombé instantanément sous le charme du style graphique de la dame : le trait et la mise en couleurs. Une recherche superficielle sur Amazon m'indique que la part de sa production qui a été traduite en français reste assez limitée.

    "Une femme trompée et qui comprend qu’elle a été aveugle au comportement de son mari, voilà qui rappelle l’une des premières bandes dessinées du genre réalisé par une femme" - Mais effectivement, c'est vrai, ça ! Et d'ailleurs, ça fait même deux albums sur ce thème sur les droits derniers articles. Alors du coup, ça m'intrigue. Est-ce un thème que tu as décidé d'explorer ? Ou ne s'agit-il là que d'une coïncidence ?

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    1. J'avais déjà entendu parler de Katsuni, mais sans avoir savouré un de ses films. 😁

      C'est en feuilletant cette BD que je me suis décidé à l'acheter, ayant été séduit par le dessins de Grazia la Padula, bien déconnectés d'une esthétique porno.

      Coïncidence ou exploration ? J'avais acheté le recueil de la trilogie de Florence Cestac depuis quelques mois, bien avant Itinéraire d'une garce. Donc, plutôt coïncidence. Mais en rédigeant le présent commentaire, je me suis dis que mon inconscient a dû être à l'œuvre : ce n'est qu'en le rédigeant que je me suis dit que j'avais lu quelque chose avec un thème identique peu de temps auparavant. 😓 Je me suis fait la réflexion que la coïncidence est trop importante pour qu'une partie de ma conscience n'ait pas été à l'œuvre, même si je ne m'en étais pas rendu compte. Il ne me semble pas avoir d'autres BD sur ce thème… mais je me méfie de moi-même et de ma mémoire sélective.

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    2. Ne t'inquiète pas, cher ami : je serai là pour te rappeler à l'ordre en cas de défaut de mémoire. 😁

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    3. Ouf ! Parce que je vois bien que j'oublie pas mal de choses.

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