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mardi 2 août 2022

Derrière volume 1 – Ostende

Le choc, c’est que c’était sans préambule.


Ce tome contient une histoire peut-être complète, même si le titre entier annonce qu’il s’agit du volume 1 d’une série appelée Derrière. La première édition date de 2021. Il a été réalisé par Dominique Goblet pour les images, et par elle et Guy Marc Hinant pour les textes. Il contient quatre-vingts pages peintes, en couleurs. Sa lecture peut en être complétée par celle de Ostende carnets (2022), le témoignage d'une œuvre en gestation, des croquis et des études, d’autres recherches graphiques qui peuvent être interprétées comme la clé de lecture et le révélateur de ce tome.


Sous un ciel gris, les vagues viennent perdre doucement leur énergie sur la grande plage de sable brun cannelle, en l’absence de tout être humain. De l’autre côté, la route longe la dune, avec ses candélabres très rapprochés. Une lueur commence à poindre à l’horizon à l’horizontal au-dessus de la mer. Celle-ci a conservé sa couleur grisâtre, le reflux laisse une petite mare qui va en diminuant. Il y a peut-être une trace pas sur la plage, ou peut-être n’est-ce qu’une simple dépression. C’est la nuit : l’eau de la mer a pris une teinte grisée, presque bleue, parcourue par de grandes bandes irrégulières tellement sombres qu’elles en sont noires, la vue étant en partie bloquée sur la droite par un triangle vert foncé. Le jour s’est levé. La masse nuageuse laisse percevoir un lambeau de ciel bleu au-dessus de la mer. Celle-ci a pris une teinte vert un peu plus claire, du vert sauge. Elle moutonne moins. Le sable a pris une teinte brun terracotta. Au premier plan, se trouve un morceau de la digue avec une rambarde.



Une personne nue est assise sur une souche d’arbre. Au premier plan, trois tulipes semblent flotter au vent, projetant leur ombre, complétée par les tiges et le feuilles sur le sol, l’individu étant une bonne dizaine de mètres en arrière de cette ombre. À côté, une autre vue de la mer sous un ciel sombre entre gris et verre, barrée d’une bande noire, juste en dessous du milieu. Page suivante : une autre vue de la mer sous le même ciel plombé vert-gris, les vagues ayant presque disparu, le flux venant créer une petite mare ronde devant la ligne des vagues, la vue étant pour une petite partie bloquée en haut à droite et à la base de l’image avec des figures géométriques. Dans la vue suivante, la mer semble s’être retirée au loin, avec une ligne de nuages en hauteur, toujours dans des teintes brunes. Dans une vue grise totalement bloquée, des rires retentissent. Une femme est allongée sur le dos, les jambes écartées, son sexe rasé en premier plan, dans une perspective qui masque sa tête. La mer se retire lentement, laissant des traces humides sur la plage. Dans la campagne des Flandres, à l’intérieur des terres, il est possible de distinguer trois bâtiments d’un corps de ferme, avec un arbre en premier plan, dans une ambiance vert de chrome. Une vue de la campagne, avec une pièce d’eau en premier plan dans laquelle se reflète deux arbres dénudés, avec derrière une grande étendue herbeuse, un bosquet d’arbustes feuillus, et au loin une ligne d’arbres dénudés.


Quel objet étrange : au départ, le lecteur se dit qu’il s’est trompé et qu’il s’agit d’un recueil de marines et qu’il n’y a pas d’histoire. Arrivé à la sixième planche, il découvre qu’elle contient deux peintures différentes accolées, sans séparation de type gouttière, et que le personnage prononce : hahaha dans un phylactère. La neuvième planche contient quatre images différentes, également accolées sans gouttière de séparation d’aucune sorte, la première contenant trois phylactères comme suspendus dans l’air, sans personnage, avec le même hahaha, sauf la première qui contient hahahaha. Ces quatre images peuvent être assimilées à des cases, mais sans lien logique entre elle, sans causalité, sans unité de lieu, sans thème unificateur. La treizième page est également composée d’une toile marine, avec le buste nu d’une femme représenté trois fois, détouré à l’encre, dans des positions différentes, sans la tête, en surimpression sur la zone du ciel. Au-dessus court un texte évoquant une femme arrivant toujours nue, éclairée par la lumière des phares des voitures, entourée d’hommes habillés allant de la voiture au bunker. Seul lien potentiel avec l’image, cette femme nue qui correspond aux trois bustes, et la possibilité que le bunker se situe sur la plage. Le lecteur en vient à se demander si cet ouvrage ne s’apparente pas à Une semaine de bonté (1934) de Max Ernst (1891-1976), une suite de peintures donnant la sensation qu’elles racontent quelque chose, mais sans que le fil conducteur ne soit explicité.



Alors le lecteur se met recenser ce qu’il a sous les yeux : vingt-neuf peintures marines, présentées en pleine page. Il comprend qu’il s’agit de vues de la plage et de la mer du Nord à Ostende. Il est frappé par l’absence d’êtres humains à part sur trois ou quatre, et par les couleurs. Soit il le remarque par lui-même, soit il l’a lu dans une interview : l’artiste s’est fixé comme défi de dépeindre l’eau sans utiliser la couleur bleu sous quelque nuance que ce soit, et elle s’y tient. Il plane cette sensation de grisaille, même en plein jour avec une bonne luminosité. En fonction des vues, elle consacre plus ou moins de hauteur de page à chacun des trois éléments sable, mer, ciel. Bien souvent l’eau n’occupe qu’un cinquième de la page, le sable et l’air se partageant le reste à part égale. Du fait du format paysage de l’ouvrage, le lecteur apprécie ces panoramas. S’il a arpenté les plages de ces côtes, il en ressent l’ambiance assez particulière. Il admire la capacité de la peintre à restituer l’impression de sable humide, l’écume des vagues, le calme de cette eau sombre au loin, les vaguelettes qui lèchent le sable, l’impression incroyable de l’eau qui se retire avec le reflux, parfois un léger vol d’oiseaux au loin, la quasi-transparence et l’humidité d’une fine pellicule d’eau qui recouvre un brise-lame pavé, la luminosité voilée et changeante.


Bon, il s’agit donc d’une sorte de rêverie en bord de mer du Nord, lors d’un séjour dans la ville d’Ostende, avec une histoire de femme qui se promène nue. En planche deux se trouve donc une vue de la route qui longe les dunes, à proximité de la plage. En planche neuf une des quatre cases contient l’image d’une ferme. La planche dix est une vue de la campagne flamande. Planche suivante une autre vue d’une vaste étendue d’herbe de cette campagne. Encore quelques autres dans les planches seize et dix-sept. En planche vingt-six, ce sont des vaches en train d’y paître. En planche 29, l’artiste a représenté le corps de ferme dont la façade est recouverte de bâches en plastique transparentes. Plus loin encore, le lecteur contemple des buissons taillés en demi-sphère dans un immense parc à la française. Il tourne la page, et découvre le même paysage mais sous une autre lumière, avec une vache à côté d’un des buissons. En planche six, il est pris par surprise par ces fleurs semblant flotter dans le vent, et en planche quatorze, il voit deux cases. Dans la première, les fesses d’une femme en train de baisser sa culotte, dans la seconde des formes allongées abstraites en noir & blanc. La page suivante est également constituée de deux cases côte à côte, celle droite étant peinte en noir, et celui-ci semble avoir bavé sur le gris de la case à gauche qui figure peut-être la plage. Dans le dernier quart de l’ouvrage, des formes d’abord géométriques puis abstraites viennent se superposer aux marines.



En lisant le texte de la planche treize, le lecteur se dit qu’il doit être question d’une femme qui se promène nue sur la plage, et il suppose que cela peut être le fil directeur ou le lien entre différentes séquences, mais peut-être pas toutes. En effet si elle se tient sur la plage, que viennent faire les vues de la campagne des Flandres ? Quoi qu’il en soit, il se trouve incapable de neutraliser son cerveau qui cherche à tout prix à établir des liens logiques, une histoire, un schéma à cette suite de planches. Et puis l’artiste elle-même fait coexister plusieurs dessins sur une même page, comme des cases juxtaposées. À l’évidence, cette lecture génère des ressentis, pas forcément des émotions, plus des états d’esprit. Prise pour elle-même, il n’est pas possible de lui donner un sens. Elle reste à l’état de collage, comme si l’esprit de l’artiste était dans une sorte de fugue et se laissait guider par des associations d’idées inconscientes. Cela peut générer une frustration significative chez un lecteur cartésien, prenant l’ampleur d’une vexation insupportable s’il s’attendait à lire une histoire, promesse implicite dans la notion de bande dessinée. Mais pourquoi une majorette ?


La curiosité du lecteur peut également être attisée par cette œuvre impénétrable qui ne fait pas sens, et se lancer dans la découverte des carnets parus quelques semaines après, ou, un peu échaudé, se rabattre sur les interviews données par l’autrice, en particulier celle de quarante-trois minutes, dans l’émission Par les temps qui courent, sur France Culture. Il découvre alors que Dominique Goblet a réalisé ces peintures pendant la première période de confinement de la pandémie de COVID-19 en 2020, lors de promenades solitaires sur la plage, mais aussi à l’intérieur des terres, ce qui explique à la fois l’absence de personnes, et les deux localisations. Elle y explique qu’elle a bel et bien composé cet ouvrage : les peintures ne sont pas présentées dans leur ordre d’exécution. Elle évoque l’origine de l’idée de trois femmes nues, et elle explicite le sens de la majorette.



Le texte de présentation de l’émission explique que le carnet de croquis préparatoires permet de découvrir la source de certains éléments transformés. Il confirme qu’il y a bien une narration, en qualifiant l’ouvrage de roman graphique. Le lecteur se souvient alors des premiers mots de l’ouvrage : Le choc, c’est que c’était sans préambule. Ce n’est rien de le dire ! Une fois renseignements pris, il saisit mieux la logique interne de cette succession de vues, le comportement sortant de la norme d’Irène, une femme de soixante ans, la sensation diffuse de tension et de frustration jamais nommées. Il comprend la démarche de la créatrice, ayant éprouvé la nécessité de sortir d’une modalité narrative traditionnelle, pour pouvoir exprimer la sidération de ce confinement, l’irréalité de cette solitude dans ce milieu naturel, la beauté particulière des lieux, la remontée et l’affleurement de souvenirs profondément enfouis et insciemment déterminant dans sa trajectoire de vie.


L’autrice fait errer son lecteur dans des vues inhabitées de la plage d’Ostende, et de la campagne flamande, avec des peintures exprimant le caractère de ces lieux et de ses ambiances lumineuses. Il apprécie les balades, tout en cherchant désespérément à trouver un sens à ces suites de vues, à l’évocation d’une femme se déshabillant, d’une femme nue prénommée Irène, de vaches, de formes géométriques incongrues. Il peut s’agacer du fait que tout aussi agréables que soient ces visions d’Ostende, ce seul ouvrage n'est pas auto-suffisant pour former un récit ou un roman graphique. Le plaisir de cette lecture singulière se trouve consolidé s’il se laisse aller à sa curiosité et qu’il compulse une interview de l’artiste évoquant son processus créatif, et précisant son intention.



3 commentaires:

  1. Entretien avec Dominique Goblet, Par les temps qui courent (18/01/22), sur France Culture

    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/par-les-temps-qui-courent/dominique-goblet-autrice-et-dessinatrice-6740023

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  2. Je reconnais volontiers que ce style d'œuvre ne m'inspire guère. Je la feuilletterais sans doute volontiers, mû par une curiosité toute relative, sans être capable de m'y plonger et de l'explorer, voyant sans doute là un effort stérile dans le sens où il n'est pas capable de procurer satisfaction au type de lecteur que je suis.

    Ostende, ce n'est pas que la plage et la mer, d'ailleurs, c'est un tout avec la ville. J'y suis allé l'an dernier et j'avais contre toute attente apprécié ma balade en front de mer, alors que la côte belge est dans l'ensemble un carnage architectural sans le moindre goût. De belles lumières, aussi.

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    1. Je ne lirais pas que ce genre de bande dessinée, mais une fois de temps en temps ça me fait plaisir. Je trouve enrichissant de voir une artiste s'emparer de ce mode d'expression, en mettant à mal les conventions et les règles du genre. En fait, je repense à cette BD de temps à autre, comment une artiste peintre réorganise une série de peintures pour en faire une narration très personnelle (quitte à être un peu cryptique), pour une BD très différente, même s'il s'agit d'images mises en séquence, avec quelques morceaux de texte.

      Je garde un bon souvenir de mes deux séjours touristiques en Belgique, y compris un passage à Ostende.

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