Masereel ouvre à son tour les fenêtres de son atelier pour laisser passer la lumière.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1919. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par le procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface de trois pages, écrite par Blexbolex (pseudonyme de Bernard Granger), accompagnée par une illustration pleine page de sa main. Il se termine avec une postface de six pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Fiat Lux, constituée de Ombres et lumière (sur la situation personnelle de l’auteur à ce moment-là de sa vie), Prométhée (le symbole du soleil dans la culture), Tout feu tout flamme (les éléments du récit), Les feux de la critique (les réactions de Romain Rolland, romancier 1866-1944, de Frédéric Gutrel, journaliste, Claude-Roger Marx, journaliste, Pierre-Jean Jouve, journaliste). Vient ensuite un article d’une page de Martin de Halleux (dessins préparatoires) accompagné de deux dessins préparatoires, et une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du troisième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices).
L’artiste est assis à sa table de travail, la fenêtre grande ouverte devant lui, le soleil brillant haut dans le ciel. Il est courbé sur sa chaise, immobile, se tenant la tête dont le front repose sur sa main droite, un crayon dans la main gauche. Il s’assoupit tranquillement, posant sa tête sur ses deux bras croisés allongés sur sa table de travail. Son esprit prend la forme d’un avatar de sa forme physique en miniature, avançant sur la table vers la fenêtre ouverte, comme pour se rapprocher du soleil. L’avatar passe par la fenêtre, chutant vers le sol, tout en grandissant pour atteindre une taille humaine, alors que le soleil brille toujours haut dans le ciel, indifférent. L’avatar ressemble maintenant en tout point à l’artiste y compris en taille, et il se retrouve cul par terre au milieu de la rue en bas de l’immeuble, quelques personnes l’entourant pour vérifier qu’il va bien. Une femme torse nu contemple la scène depuis sa fenêtre. Les façades des immeubles occupent tout l’espace, seul une toute petite portion du soleil peut être aperçue au-dessus du sommet d’un immeuble.
L’avatar s’est mis debout, les gens autour de lui le considérant comme un être humain normal. Le bras tendu, il désigne du doigt, le soleil haut dans le ciel. Il décide d’essayer d’atteindre l’astre : pour se faire, il pénètre dans un immeuble et s’élance dans l’escalier pour monter à sa hauteur, plusieurs badauds lui emboîtant le pas. Il parvient au sommet de l’immeuble et sort sur le toit par une lucarne, toujours accompagné par quatre autres hommes. Il comprend qu’il ne peut pas atteindre le soleil par ce moyen, celui-ci restant toujours haut dans le ciel. Il avise une fine cheminée métallique qui lui permettrait de monter d’encore un mètre ou deux, mais les autres le retiennent pour sa sécurité.
Soit le lecteur découvre l’œuvre de Frans Masereel avec ce tome. Cet auteur raconte son histoire à raison d’une image par page, sans aucun mot. Comme expliqué et montré dans l’article d’une page de Martin de Halleux : Masereel réalise d’abord chaque image de manière traditionnelle sous la forme d’un dessin préparatoire détaillé à l’encre de Chine, sur une feuille de papier. Puis, il reproduit cette image en la gravant sur un bloc d’une épaisseur de vingt-trois millimètres environ, du poirier très dur et séché pendant plusieurs années, ce qui permet aux gravures d’être tirées aussi bien sur une presse mécanique que sur une presse à bras. L’éditeur poursuit son explication : généralement l’auteur grave ses blocs des deux côtés. Dans un premier temps, il noircit entièrement la face à travailler, puis il dessine un tracé blanc plus ou moins précis selon la complexité de la composition. Enfin, à l’aide d’un burin, d’une gouge, d’un couteau ou de petits instruments de métal, il commence le travail de xylographie. Le dessin gravé est l’image inversée de celle dessinée, l’artiste vérifiant la correspondance au fur et à mesure, avec un miroir. Cela aboutit à des images au traits de contours assez épais, avec des aplats de noir consistants aux formes complexes, des cases avec une répartition entre surfaces de blanc et surfaces de noir en proportion souvent similaire. La qualité de la reprographie dans cette édition est impeccable, sans aucune sorte de bavure ou de contour un peu boueux.
Soit le lecteur a déjà lu une des œuvres de Frans Masereel et il retrouve les caractéristiques qu’il apprécie. La technique employée pour réaliser chaque dessin induit des formes brutes pour chaque élément du dessin. La silhouette de chaque être humain semble comme taillée à grands coups de serpe, sans beaucoup de précisions dans les contours, que ce soient les plis des tissus ou les traits de visage. Dans le même temps, cette façon de dessiner met en valeur les gestes et les postures des individus, et facilite la projection du lecteur dans chaque individu. Pour autant, cela n’exclut pas la présence de détails, par exemple : les lunettes de l’artiste (appelons-le Frans, mais son avatar ne porte pas de lunettes), les différents couvre-chefs masculins, la tenue des marins, l’équipement d’un scaphandrier, les écailles de la sirène, etc. De la même manière, les décors peuvent sembler mastoc, avec des traits épais, tout en présentant de nombreux détails : les outils sur la table de travail de Frans, la photographie de sa femme sur les étagères à côté, les lames du parquet, les arcs-boutants extérieurs de la cathédrale, les persiennes aux fenêtres, les tuiles de toit, les deux statues humaines encadrant la porte d’entrée d’un immeuble haut de gamme, un gramophone avec son pavillon immédiatement reconnaissable dans un bar, une balançoire de fête foraine, des scènes de foule chacune avec leur chorégraphie spécifique, une péniche, de nombreuses vues générales des bâtiments de différents quartiers de la cité, un paratonnerre, le gréement d’un navire, des installations portuaires, etc.
La forme de la narration induit une participation plus active du lecteur, que dans des bandes dessinées plus classiques avec plusieurs cases par page et des dialogues : il doit faire l’effort un peu plus conscient de formuler une partie de l’histoire en mots, ou d’expliciter les liens d’une image à l’autre, ou encore de s’interroger sur les motivations et les objectifs du personnage. D’un autre côté, l’auteur utilise les conventions narratives classiques de la bande dessinée pour une histoire linéaire, ce qui la rend immédiatement compréhensible. L’apparition de l’avatar de Frans apparaît comme une évidence : l’auteur s’est endormi et son esprit vagabonde sous forme humaine. Le titre de l’ouvrage dirige l’attention du lecteur vers le soleil comme étant le centre d’intérêt de Frans et de son avatar. Ce dernier est présent dans chaque case, et le soleil dans presque toutes les cases, la plupart du temps sous sa forme basique et directe, ronde avec des rayons, ou parfois par le truchement d’un objet ou d’un élément rond avec des rayons. Dans sa postface, Samuel Dégardin contextualise le soleil comme élément symbolique à l’époque : Au lendemain de la première guerre mondiale, alors qu’il semblait avoir déserté un ciel plombé par d’incessants orages d’acier, le soleil brille de nouveau dans les œuvres d’artistes à jamais marqués par une guerre des tranchées qui avait quelque peu fait pâlir ses couleurs. Otto Panhok amorce ainsi en 1919 un cycle de gravures sur le soleil dans une veine expressionniste (Sonne), tandis que George Grosz et Otto Dix le représentent tourmenté, tel un soleil de nuit éclairant une humanité hagarde.
La page d’ouverture montre un artiste à sa table de travail, manquant visiblement d’inspiration, puisqu’il n’est pas en train de dessiner, et son esprit cherche à atteindre le soleil, l’astre qui donne la vie, qui illumine le monde autour de l’individu. Le lecteur peut donc également interpréter cette quête pour atteindre le soleil, comme étant la recherche de l’inspiration, s’élever vers la lumière à la fois connaissance et force suprême, et une pulsion de se hisser au niveau de cet astre suprême, de cette force divine, comme Icare avant lui. En effet l’auteur joue avec deux autres références culturelles, les contes ou l’odyssée d’Ulysse avec une sirène, et Mary Poppins avec un envol grâce à un parapluie. Même s’il s’agit d’une fantaisie, le lecteur remarque que l’auteur ne se départit pas de ses habitudes, en particulier d’évoquer des réalités sociales, et des inégalités : le contraste entre les beaux quartiers et les quartiers défavorisés, l’incarcération arbitraire, l’alcoolisme pour s’abrutir, la prostitution, les usines et leur pollution, le calme de la campagne et des forêts. Le récit ne se cantonne pas à une fable allégorique sur la panne d’inspiration, l’auteur évoluant dans une société dont les caractéristiques inégalitaires transparaissent dans les activités et les situations du quotidien.
Chaque ouvrage de Frans Masereel permet au lecteur de redécouvrir la force d’une image, de ressentir le processus de lecture dans lequel il lie une image à la suivante, avec ces simples traits et surfaces de noir qui forment des scènes riches et expressives. Sans un seul mot, l’artiste montre un créateur à l’ambition illimitée, confronté à une phase de déréliction, tout en étant partie intégrante d’une réalité sociale diverse.
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