La peinture, ça ne devrait être que ça : une histoire de mouvement.
Ce tome est le premier d’un diptyque intitulé Peindre ou ne pas peindre, ayant fait l’objet d’une réédition Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale en 2021. Sa première édition date de 2019 sous le titre complet de Une histoire de l'art - Tome 2 – Peindre. Le premier tome de cette série est paru en 2016, sous le titre Une histoire de l’art, et sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso, pour une promenade dans les méandres de l'histoire de l'art, après avoir fait l’objet d’une parution dématérialisée sur la plateforme Professeur Cyclope. Cet ouvrage a été réalisé par Philippe Dupuy, scénario, dessins et couleur. Il comporte cent-vingt pages de bande dessinée. Le tome suivant est consacré au couturier Paul Poiret (1879-1944) : Une histoire de l'art - Opus 3 - Ne pas peindre.
Dans une pièce, Man Ray est installé à une table d’échecs, avec un autre lui-même en face, les deux fumant une cigarette et réfléchissant à leur prochain coup. Marcel Duchamp conseille le fou, avancer le fou. Le Man Ray assis à gauche dit : La folie, c’est la peinture. Il continue : La peinture est une aventure intime déraisonnable. De l’autre côté du plateau d’échecs, Man Ray lui répond : S’en détourner pour une expression mercantile est un renoncement coupable. Le premier répond qu’il ne s’en est détourné en rien, il peint et il peindra toujours, mais l’Art ne se vend pas. Il ne voit pas pourquoi l’artiste devrait crever de faim. Duchamp lui suggère de faire un bon mariage, alors. Man Ray fait observer que Duchamp lui dit cela, lui qui a renoncé à la peinture et qui refuse l’idée même de vivre avec une femme. Son interlocuteur nuance : c’est la peinture qui s’est détournée de lui, pour le reste il refuse tout compromis. Man Ray reprend : la photographie est un bon compromis, c’est un art qui paye. Il ne partage pas le mépris qu’ont tous ces peintres pour la photographie. Ce sont deux métiers qui ne se font pas concurrence. Chacun est engagé dans une voie différente.
New York en 1904, au Metropolitan Museum of Art, le jeune Emmanuel Radnitsky effectue une visite contemplant les œuvres d’art exposées. Il rentre chez lui, plein d’images dans la tête. Arrivé dans l’appartement familial, il prend sa petite sœur par la main et l’entraîne dans sa chambre pour la dessiner, alors qu’elle s’est assise sur le lit. Sa mère intervient, ordonne à Dora de sortir d’ici, et de la laisser seule avec son fils. Manya Radnitzky exige de savoir d’où provient ce matériel de peinture. Emmanuel commence par dire qu’il se l’est acheté avec son argent de poche, puis il avoue : il ne les a pas volés, on lui a donnés. Ted et Nick, c’est eux qui les ont chapardés pour lui ; il leur donne des cours de peinture en échange. Sa mère est outrée : en plus, monsieur ne fait pas les basses besognes lui-même, son fils joue les petits caïds. Elle le prend par l’oreille, en lui indiquant qu’ils vont aller rendre tout ça à son propriétaire et lui présenter des excuses. Échecs 2 : à l’écoute de cette anecdote de la jeunesse de Man Ray, Marcel Duchamp est surpris ; c’est étonnant cette fascination pour la peinture.
Philippe Dupuy met en scène Emmanuel Radnitsky (ou Rudzitsky, 1890-1976), durant une période bien cernée de sa vie : de 1913 à 1921. Des années durant lesquelles l’artiste choisit son métier (artiste), fait connaissance avec le galeriste Alfred Stieglitz (1864-1946), choisit son nom d’artiste, suit les cours de la Ferrer Modern School (créée par Emma Goldman, 1869-1940, intellectuelle et anarchiste russe), séjourne à Ridgefield House (une communauté d’artiste dans une région rurale du New Jersey), commence à exposer, à vendre, découvre les artistes européens à l’occasion du Forum Exhibition of Americain Painters en mars 1916 (dont le tableau Nu descendant un escalier, 1912, de Marcel Duchamp), perd son modèle et son amante Adon Lacroix (pseudonyme de Donna Lecoeur), participe au mouvement Dada en 1919, et finit par partir pour l’Europe, grâce au financement de Ferdinand Howald (1856-1934, homme d’affaire et collectionneur d’art). L’artiste s’interroge sur la nature de son art, de la peinture, tout en évoluant dans un milieu lui-même riche en développements à la fois sur la nature de l’art, à la fois en œuvres novatrices. Le lecteur apprécie plus le récit s’il dispose lui-même de quelques repères artistiques, que ce soit la portée du Nu descendant un escalier, du ready-made Fontaine (1917), une partie des œuvres de Corot, Ingres, Delacroix, Courbet, Bonnard, Gauguin, Cézanne, Van Gogh, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Bourdelle, Brancusi (artistes ayant exposé à The Armory show de1913 à New York). Et peut-être aussi le fait que Man Ray est passé à la postérité pour ses photographies, reconnues comme des œuvres d’art.
Le récit débute à une date indéterminée, avec deux versions de Man Ray en train de se parler au-dessus d’un jeu d’échecs, et Marcel Duchamp intervient dans la discussion : un dispositif narratif assez particulier. Deux planches après : une scène de l’enfance d’Emmanuel, marqué à jamais par une visite dans un musée d’art. après cette scène de cinq pages, retour à cette partie d’échecs métaphorique. Ces cent-vingt pages comportent environ cinquante scènes différentes, chacune portant un titre, soit unique, soit itératif. Par exemple pour la première catégorie : The Armory show 17/02/1913, Charles Daniel automne 1915, N.Y.C. 1915 : une visite d’Arthur J. Eddy, Forum Exhibition of Americain Painters mars 1916, Revolving doors 1916, La perte du modèle, Suicide 1917 l’urinoir de Marcel Duchamp, Dada 1919, Société Anonyme Catherine S. Drieer, Howald, etc. Dans la seconde catégorie : Échecs 1 à 6, Les artistes ont des vies dissolues 1 à 6, Peindre 1 à 7, ou encore Ridgefield (neuf scènes non successives, sans numérotation, mais avec un sous-titre). Pour autant, la lecture s’avère très facile car le scénariste s’en tient à un déroulé chronologique. Dès la première page, le lecteur observe également le parti pris esthétique très tranché des dessins. Des bordures de cases assez droites, mais aussi des pages composées de dessins sans bordures. Une apparence des personnages (dans le détourage des formes par un trait encré, et les traits du visage) influencée par l’art du début du XXe siècle, par exemple Marc Chagall. Une importance relativisée des décors, eux aussi subissant de légères déformations par rapport aux canons de la perspective. Une bichromie basée sur le beige. Des inversions de contraste pour les séquences intitulées Peindre, dessinées en blanc sur fond noir.
Le lecteur s’immerge dans un monde visuel à la forte personnalité, né pour partie du réapprentissage forcé du dessin suite aux événements racontés par l’auteur dans Left (2018), et pour partie de la mise à profit de l’histoire de l’art étudiée par lui. Le lecteur éprouve la sensation d’assister aux discussions des personnages comme s’il se tenait à côté d’eux, de se promener dans les rues de New York, dans le quartier de Brooklyn, dans Central Park, dans un atelier pour apprendre à dessiner, dans une morgue, dans la salle à manger d’un appartement de la haute bourgeoisie, dans une salle de dessin de l’école Ferrer, à la campagne dans différentes galeries, chez Walter Arensberg, etc. Il voit l’artiste évoquer plusieurs œuvres d’art, utiliser plusieurs techniques de dessins pour un élément spécifique, pour une scène : une statue de Rodin, le Nu descendant un escalier (1912), de Marcel Duchamp (1887-1968), les ready-made de Duchamp évoqués sous forme de diagramme dans ses phylactères, une représentation personnelle de Transmutation (1916) de Marcel Duchamp, de ses Revolving Doors 1916, série d’images conçues pour être présentées assemblées sur un axe central vertical, comme une porte à tambour), le ready-made Fontaine (1917, urinoir en porcelaine renversé signé R. Mutt) de Duchamp, l’affiche Réveil Matin Dada 4-5 de Francis Picabia (1879-1953), plusieurs œuvres Dada de Man Ray, la Bouteille Belle Haleine Eau de Voilette (1921) de Marcel Duchamp.
Rapidement, le lecteur comprend que les deux versions de Man Ray jouant aux échecs constituent une métaphore de ce qui se joue en lui, concernant ses interrogations sur l’art et sur le rôle de l’artiste. Au cours des séquences intitulées Peindre, il croise Psyché qui incarne l’invisible, le rien (fantôme des morts, de ce qui a été), Phasma qui est le double fantasmatique d’une réalité elle-même doublure d’un fantôme (Serait-ce là la peinture ? Siège des apparences et du mensonge ? Répétition fantomatique d’une répétition d’un fantôme ?) et enfin Oneiros, fantôme des songes, double rêvé de la réalité. Dans le même temps, Emmanuel Radnitsky travaille à sa peinture, réalise des photographies d’œuvres d’art, découvre les travaux d’autres artistes comme Corot, Ingres, Delacroix, Courbet, Bonnard, Gauguin, Cézanne, Van Gogh, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Bourdelle, Brancusi à l’occasion d’expositions newyorkaises. Les muses évoquent la peinture par le biais de dualités tournant autour de la duplicité et de l’ambivalence. Vérité / Mensonge. Moyen / Résultat. Objet / Représentation. Figuration / Abstraction. Forme / Matière. Couleur / Dessin. Modèle / Copie. Figure / Fond. Lors du chapitre Échecs 5, Duchamp expose sa vision de la peinture, et de la photographie, aux deux Man Ray : La peinture, comme la photographie, comme tous les arts, ça ne devrait être que ça : une histoire de mouvement, pas de mouvement artistique, ou du rendu du mouvement, ou du geste, mais de mouvement de l’esprit. Lors de l’avant-dernier chapitre Peindre, la muse évoque la notion de flou : peintures et modèles sont des fantômes, tout y est flou.
Le lecteur ne sait pas forcément à quoi s’attendre en commençant cette histoire : il découvre un récit centré sur Man Ray, entre 1913 et 1921, dans une narration visuelle fortement influencée par les courants artistiques de l’époque. L’auteur met en scène cette phase de la vie de Man Ray, d’abord peintre par vocation, utilisant la photographie à des fins utilitaires. La maturation de l’artiste en tant que créateur sert de terreau à une réflexion sur le devenir de la peinture à cette époque, entre figuratif et abstraction, l’utilité de sa dimension purement représentative étant remise en cause par le développement de la photographie. Passionnant.
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