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mardi 23 janvier 2024

Ceux qui me touchent

Lui, c'est pas pareil, il peut tout changer.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Damien Marie pour le scénario, et Laurent Bonneau pour les dessins et les couleurs. Il compte deux-cent-vingt-deux pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient déjà réalisé ensemble Ceux qui me restent (2014). Le dessinateur a également illustré Les brûlures (2019), scénario de Zidrou.


C’est au départ assez simple. Deux humains… Souvent un lit et quelques minutes de sueur. Quelque chose qu’on ne contrôle plus. Des corps qui parlent. C’est assez simple. Mais ça ne l’a pas été. Alors, Fabien Manry a arrêté de fumer… Spermogramme, bilans de fertilité… Recherche de facteurs génétiques. Et puis Aude, sa conjointe, a morflé : insémination artificielle, fécondation in vitro… Une fois, deux fois, trois fois… Espoir, fausses couches, encore et encore… Les saletés de fausses couches. Et puis les gamins des autres, partout des mômes qui naissent comme une pluie de bonheur, un bonheur qu’on te précise ne pas pouvoir imaginer. Et les jeunes papas au bar dégueulent à Fabien, la vraie chance qu’il a d’avoir ses nuits à lui, de ne pas connaître l’enfer des biberons et des couches. Plus tard, Fabien va chercher une bouteille de vin à la cave, Blosseville Marniquet, d’abord Pinot noir, Pinot Meunier et juste une pointe de Chardonnay. Exactement ce qu’il faut, un champagne qui ne se laisse pas faire. Il remonte dans le salon–salle à manger pour retrouver leurs invités, en train de fêter l’annonce de la naissance à venir de leur fille à Aude et lui : Élisa, après douze ans d’attente.



Élisa va bientôt fêter ses six ans, et Fabien est en train de déguster une bière avec son pote Alex. Ce dernier lui demande comment va le boulot : Fabien se montre fataliste, il tue des cochons du matin au soir, et une semaine sur deux, du soir au matin. Alex relativise en disant que ce n’est qu’un boulot. Fabien explique que son ami ne sait pas de quoi il parle. Il n’a pas cette saleté d’odeur dans le nez qui persiste encore trois jours après un brûlage, celui des soies. Et depuis qu’ils ont la petite, c’est à peine si Fabien voit Aude. Elle fait ses gardes de nuit les semaines où il est de jour, et vice-versa, pour éviter de passer un salaire en nounou. Ce boulot, ça devait être temporaire, mais la vie… Alex lui demande s’il a gardé des contacts de ses années d’arts appliqués. Fabien explique que pour chercher un taf il faut du temps, et dans ses journées le temps qui reste, ce n’est déjà pas assez pour sa petite puce. Cet horrible monstre suceur de temps, ajoute-t-il sur le ton de la plaisanterie. Alex l’invite à manger avec Élisa le soir-même, Fabien embauchant à cinq heures, ils garderont la petite fille et Aude pourra passer la chercher le lendemain matin. Fabien et Élisa arrivent juste avant le diner, et la petite fille déclare qu’elle n’aime pas le jaune, à Isa, sur un ton péremptoire. La compagne d’Alex la regarde d’un drôle d’air en lui disant bonsoir. Élisa explique : parce que le jaune, ça se mange pas. Fabien explicite : elle parle du curry.


Le récit commence de manière singulière par une pleine page noire avec quelques cellules de texte. Le lecteur constate rapidement que l’artiste réalise une narration assez aérée, majoritairement à base de cases de la largeur de la page, au nombre de trois ou quatre, utilisant parfois plus de cases disposées en bande. La pagination lui donne le loisir de réaliser des illustrations en pleine page, au nombre de huit, des dessins en double page au nombre de trois, et des pages sans texte où la narration est entièrement portée par les dessins, au nombre de trente. Cela donne au lecteur, la sensation d’une lecture facile, des pages qui se tournent à un bon rythme, les personnages disposent de place pour exister. La densité des détails dans la représentation des décors varie en fonction de la nature des séquences : des moments émotionnels ou de repli sur soi avec des fonds de case vides, ou des actions du quotidien avec décor représenté dans le détail, comme cet appartement du seizième arrondissement. Le lecteur remarque également que le coloriste a opté pour le principe d’une teinte déclinée en plusieurs nuances pour chaque séquence, ou pour le contraste entre deux couleurs. Par exemple, celle de l’annonce de la naissance se déroule dans des teintes orangées, du jaune au presque rouge. La première séquence de travail à l’abattoir se déroule dans des teintes vertes contrastées par du jaune. Celle dans l’appartement du seizième fonctionne sur un contraste de jeune pale et de violet. Cela génère une impression d’environnement très cohérent, d’un seul tenant pour chaque scène.



Laurent Bonneau dessine un registre réaliste et descriptif, avec un des traits de contour fins et cassants, quelques traits secs dans les zones détourées pour leur apporter une touche de texture ou rehausser leurs reliefs, et des aplats de noir aux formes déchiquetées pouvant être assez conséquent. Le lecteur s’adapte rapidement à cette façon de représenter la réalité, banalité d’un quotidien souvent rugueux, avec quelques images saisissantes. Il peut aussi bien ressentir la familiarité d’une discussion à bâton rompu en buvant un verre dans la cuisine que la sensation d’irréalité qui accompagne des moments sortant de l’ordinaire. En fonction de sa sensibilité, certains visuels le touchent plus que d’autres : le choix d’une bouteille de vin à boire entre copains, Fabien qui invente une histoire pour sa fille Élisa après le coucher, un cerf en ombre chinoise dans une aquarelle en double page, l’envolée d’un groupe d’oiseau au-dessus d’une route de campagne, Fabien avec un tournevis ensanglanté à la main, les porcs entassés dans la remorque bétaillère, l’intense tristesse de Fabien alors qu’il vient de donner un verre d’eau sucrée à une personne à la rue lors d’une maraude, assister à une séance de photographies conceptuelles de dénonciation consumériste et de métaphore porcine, retourner au boulot alimentaire et abrutissant.


L’intrigue en elle-même apparaît rapidement simple et linéaire : Fabien Manry forme un couple avec Aude, chacun ayant un boulot avec un bas salaire, des horaires en décalé, des heures supplémentaires imposées pour elle. Donner la mort aux porcs et les nettoyer pèse lourdement sur l’esprit de monsieur, travailler aux soins palliatifs en manquant de moyens pèse également lourdement sur l’esprit de madame. S’occuper de leur fille de cinq ans leur prend tout leur temps, mais… Fabien a suivi des études d’arts appliqués et il se prête volontiers au jeu de sa fille de lui inventer des histoires le soir, avec une princesse et même des cochons zombis, et voilà que le cerf qu’ils avaient introduit dans leur histoire du soir, se manifeste sur la route. Fabien y voit un signe : il peut changer l’histoire, celle qu’il raconte à sa fille, celle de sa vie, de leur vie. Lorsqu’un second signe des plus singuliers se présente sous ses yeux, le message est clair. Les auteurs racontent ces deux passages au premier degré, laissant le lecteur libre de s’en faire sa propre interprétation, une légère touche de surnaturel, ou bien une forme de synchronicité, c’est-à-dire l’occurrence de deux événements qui ne présente pas de lien de causalité mais dont l’association fait sens pour Fabien.



À nouveau, en fonction de son inclination, le lecteur peut y voir soit une forme de pouvoir de l’imagination, soit le refus de capituler devant le principe de réalité. Ainsi Fabien a fait les arts appliqués, peut-être comme le scénariste ou le dessinateur, en tout cas son être comporte une fibre créative qui s’exprimera quelles que soient les conditions de vie. Une œuvre artistique passe sous les yeux de Fabien, de façon particulièrement inattendue et incongrue et il y voit l’occasion de pouvoir revenir à son sa voie professionnelle de cœur, à sa branche de formation, à son inclination naturelle. Il sait qu’il dispose du pouvoir de changer la réalité, de modifier son destin, d’exprimer sa personnalité intérieure, ou plutôt en l’occurrence d’aider une artiste à être connue. Cherchant à se connecter au monde professionnel de l’art, il se rend compte que seule une des personnes qu’il a côtoyées durant ses études a fait carrière dans le monde de l’art, en tant que galériste. Cela le conduit à se demander ce qui peut bien broyer aussi systématiquement les rêves, ce qui ne marche pas avec lui, avec les autres. Ils étaient certains de leur destinée, si jeunes et si convaincus. Pourquoi il n’en reste rien ? D’un autre point de vue, le lecteur se retrouve fort impressionné par le passage de la page quarante-trois à cinquante-et-un quand Fabien décrit le fonctionnement de l’abattoir : Des barreaux pour entrer, ou pour que rien ne sorte… La grande fabrique de viande. Le crachoir jette un porc sur le toboggan environ toutes les dix secondes, seize heures par jour, cinq jours sur sept. Vingt-cinq mille cochons tout roses par semaine. Progressivement, une idée se fraye son chemin dans l’esprit du lecteur : les êtres humains sont semblables à ces cochons. Au lieu d’être broyés par l’abattoir, les humains sont broyés par la société, sacrifiés. Cette comparaison fait froid dans le dos, donnant un sens sinistre à d’autres réflexions : Rien ne ressort vivant d’un abattoir ; la pauvreté renifle chaque individu comme une friandise ; regarder sa fille comme une magicienne, détentrice de la naïveté primale… en cours de formatage par l’institution. Cette prise de conscience se trouve renforcée par une nuit passée à la rue, par la participation à une maraude avec un véhicule de l’Armée du Salut.


Une image de couverture et un titre cryptique, un texte de quatrième de couverture qui n’évoque qu’une facette du récit : le lecteur ne sait pas trop comment il doit prendre le récit. Sa lecture s’avère facile et surprenante, ancrée dans la réalité d’une famille avec de petits revenus, l’entrain de leur petite fille, des boulots harassants et pesants. La narration visuelle combine une forme aérée avec l’âpreté du réel, sans misérabilisme. Le lecteur passe des tâches de l’abattoir au monde de l’art contemporain, avec l’évocation de Damien Hirst (1965-), Isabelle Plat, Ghyslain Bertholon (1972-). Il passe du quotidien aliénant aux histoires d’Élisa avec des cochons zombis, alternant entre la quantité quotidienne vertigineuse de porcs tués et les perspectives réconfortantes d’une entreprise artistique. Une aventure de la vie humaine sans fard, sondant les limites du principe de réalité. Formidable.



2 commentaires:

  1. Super bien vendu. Je note, au cas où, merci !

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    1. Une histoire très adulte et très honnête : Fabien Manry supporte très difficilement un boulot alimentaire harassant et morbide (travailler dans un abattoir) et il saisit l'opportunité inespéré de revenir à la création artistique correspondant à ses études. C'est un échec, et il doit continuer à vivre. Le récit sensible d'un individu dont les aspirations se fracassent contre le mur du principe de réalité, mais qui a essayé.

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