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jeudi 25 janvier 2024

L'œuvre

Penser la lumière avant le trait


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1928. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Jacques de Loustal, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Démon de la création, constituée des paragraphes : Hors-d’œuvre, Démon de la création, Esprit du Golem es-tu là ?, La critique à l’œuvre. Viennent ensuite six bois gravés annonciateurs de L’Œuvre, un texte d’une page sur les matrices retrouvées du présent roman, une biographie chronologique de quatre pages, et sept photographies de l’auteur. Il s’agit du sixième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois), La ville (1926, cent bois).


Dans une grande pièce de plusieurs étages, aux murs de briquettes nues, l’artiste contemple un énorme bloc de roche, tenu à la verticale par d’épais étais en bois. Il positionne une très haute échelle contre ce bloc presque cylindrique, tout en hauteur, pour commencer à sculpter le sommet. Avec un simple marteau et un simple burin, il frappe pour faire émerger la tête, et l’ébauche des épaules. Repositionnant l’échelle au fur et à mesure, il taille ainsi la roche en partant du haut pour aller vers le bas, et lui donner ainsi la forme d’un homme géant, entre quinze et vingt mètres de haut.



La nuit alors que le sculpteur dort dans un lit placé dans cette énorme pièce, le géant s’anime, comme doté de vie et de conscience. Il brise les énormes poutres servant d’étais, brise le mur de briquettes en le poussant avec la main et avec le pied. Le voilà libre de sortir dehors, : il passe à travers l’immense brèche qu’il a ouverte dans le mur. À ses pieds, minuscule, le créateur a été réveillé par le tumulte et il s’agite en pure perte, incapable d’attirer l’attention du géant. Grisé par sa liberté, le géant s’élance dans une large avenue de la cité, son créateur courant tant bien que mal derrière lui pour ne pas se faire distancer, sans plus réussir à attirer son attention. Toujours grisé, le géant court littéralement à travers la ville, dominant tous les bâtiments par sa haute sature, sa tête semblant se trouver à hauteur d’un nuage dans le lointain. Il finit par sortir de la ville et il pénètre dans une forêt aux arbres aussi hauts que lui. Alors que le soleil commence à poindre, il atteint un endroit de la forêt où sa tête dépasse de la canopée et il observe au loin pour choisir sa destination. Une fois décidé sur la direction à prendre, il se met en marche, il sort de la forêt et il arrive dans une nouvelle ville.


Le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre avec ce titre cryptique, ce choix du bois en couverture, qui montre un géant passant la tête par la fenêtre. Quelle concept l’auteur va-t-il mettre en scène après l’histoire de la vie d’un homme en vingt-cinq images, celle d’un autre homme ayant voyagé, l’importance de la lumière du soleil, la vie et la diffusion d’une idée, les multiples facettes d’une journée dans la vie d’une ville ? Dès les premières images, la réponse apparaît : l’histoire narre la vie d’un géant, sculpté par un artiste, né géant, et évoluant aussi bien dans une grande ville que dans la forêt, jusqu’à rencontrer un être suprême et voyager plus loin encore. Pourquoi pas ? Toutefois le dessein de Masereel paraît plus difficile à cerner que dans ses œuvres précédentes. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir le sens du titre : l’œuvre évoquée n’est autre que le géant qui est littéralement l’œuvre du sculpteur. Cette histoire fonctionne comme les précédentes, c’est-à-dire sur la base d’une image par page sans aucun texte, ni dialogue, ni pensées, ni commentaires de l’éventuel narrateur. De fait, le lecteur n’a pas accès aux pensées du géant, et il ne peut que se perdre en conjecture sur les intentions qui l’animent, sur les raisons qui le poussent à agir comme il le fait. Cela confère au récit un goût de C’est comme ça ! Il n’y a rien à chercher à comprendre, il faut prendre les choses comme elles viennent. Cela aboutit à un enchaînement linéaire d’actions dans un ordre strictement chronologique, le géant étant présent dans chacun des soixante bois, même s’il est à l’état d’ébauche ou de matière brute dans les trois premiers.



S’il a lu les précédents tomes, le lecteur constate que l’allure générale des images semble plus noire, avec des traits plus épais, des rendus plus grossiers, un ratio de noir par rapport au blanc plus élevé dans chaque image. Il se rend compte qu’il s’y reprend même à deux fois en page cinquante, la masse grouillante des citoyens se confondant avec le dos du géant. Pour autant, en lisant l’article Les matrices de l’Œuvre retrouvées, par Martin de Halleux, il apprend que les bois originaux sont à la disposition de l’éditeur : il en déduit donc qu’il regarde des images reprographiées au mieux, et que cette apparence un peu chargée aux traits épais correspond à l’intention de l’artiste, et qu’elle n’est pas imputable à une reproduction de qualité dégradée. Plus que dans les tomes précédents, les éléments dessinés semblent consistants et denses, très solides et présents. Cela vient des zones noires épaisses et des traits de contour gras. Le lecteur voit bien les étais massifs, le bloc de pierre dense et dur. Il contemple le mur de briquettes épais et massif. Les différents immeubles de la ville sont costauds et rigides. Les arbres de la forêt sont vigoureux et puissants. Ces environnements ne semblent pas mis en danger par la présence imposante du géant. Il faut qu’il déchaîne sa colère pour abattre des immeubles, ou même déraciner un arbre. Le lecteur comprend que la stature du géant n’est pas à prendre au premier degré que sa taille réelle fluctue en fonction du moment. Dans la seconde ville, il est plus grand que tous les immeubles, y compris une cathédrale. Dans un passage, il s’adosse à une des célèbres pyramides d’Égypte, et son dos est de la longueur d’un des pans inclinés. Pour autant, sur la couverture, sa tête passe sans difficulté par la simple fenêtre d’un immeuble classique.


Le choix de traits de contour plus épais amène l’artiste à gérer différemment la densité d’informations : moins d’éléments, tout en conservant un bon niveau de détails. Les briquettes et les poutres dans l’immense atelier du sculpteur, les formes générales des immeubles avec de nombreuses silhouettes différentes, l’impression générale des feuillages des arbres, le cimetière au pied de l’église, les wagons du train, les différentes voies dans la gare, les nombreux habitants fuyant devant le géant, etc. Le lecteur remarque également que le dessinateur navigue entre des représentations de type descriptif et réaliste, et des représentations plus conceptuelles comme ces immeubles réduits à des parallélépipèdes rectangles avec des rectangles noirs pour figurer les fenêtres, lorsque le géant laisse sa colère éclater. Dans son introduction, Loustal développe ce principe de penser la lumière avant le trait : Contrairement à un dessinateur qui travaille sur la lumière absolue de la feuille de papier, le graveur part du noir. Il effectue un cheminement mental inverse qui se base sur l’ombre pour y amener la lumière. Ce qui est gravé dans le bois, le creux sous la gouge, sera le blanc sur le papier, exempt d’encre. Masereel ne dessine donc pas seulement à l’envers, puisqu’il imprime ensuite son dessin comme un tampon, mais il crée avec ses outils la lumière du dessin. Il ne trace pas des traits de noir, au contraire, il enlève de la matière pour apporter le blanc du dessin final. L’utilisation et l’équilibre du noir, du blanc et de la lumière sont à l’opposé de ceux du dessinateur classique. Loustal observe également que : Masereel réussit à faire oublier la gravure avec un trait qui reste toujours vif, spontané, sensible, où sa main et son inspiration prennent le pouvoir sur la dureté du bois, alors même qu’avec la xylogravure, le travail physique pour produire chaque trait réduit la liberté du geste qui n’est pas aussi souple et facile qu’avec un crayon, une plume ou un pinceau que l’on promène sur du papier.



Un géant créé par un homme qui se déchaîne dans une ville… Dans son analyse, Samuel Dégardin pointe plusieurs analogies. Pour commencer, il fait remarquer que : Ce géant aux pieds d’argile et aux élans destructeurs qui prend vie et échappe à son créateur n’est pas sans rappeler le Golem, cet être de glaise façonné par le rabbin Loew au XVIe siècle pour protéger la communauté juive de Prague des pogroms. Ensuite, il effectue un rapprochement : Quant à la figure du géant aux prises avec une humanité un rien belliqueuse, on la retrouve dans les romans satiriques de Rabelais (Pantagruel, c. 1532 et Gargantua, c. 1534-1535) et Swift (Les voyages de Gulliver, 1726), mais également un peu tard sur les écrans, une fois l’invention des frères Lumière brevetée. La sortie en 1933 de King Kong, film fantastique réalisé et produit par Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack, offre ainsi une étonnante proximité avec le roman en images de Masereel. Notamment lorsque l’immensurable gorille échappe à ses geôliers et sème la panique dans les rues de New York pour remettre la main sur la blonde créature qui lui avait fait tourner la tête sur l’île du crâne. Quant à lui, le lecteur peut voir également une nouvelle métaphore sur la création, après celle développée dans Idée : le géant est la création de l’artiste qui l’a sculpté, mais aussi la création de l’auteur. Il se promène dans la ville, dans les bois, comme une œuvre d’art peut voyager, être exposée d’un endroit à un autre, occasionnant des réactions parmi ceux qui viennent la voir, qui l’observent, qui la scrutent, qui l’admirent. Une œuvre d’art dont la puissance d’expression frappe le commun des mortels, bouleverse son existence, voire le traumatise.


Sixième œuvre de Frans Masereel publiée par les éditions Martin de Halleux : toujours une aventure de lecture peu commune, avec une suite d’images, à raison d’une par page. Le lecteur note une forme de durcissement dans la narration visuelle, revenant à des partis pris plus tranchés. L’histoire du géant se déroule de manière linéaire, avec un dernier acte prenant une dimension inattendue, avec une touche d’humour, offrant plusieurs interprétations, celle du Golem, comme celle d’une métaphore. Captivant.



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