Le geste de côté. Laisser aller.
Ce tome constitue un ouvrage complet, indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2018. Il a été entièrement réalisé par Philippe Dupuy, de la main gauche. Ce volume comprend quatre-vingt-seize pages. Il se compose de soixante-trois illustrations, et de six courts textes. Dans la carrière de l’auteur, il est paru entre deux ouvrages de 2016 Nuages et pluie avec Loo Hui Phang Une histoire de l’art (2016), et celui paru en 2019 Une histoire de l'art - Tome 2 – Peindre.
Le geste de côté. Laisser aller. Laisser aller et oublier le geste coutumier. Celui de la main qui sait, intuitivement, mais savante. Oublier l’aisance et les années de pratique. Retomber en enfance et découvrir l’imprévu, l’inexpérience et la spontanéité. La douleur est la chance de l’artiste. Elle l’oblige à la reconquête. Deux femmes pieds nus, debout, avec les cheveux longs, en longue robe sans manche, bras nus, côte à côte, comme adossées au mur d’une pièce, derrière celle de droite dépasse un serpent comme sortant de sa chevelure. De l’autre côté de la porte ouverte passe un lion anthropomorphe à tête de coq ; il ne semble pas être conscient de la présence des deux femmes. - Une femme nue allongée sur le ventre à même le sol, recroquevillée sur elle-même. Derrière elle, se tient une silhouette vague, avec comme une aile devant elle de la hauteur de son corps, un oiseau semble comme posé sur son épaule gauche. – Une femme étendue allongée sur le ventre, nue. Elle se trouve peut-être à même le sol d’une nature indéterminée, ou peut-être en train de flotter à la surface de l’eau d’une piscine. Derrière se trouve un aménagement végétal, formant comme une fenêtre, un minuscule bosquet, et peut-être un tronc avec de larges feuilles.
Une petite silhouette féminine nue, de profil, son bras gauche placé sous sa poitrine. En arrière-plan, un arbre en plein pied avec un feuillage, comme vu au travers d’une fenêtre de plain-pied, en ogive. Au sol un élément rond difficilement identifiable. – Une femme nue allongée à même le sol, les genoux légèrement fléchis, le corps partiellement recouvert d’un drap qu’elle maintient avec ses mains. Juste devant ses pieds se trouve un petit tronc d’arbre dénudé, peut-être un mètre de haut. – Une autre femme dénudée étendue dans l’herbe, mais au-dessus de sa poitrine, son buste est remplacé par une main gauche géante, de sorte que le poignet se raccorde à sa largeur d’épaules. – Une jeune fille habillée d’une robe se tient sur un petit monticule, presqu’un pain de sucre, bien droite, les deux bras écartés à l’horizontale, une sorte de halo émanant de la partie supérieure de son corps. Une page de texte : C’est un miroir. Le membre inerte a disparu entraînant avec lui des paysages insoupçonnés. Oublier. Être parti à leur recherche, étendus, offerts comme des amants délaissés. Ignorer tout, mais savoir. Plonger et s’abandonner dans les profondeurs.
Cet ouvrage ne semble en rien fait pour un lecteur de passage. Pour commencer, il s’agit d’une lecture de droite à gauche : la couverture se trouve en lieu et place de la quatrième de couverture avec le dos se trouvant donc sur la droite, et non sur la gauche comme pour un ouvrage occidental classique. La couverture représente une main gauche bandée, avec le titre écrit de droite à gauche T F E L, les lettres ayant également été inversées comme dans un miroir. En bas figurent le nom et le prénom de l’auteur, également écrits de droite à gauche, également avec des lettres ayant subi une rotation axiale. La finition de l’ouvrage est de type toilé, avec une couleur marronnasse, et donc une quatrième de couverture vierge. Sous réserve qu’il soit familier de l’auteur ou vraiment très curieux, le lecteur jette un coup d’œil aux pages intérieures. Il découvre comme des feuilles de papier couleur crème collées sur la page blanche, parfois une feuille de couleur ocre, parfois comme une feuille coquille d’œuf collée sur une feuille ocre, elle-même collée sur la page blanche. Parfois un collage, parfois deux images raboutées, parfois des traces de correcteur liquide. La graphie des pages de court texte est malhabile et irrégulière, tout en lettres capitales. La suite d’images ne forme pas une narration, même pour un lecteur doté d’une imagination délirante. Les textes peuvent paraître sibyllins, vaguement poétiques, ils ne racontent pas non plus une histoire. Le dernier ressemble au commentaire d’une radiographie du dos.
Malgré son caractère hermétique, cet ouvrage constitue une étape essentielle dans la vie de l’auteur, dans le développement de son art. Il fait entièrement sens si le lecteur est familier des œuvres ultérieures de Philippe Dupuy, des thèmes récurrents qui les parcourent. Sous les dehors d’une collection d’images disparates et malhabiles, avec une fixette bizarre pour les femmes nues, le lecteur retrouve la genèse de la phase suivante de l’œuvre du bédéiste. En 2022, il publie un ouvrage intitulé Mon papa dessine des femmes nues, évoquant à la fois la nudité dans l’art et son ressenti pour de nombreux artistes picturaux, ainsi que pour les œuvres de Takako Saito. Dans J’aurais voulu faire de la bande dessinée (2020) avec Stephan Oliva & Dominique A, il évoque son intégration de dessins réalisés de la main gauche dans ses bandes dessinées, sa quête de sortir de ses habitudes de bédéiste acquises au cours de décennies de pratique pour apprendre et raffiner son art. Dans J’aurais voulu voir Godard (2023), il se confronte à la démarche artistique du cinéaste, à sa propre recherche sur la nature de l’art, sur l’exploration de pistes moins conventionnelles. Avec ces éléments en tête, le lecteur peut apprécier la présente collection de dessins. Il se souvient que dans l’ouvrage avec Oliva & A, Dupuy évoque le fait que certaines œuvres d’art parlent immédiatement, sur le plan des sentiments, des émotions, et que d’autres nécessitent une forme d’acculturation, ou de bénéficier de l’entremise d’un passeur, et qu’il en va ainsi de certaines bandes dessinées qui ne sont pas immédiatement accessibles au lecteur néophyte en bande dessinée.
Une fois sa curiosité mise en éveil, le lecteur peut accéder en ligne à un article de Frédéric Holjo qui évoque les maladies dont a souffert l’auteur à ce moment de sa vie en 2015 : discopathie, hernie, cervicarthrose, névralgie, autant de douleurs et d’empêchements physiques qui l’ont conduit à la paralysie complète de sa main droite, et à apprendre à dessiner de la main gauche. Le dernier texte inclus dans Left correspond à un diagnostic : Disque C4-C5 : Discopathie et ouverture de l’espace inter-somatique postérieur en regard une hernie paramédiane droite pré-foraminale droite sous-ligamentaire légèrement migrée vers le hait de 9 par 5 par 7mm comprimant la racine C5 droite. – Disque C5-C6 : Cervicathrose débordant circonférentiellement un peu plus dans la partie basse du foramen droit possible conflit C6 droit avec un carthrose. – Disque C6-C7 : cervicathrose et un carthrose rétrécissant les formina droit et gauche contact radiculaire C7 bilatéral. – Cervicathrose déjà évoluée C6-C7 avec retentissement foraminal droit plus marqué. Volumineuse hernie paramédiane pré-foraminale et foraminale droite C4-C5 et conflit droit. Névralgies cervico-brachiales droites hyperalgiques avec diminution de la force musculaire.
Le regard orienté par ces explications, le lecteur envisage cette collection d’un autre œil : le témoignage d’une redécouverte du dessin, sans la maîtrise de l’outil qu’est la main, avec des gestes malhabiles desquels naissent des imprévus. Par la suite, le bédéiste va conserver cette technique, réalisant parfois des dessins de la main gauche pour leur spontanéité, le contrôle amoindri du geste menant à des traits inattendus. S’il a lu ses ouvrages postérieurs à Left, le lecteur a pu faire l’expérience de ce qu’apportent ces dessins réalisés avec du lâcher prise, comment ils participent à l’expression de Philippe Dupuy, comment ils s’inscrivent aux côtés d’autres idiosyncrasies de cet artiste, aboutissant à des œuvres totalement personnelles, indissociables de l’auteur, des facettes inaltérables de sa personnalité. Dans ces images, le lecteur ne voit plus des dessins grossiers, inexpérimentés et indignes d’un professionnel. En effet, le dessinateur exprime sa vision du monde, compose des images qui lui sont propres, associe des éléments inattendus, rapproche des visuels, crée avec l’expérience de décennies accumulées en faisant avec les limitations physiques de son corps.
Dans le même temps, la pulsion d’identification des schémas, très humaine, fait son œuvre, et le lecteur se retrouve à projeter une interprétation sur ce qu’il voit, quand bien même il s’agit de dessins disparates. Il peut les apprécier un par un : tout ce que le corps féminin véhicule comme imageries culturelles et comme associations d’idées. Une femme habillée repoussant un homme habillé, tous les deux pieds nus, avec une main tendue venant de la droite pour porter assistance à la femme : une situation archétypale, des symboles, du harcèlement et de l’aide, l’éternel féminin et la pulsion masculine. L’esprit du lecteur se met en surchauffe à l’idée de toutes les significations potentielles, tout en sachant qu’il n’aura jamais la clé du mystère. Une femme allongée avec une abondante chevelure qui forme une pieuvre de sa taille, comme la manifestation de l’inconscient sous la surface, ou la personnalité profonde de cet être humain, ou… Sur la page de droite, une femme à quatre pattes, vue de dos, sa main gauche posée au sommet d’un tétraèdre, et sur la page en vis-à-vis une collection de triangles reprenant la forme générale du dessin de droite. Un cerf avec de grands bois courant vers une maison minuscule. Autant d’images qui suscitent rêveries et interrogations. Il y a bien l’esprit d’un artiste à l’œuvre, d’un poète également. Au bout de quelques pages en découvrant un nouveau dessin, le lecteur revient en arrière pour se remémorer un dessin en particulier, imaginer que les deux ont été faits à la suite, puis espacés de plusieurs pages, tout en sachant parfaitement qu’il affabule, et qu’il ne saura jamais rien de la réalité des choses. Deux radiographies retouchées et miniaturisées évoquant les examens médicaux effectués par l’artiste, attestant de ses douleurs, enfin… c’est ce que suppose le lecteur, parce que rien ne prouve qu’il s’agisse des radios de l’auteur.
C’est quoi ce truc ? Cette collection de dessins maladroits, parfois retouchés au correcteur liquide, comme réalisés sur des pages collées sur chaque page blanche, ces textes écrits de droite à gauche avec des lettres irrégulières ? Il faut que le lecteur puisse contextualiser ces images dans la vie et l’œuvre du bédéiste pour pleinement les apprécier, pour comprendre ce qu’elles racontent de sa vie et de sa vision de créateur. Il est aussi possible de se laisser porter par ces femmes, ces postures, ces dessins comme issus d’une écriture automatique, par ces associations libres, par la présence du règne animale, et laisser son esprit divaguer, lâcher prise. Unique.
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