Une femme, justement ! Plus libérale, plus éclairée que n’importe quel homme…
Ce tome fait suite à L'Impératrice rouge, tome 1 : Le Sang de St-Bothrace (1999) qu’il faut avoir lu avant car la tétralogie forme une histoire complète. Sa première édition date de 2001. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, par Philippe Adamov pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quarante-six pages de bande dessinée. Cette série a fait l’objet d’une intégrale en 2009, avec un épilogue supplémentaire de quatorze pages. Adamov est également le dessinateur des séries Le Vent des dieux (1991, cinq tomes) et Les eaux de Mortelune (1986-2000, dix tomes), deux séries écrites avec Patrick Cothias, ainsi que deux tomes de la série Dakota (2012, 2016) avec Dufaux.
Nicolas Pancock lit le billet qui lui a été remis de la part de l’impératrice. Celle-ci l’enjoint de la rejoindre à la tombée du jour chez Polkine. L’établissement sera fermé. Il frappera deux coups brefs, trois coups longs. Elle l’attendra, son bel amant, sachant qu’il ne la décevra pas. Chez Polkine : il sait que cet établissement se trouve près des anciennes fonderies. Il s’y rend à pied et il voit passer un char avec un soldat à la tourelle. Il se dit que l’empereur multiplie les rondes, car c’est le troisième qu’il voit passer aujourd’hui. La méfiance de l’empereur ne cesse de croître depuis les cérémonies de Saint-Bothrace. Pancock se dit qu’il a intérêt à se montrer méfiant. Il arrive devant l’établissement Polkine, teste le bouton de la porte : c’est ouvert. Il pousse la porte et il pénètre à l’intérieur : un homme l’assomme par derrière. Pancock reprend conscience, suspendu par les mains entravées au poignet par une chaîne accrochée à un tuyau qui passe au-dessus. À sa gauche, un autre homme est suspendu de la même manière. En dessous, une très grande trappe horizontale de métal, légèrement entrouverte dans sa longueur laissant deviner du métal en fusion. Autour de la trappe une dizaine d’hommes en noir, dont un assis sur un fauteuil : Drossof.
Drossof s’adresse aux deux hommes suspendus. Sa question sera simple et elle demande une réponse précise : pourquoi l’impératrice ne fait-elle pas appel à ses services ? Le dédaigne-t-elle ? Croit-elle qu’il soit de de peu d’importance, lui qui dirige l’une des familles le plus influentes de la ville ? Il continue : il a soumis le problème à son espion, Xavilii l’homme suspendu aux côtés des Pancock, qui travaillait pour l’impératrice. Il devait écouter, mais il n’a rien entendu. Il devait conseiller mais sa bouche est restée close. Xavilii essaye de dire quelque chose, mais son bâillon empêche d’en saisir un traître mot. La sentence de Drossof tombe : dorénavant la bouche restera close à jamais. Il ordonne : la trappe ! L’homme placé dans le poste de commande, manipule les boutons et la trappe commence à s’ouvrir en grand. En réponse à une exclamation de Pancock, Drossof explique : Une ancienne cuve… La seule qui contienne encore du métal en fusion. Du Xoron-gamma 3. On n’en utilise plus de nos jours. C’est dommage. Ses propriétés restent très intéressantes, comme il pourra le constater. Xavilii est lentement abaissé jusqu’à ce que la moitié inférieure de son corps soit immergée dans le métal en fusion.
C’est reparti dès la première page pour ce futur mi post apocalyptique, mi anticipation, montré avec le souci du détail, ce qui le rend d’autant plus consistant et quasiment palpable. La quatrième case occupe les deux tiers de la page et montre les toits des hauts immeubles de Petersborogh : les tours improbables, comme ajoutées par-dessus les immeubles, faisant comme des lances pointées vers le ciel, portant des inscriptions en cyrillique, coiffées d’un marteau et d’une faucille, ou d’une étoile rouge, ou encore d’une croix teutonique renversée. Alors que Pancock marche dans la rue vers l’établissement Polkine, le lecteur observe une statue soviétique avec les lettres CCCP. Plus loin, il admire l’élégance des tours élancées du palais, ainsi que les clochers à bulbe, et le magnifique dôme doré. Il regarde avec la même curiosité les intérieurs : les pièces spacieuses du palais, les tableaux monumentaux accrochés aux murs, les riches draperies, le mobilier travaillé, les moulures au plafond. Dans les appartements de l’empereur Pierre : un paravent richement orné, des tapis, d’autres tableaux, d’autres étoffes. Il découvre également l’aménagement de la grande tente de réception des Zaparogues, un peuple nomade, ou encore la taverne populaire et mal famée de la Matouchka, dans un entresol avec une voûte, des salaisons accrochées au plafond, et malheureusement des cancrelats dans le potage.
Le lecteur retrouve ce même mélange d’éléments historiques et d’éléments d’anticipation dans les tenues vestimentaires : manteaux, tenues en noir pour le crime organisé, les splendides robes et déshabillés de l’impératrice, les différents uniformes militaires, les blouses des scientifiques et des techniciens, les habits plus richement décorés des nomades, les vêtements plus uniformes et grisâtres des miséreux dans la taverne. De temps à autre, il relève une bizarrerie parfaitement intégrée dans ces vêtements : un pull en laine avec de jolies rayures pour Pancock, des lunettes de soleil bien noires et fines pour les malfrats, une coiffe avec masque intégré couvrant le front, les yeux et le nez pour un haut dignitaire, un masque de fer pour le chef des tribus, sans oublier les toques en fourrure et les longs manteaux aux revers également en fourrure. Tout du long, il relève également les éléments d’anticipation : outre l’architecture composite des bâtiments, cet étrange matériau en fusion et les installations industrielles, des voitures volantes, un cyborg avec plusieurs prothèses, un système de verrouillage d’une ogive nucléaire, des chauve-souris génétiquement modifiées, et des références à des impurs, vraisemblablement des êtres humains génétiquement modifiés eux aussi. Ces éléments ressortent d’autant plus quand ils apparaissent à côté d’accessoires aussi anodins qu’une canne pour marcher, le brasero de fortune de personnes à la rue, des tables et des bancs en bois, ou encore des bottes en cuir fourrées traditionnelles.
Outre toute cette richesse picturale, l’artiste s’avère un très bon conteur que ce soit pour les plans de prise de vue de scène de discussion, pour la mise en scène des moments d’action, ou encore pour la dimension sexuelle du récit. L’impératrice rouge n’a rien perdu de son appétit en la matière, même si ce n’est pas elle qui a adressé le message coquin à Nicolas Pancock. Les premiers éléments visuels de nature sexuelle s’avèrent discret : un plug renversé par un geste brusque en planche huit, un tableau accroché au mur avec deux femmes en pleine action, Adja rajustant le haut de sa robe pour cacher un sein que Pancock avait découvert d’un geste vif avant d’être proprement remis à sa place, l’étrange motif de la longue robe de l’impératrice, au niveau du bas-ventre évoquant un yoni sans doute possible. Dans ce tome, les auteurs racontent une unique scène de sexe, sans hypocrisie, avec nudité frontale. Il s’agit d’une cérémonie officielle au cours de laquelle l’empereur doit honorer son épouse. Catherine est allongée nue sur un lit d’apparat dans une grande salle et elle est inspectée visuellement par le prêtre. Contrairement aux apparences, elle maîtrise la situation : en son for intérieur elle raille le prêtre sachant que cette vieille barbe peut bien se rincer l’œil car elle est sûre qu’il n’a jamais rien vu d’aussi beau de toute sa vie. L’empereur arrive et il doit lui aussi se mettre nu, exposer son corps décharné et flétri. Trois femmes l’aident pour provoquer une érection, un homme dans la foule faisant observer à son voisin que tout le monde attend, comme à chaque fois. L’empereur accomplit son devoir tant bien que mal, presque surpris d’y être arrivé et il s’endort aussi sec. La gent masculine apparaît libidineuse et quasi impotente, face à la gent féminine confiante et contrôlant la situation.
Grâce à la narration visuelle si fournie et précise, la mémoire des différents protagonistes revient immédiatement à l’esprit du lecteur, et par là-même, l’intrigue. L’impératrice semble avoir conservé ses deux coups d’avance sur son époux, même si celui-ci bénéficie d’espions efficaces. L’opérateur le plus puissant de Catherine éprouve des difficultés avec ses pièces détachées, et Pancock est soumis à la question par une tierce partie. L’empereur ne parvient pas à stabiliser ses alliances avec les tribus, et des oppositions se font jour au sein de celles-ci. Le crime organisé se fait connaître à l’impératrice, proposant une alliance, tout en réclamant sa part du gâteau, c’est-à-dire des assurances quant aux avantages en cas de victoire. Une liste de demandes qui se révèle hétéroclite : une aile du palais pour y installer des machines à sous, de l’argent en vue de produire des films pornographiques, et des terrains sur lesquels élever un parc d’attractions à la Walt Disney. Et pour le chef personnellement, une Jaguar S-Type avec l’intérieur en cuir noir et des sièges chauffants. En tout cas le conflit larvé est proche de devenir ouvert.
Ce deuxième tome s’avère tout aussi riche visuellement que le premier : une Russie alternative, entre retour au dix-neuvième siècle et anticipation. Des intrigues de cour et d’état, entre espionnage et assassinats. Des alliances dangereuses et des secrets bien cachés et chers payés. Une impératrice qui en a, bien au-dessus de la mêlée masculine. Le lecteur sait sur qui il parie.
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