Pour moi, il faut voir l’humain derrière les histoires.
Ce tome regroupe six récits de pagination variable, indépendants de tout autre. Sa parution initiale date de 2023. Il a été réalisé par Fabien Toulmé, pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec un avant-propos d’une page, écrit par l’auteur, dans lequel il évoque le fait qu’il s’agit d’histoires vraies, chacune racontant l’événement le plus marquant de la vie de personnes qu’il a interviewées au cours des derniers mois. Il s’agit d’événements qui durent le temps d’une heure, d’une journée ou d’une vie. Ils peuvent être inspirants, difficiles, émouvants, dramatiques, beaux, parfois drôles et peut-être tout ça à la fois pour certains. En tout cas, ils ont tous en commun d’être, pour les personnes qui les ont vécus, des événements inoubliables.
La vie entre parenthèses, vingt-quatre pages. Émilie, quarante-trois ans, à Paris s’adresse au lecteur : son père est décédé d’un accident de voiture quand elle avait quatre ans. En l’espace d’un instant, sa mère, son frère et elle sont passés d’une famille modèle au constat de sa mère qu’ils ne sont plus une vraie famille. Quand Émilie avait six ans, il y a eu ce monsieur qui est venu chez eux, sonnant à la porte, et demandant à sa mère si elle voulait continuer à vivre dans l’ignorance de la parole de Dieu, lui demandant de lui accorder cinq minutes. - Le cœur et la vocation, huit pages. Beatriz, trente-et-un ans s’adresse au lecteur : l’histoire qu’elle va raconter n’est pas la sienne, c’est celle de Marcos et Dora. Marcos vient d’une petite ville du centre du Brésil qui s’appelle Ouro Finoà onze ans, il assure sa mère, qu’il a choisi ce qu’il veut faire, et elle accepte, l’emmenant au séminaire pour qu’il devienne prêtre. À vingt ans, il rejoint l’université de théologie dans une petite ville à côté de Rio de Janeiro, c’est là qu’il rencontre Dora. – La lettre de pardon, quatorze pages. Marie, trente-et-un ans, dans un petit village de Bretagne s’adresse au lecteur : cette histoire s’est passée il y a douze ans, à cette époque elle avait dix-huit et elle était étudiante infirmière à la Rochelle, venait de rencontrer son petit ami depuis deux semaines.
Préserver les souvenirs, dix-huit pages. Kévin, trente-cinq ans à Linxe, s’adresse au lecteur. Il a passé une partie de son enfance au Rwanda, son père y avait trouvé un poste de conseiller pédagogique à l’école française de Kigali. Ils se sont installés là-bas en 1990. Il avait quatre ans. – Le parfait alignement des planètes, vingt pages. Marine, quarante-cinq ans à Toulouse, s’adresse au lecteur : quand elle avait quatorze ans, elle est partie avec son groupe scout pour un pèlerinage diocésain à Lourdes. Sur place, Frédéric, un jeune homme venu en famille s’est présenté à elle, très sociable. – La confiance de la juge, trente-six pages. Grégory, trente -six ans, dans une ville du Nord, s’adresse au lecteur. S’il doit dire comment il en est arrivé à ce qu’il est maintenant, lui-même ne sait pas vraiment comment. Ça a été un long chemin de galères et de chance aussi.
Dans son avant-propos, l’auteur explicite son intention et sa motivation pour raconter ces témoignages : Ce qu’il trouve fascinant dans les histoires vraies en général, et dans les récits de ce volume en particulier, c’est qu’en dépit de leur côté personnel, il y a toujours une projection de soi, une implication émotionnelle plus forte que si c’était de la fiction. Le fameux coté Universel qui peut paraître un peu galvaudé mais qui est tellement vrai. Ces témoignages aident aussi à se situer, à trouver des réponses à travers les expériences vécues par ces personnes… Et puis, au-delà de ces sensations de lecteur, il y a aussi l’idée que, mises bout à bout, ces histoires composent un portrait de la société. À un extraterrestre qui viendrait sur Terre et qui demanderait : qui êtes-vous les humains ? cette série apporterait sans doute un bon début de réponse. D’histoire en histoire, le lecteur fait l’expérience de ces histoires vraies au travers de ces événements inoubliables pour ceux qui les ont vécus, constituant des témoignages à leur tour inoubliables. D’un côté, chaque lecteur n’a probablement pas vécu l’événement relaté par ces six personnes : histoire d’amour contrariée ou différée, séparation d’avec un mouvement religieux, viol, années d’enfance dans un pays où s’est déclarée une guerre, vie de criminels et séjour en prison. Le lecteur constate que l’auteur a choisi de terminer ses histoires avec une sensation de clôture, d’acceptation de cet événement, la plupart du temps de manière heureuse.
Dans un premier temps, les partis pris de représentation de l’artiste peuvent paraître en décalage avec le caractère adulte des récits. Pour un peu, la rondeur des visages, la douceur des contours, la représentation simplifiée de certains éléments et accessoires (à commencer par les véhicules qui ressemblent à des jouets pour enfants), l’usage de perspectives isométriques simples évoqueraient presque l’univers graphique d’une bande dessinée pour jeunes enfants, par exemple T’choupi de Thierry Courtin. Toutefois cette première impression s’avère incomplète et trompeuse. Dans chaque histoire, le lecteur relève des détails de nature adulte et concrète, qui n’auraient pas figuré dans une bande dessinée pour enfants : la densité d’informations visuelles qui peut être élevée dans certaines cases, le détail de l’aménagement d’une cuisine, le degré réalisme dans la représentation d’une église, la justesse de la représentation d’une cellule monacale, les particularités uniques d’un appartement (en particulier celui de Marie), les jeux des enfants dans le village de Kigali au Rwanda, la forme d’une bûche en train de se consumer dans l’âtre d’une cheminée, l‘organisation de vol de voiture non violente, le regroupement de détenus dans la cour de prison, etc. Dans le même temps, les représentations naïves côtoient ces éléments dont l’artiste rend compte avec un regard adulte : Satan portant un slip kangourou blanc en train de diriger le monde sous la forme d’un globe terrestre dans une caverne, un jeune homme assis sur le bat-flanc d’une cellule avec deux petits nuages blancs au-dessus de sa tête pour faire comprendre qu’il est en train de fulminer, la caisse remplie de doudous tout mignons dans leur simplicité, une voiture toute en rectangle sur le ruban d’une route de rase campagne, la course-poursuite de petites voitures sur l’autoroute, etc.
Cet équilibre déroutant entre représentation enfantine et vision adulte permet une expressivité remarquable pour les personnages, comme si leurs émotions n’étaient pas toujours filtrées. Il se produit un élan d’empathie à l’état brut avec chaque personnage. La curiosité enfantine sans méfiance d’Émilie à six ans, la tristesse de Dora prenant la mesure de l’engagement de Marcos pour sa vocation de prêtre, le désarroi de Marie face à l’attitude de son conjoint, la haine dépourvue de toute empathie de Henri crachant sur un cadavre dans la rue, la candeur de Marine à Lourdes, la colère irrépressible de Grégory quand il regarde sa conjointe après avoir compris qu’elle le trompe. La narration visuelle se montre également pénétrante et révélatrice par l’emploi de métaphore visuelle d’une rare justesse : Émilie ayant coupé les liens avec sa communauté religieuse et éprouvant la sensation de se retrouver nue comme au premier jour (ne connaissant personne, devant repenser sa façon de voir les choses, son rapport au monde, aux êtres humains) représentée chastement nue dans ses interactions avec le monde extérieur, Marie traînant des boulets attachés par des chaînes fixées à ses chevilles et ses poignets pour figurer le poids de sa colère, de ses sentiments d’injustice, de ses angoisses, les doudous abandonnés par Kévin comme image de la fin de l’enfance, la bûche dans l’âtre pour le sentiment amoureux en train de se consumer car ne pouvant pas se réaliser de manière concrète et physique (un projet qui part en fumée faute de pouvoir d’être mis en œuvre), jusqu’à devenir un symbole concret (comme le premier détenu à entrer dans les bâtiments du ministère de la Justice).
Simple amoureux, victime, criminel, chaque individu est avant tout un être humain, avec son histoire personnelle, ses choix, les circonstances arbitraires de son existence sur lesquelles il n’a aucune prise, les événements historiques, etc. L’auteur ne se place pas dans un registre psychologique ou analytique : il raconte de manière factuelle les aspects de la vie de chaque personne, ayant trait à l’événement inoubliable qu’elle a choisi de mettre en avant. Le lecteur ressent les émotions de ces personnes, les comprend, qu’il soit d’accord avec leurs choix ou non, qu’il ait envie de faire leur connaissance, ou au contraire de s’en tenir à l’écart. Il éprouve une compassion sincère, sans pour autant avoir traversé des épreuves similaires. La projection de soi évoquée dans l’avant-propos se produit bien, avec un positionnement personnel, qui conduit le lecteur à se situer au regard de cette expérience de vie qu’il vient de partager. Ces histoires présentent des caractéristiques uniques qui ne sont qu’une petite facette d’un monde immense et complexe, un tout petit bout de la société, et en même temps un reflet acquis par l’expérience de ladite facette : appartenance à une communauté religieuse, amour impossible, absence de consentement, adaptation à un milieu social sans avenir qui fasse envie, syndrome éloigné de la culpabilité du survivant, caractère insondable de l’altérité et en même temps authenticité de l’expérience du rapport à autrui quelles que soient les circonstances.
Des histoires sentimentales racontées avec une esthétique pour enfants de moins de six ans ? Avec un regard superficiel, ça y ressemble. À la lecture, c’est une toute autre expérience : empathie d’une rare qualité avec chaque individu racontant son événement inoubliable et sa vie en conséquence, narration visuelle aussi respectueuse qu’expressive. Inoubliable.
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