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mardi 23 octobre 2018

Didier, la 5ᵉ roue du tracteur

On termine quand même ?

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru initialement en 2018, avec un scénario de Pascal Rabaté, des dessins et une mise en couleurs de François Ravard.

Le soleil se lève sur la ferme de Didier. Il vient de se réveiller et il se dirige vers les toilettes. Il pousse un cri déchirant en faisant ses besoins. Il se rend chez le médecin en mobylette. Avant d'entendre l'avis du professionnel de santé, il lui dit qu'il sait qu'il va mourir, et il est triste de ne pas avoir encore connu le vrai amour alors qu'il a déjà 45 ans. Le docteur lui prescrit un traitement pour ses hémorroïdes, lui conseille de ne plus boire d'alcool pendant quelques jours, et lui suggère de s'inscrire sur un site de rencontre pour résoudre son autre problème. Il rentre à la ferme sur sa mobylette (ayant mis un coussin sur la selle) et n'est pas du tout surpris de voir Régis en slip et en bottes en train de se rouler une clope sur le pas de la porte. Il lui demande où se trouve sa sœur Soazic. Ayant eu la réponse, il se dirige vers l'étable où Soazic vient de terminer de traire les vaches. Il lui demande ce que fait Régis à la ferme. Elle le toise bizarrement en lui disant que la cuite d'hier avait dû être sévère.


La vieille Didier était parti à la ferme de Régis pour participer à la vente aux enchères de tous ses biens, car il avait fait faillite. Le commissaire-priseur avait commencé par le tracteur, un modèle 635 Massey Ferguson de 2010, avec une mise à prix de départ fixée à 1.200 euros. Didier avait commencé à enchérir, mais son attention avait été détournée par le comportement de Régis. Ce dernier avait commencé par aller dire au revoir à ses vaches, en tenant à la main, une corde avec un nœud coulant. Puis il avait enlevé son bleu de travail devant tout le monde, pour se retrouver en slip et en bottes, et il était rentré chez lui avec sa corde à nœud coulant à la main. Didier s'était précipité au carreau de la porte pour voir ce qui allait se passer, alors que la vente aux enchères se poursuivait sans interruption. À son grand soulagement, Régis était ressorti sain et sauf. Au temps présent, Soazic voit que Didier a recouvré la mémoire et elle lui enjoint de prêter de quoi s'habiller à Régis. Puis ils prennent le petit déjeuner tous les trois dans la cuisine. Régis demande comment il peut aider. Soazic lui répond qu'il sait très bien qu'il y a toujours quelque chose à faire à la ferme. Didier lui demande s'il s'y connaît en internet.


La couverture affiche clairement le parfum d'autodérision du récit : les casseroles tirées par le tracteur, la mention du célibat encore frais, sans compter que ce sont les vaches qui occupent le premier plan, et le titre apporte la touche finale. Le lecteur fait connaissance avec Didier dès la première page. Dès la deuxième, il connaît son âge (45 ans), son naturel inquiet (la fin est proche) et le drame de sa vie (il est célibataire). Il est facile de se moquer de ce paysan, pas très bon gestionnaire, sans vie affective, avec comme seul ami un fermier ayant fait faillite, prenant des cuites non maîtrisées de temps à autre, et vivant avec sa sœur qui assure les corvées ménagères (il ne sait pas faire la lessive), ainsi qu'une part significative des tâches de la ferme. Il est vrai que Didier est en surcharge pondérale, qu'il porte des grosses lunettes et que ses cheveux commencent à s'éclaircir, sachant qu'il est déjà grisonnant. Pour autant, le lecteur éprouve immédiatement une forte sympathie pour ce monsieur. D'un côté, il représente tout ce que la société réprouve de manière implicite (surcharge pondérale, métier sans gloire, absence totale de dimension spectaculaire) ; de l'autre côté, il a un cœur gros comme ça. En effet c'est le seul à se préoccuper de Régis, de s'inquiéter d'un possible suicide, de l'accueillir chez lui sans demande de compensation. Il apparaît en creux qu'il n'exploite en rien sa sœur, et que ce sont les hasards de la vie qui les ont amenés à continuer à habiter sous le même toit. Il échappe même au ridicule car ce n'est pas qu'il ne se respecte pas, c'est qu'il est dépourvu de toute vanité. Par voie de conséquence, il est impossible de se moquer de lui, ou de le mépriser.


Bien sûr, les dessins participent pour beaucoup à dresser le portrait de Didier, à lui insuffler un élan vital. Dans la deuxième page, François Ravard représente Didier en slip dans le cabinet du médecin. Il ne minimise pas la dimension de sa brioche, mais sans la transformer non plus en étalage de viande, ou en tas de saindoux. Il montre les bajoues importantes sans être flasques, ainsi que les énormes lunettes, très fonctionnelles et dépourvues de toute qualité esthétique. Bien sûr Didier apparaît à plusieurs reprises comme un peu pathétique, que ce soit dans sa tenue de travail très ample, déconfit dans sa chemise trop petite (qu'il n'a portée que deux fois), surpris que les ronds de son maillot à pois rouge se déforment, ou encore courant tout nu dans un champ moissonné. Pourtant il ne s'agit pas de misérabilisme ou de méchanceté. En effet par ailleurs, Didier est montré comme un individu calme et posé, sensible et faisant preuve d'empathie. Il est en décalage avec la France qui gagne, avec les battants. En observant son visage, le lecteur peut voir qu'il n'est pas dépressif ou aigri. Il montre son désaccord par une moue désapprobatrice quand une réaction, une remarque ou une situation va à l'encontre de ses convictions ou de ses émotions.


De la même manière, le lecteur s'attache très rapidement aux autres personnages. La plastique de Soazic n'est pas celle d'une pinup, mais d'une femme au visage avec un menton trop petit et un nez trop gros, ainsi qu'un bassin un peu empâté. Les expressions de son visage indiquent qu'elle a conservé un amour propre plus développé que son frère. Elle a, elle aussi, accepté sa condition de fermière dont la vie est accaparée par la ferme, sans pour avoir renoncé à la possibilité d'une vie différente. Elle n'a pas totalement accepté les choses comme elles sont, et elle continue à lutter contre ce qui l'agace chez son frère (à commencer par sa mollesse). Elle n'a pas baissé les bras face à une sorte de stase régissant sa vie. Le lecteur observe donc son langage corporel ainsi que les expressions de son visage et voit apparaître des jugements de valeur, des moments d'énervement, une volonté d'agir, le plaisir d'avoir une idée nouvelle. Régis vient compléter ce trio, avec une morphologie très fine, mais également dépourvue de toute élégance. Par comparaison avec les postures ou les expressions de Didier, il apparaît plus résigné. Il ne se plaint pas d'avoir tout perdu, mais il n'a pas l'énergie de se lancer dans un nouveau projet. Il prend les jours comme ils viennent, avec la mine d'un individu qui n'attend plus rien, sans être amer pour autant. Advienne que pourra.


Dès la première case, le lecteur se retrouve à observer une cour de ferme dans une case de la largeur de la page, avec une luminosité de lever de soleil, des couleurs portant une part d'ombre, mais commençant déjà à se réchauffer. En page 6, il voit Didier au loin sur sa mobylette, avec un champ vert et jaune au premier plan, et des champs avec quelques arbres dans le lointain. L'artiste n'a utilisé quasiment aucun trait pour délimiter les contours, tout est représenté à la couleur directe, avec à nouveau une ambiance lumineuse paisible pour un jour ensoleillé. Quelques pages plus loin, Didier va voir son poirier dans le jardin, avec le chat qui court, quelques poules qui picorent, et les éoliennes discrètement esquissées au loin en fond de case. François Ravard a l'art et la manière de composer ses cases, en dosant soigneusement les éléments très précis, et les éléments esquissés, ou dont la forme se trouve discrètement peinte dans une teinte pale. À l'instar de ces éoliennes présentes dans quelques cases, le lecteur peut aussi remarquer de minuscules détails s'il s'en donne la peine : le coussin ajouté sur la selle de la mobylette, le collier de protection autour de la tête du chat, la manique accrochée au mur de la cuisine, les pneus sur le tas de fumier, les enseignes du coiffeur et du bar en forme de jeu de mots, la pompe à eau dans le jardin de la ferme de Régis, etc. Il est facile de se laisser prendre par la douceur de la narration visuelle et de ne pas prêter attention à ses menus détails. Il est tout aussi facile de prendre le temps de laisser son regard se poser sur une case ou une autre et d'en découvrir la richesse.


Cette stratégie de représentation porte ses fruits en décrivant à la fois un quotidien très pragmatique et concret, réaliste (l'aménagement de la cuisine, les travaux de la ferme), à la fois l'ambiance de l'environnement que le regard embrasse dans son ensemble, sans forcément le scruter à chaque passage. Le lecteur se rend compte que ce mode de représentation fonctionne aussi avec les personnages, à la fois pour les petits gestes du quotidien (Régis en train de rouler sa clope), à la fois pour l'impression générale (la détresse de Didier dans le cabinet de consultation). Le lecteur se sent donc privilégié de pouvoir côtoyer ces individus ordinaires, dans leur vie spécifique. Il ressent une grande tendresse pour Didier et son sentiment que la vie ne lui a pas apporté ce qu'il attendait, pour Soazic vaguement excédée par un quotidien auquel il manque l'espoir d'un avenir, pour Régis résigné sans être abattu. Il ressent une pleine et entière adhésion à leurs projets. De ce fait, il ressent une forte curiosité pour le projet de Didier (s'inscrire sur un site de rencontre). Il sourit en voyant que Didier prend de la distance avec cet outil, au point que ce sont Soazic et Régis (ensemble ou chacun dans son coin) qui s'approprient le projet et accompagnent Didier, pour être sûr qu'il aboutisse. Bien sûr, la confrontation avec la réalité va être cruelle et brutale.

Didier, avec l'aide de Soazic et Régis, va pouvoir mener son projet à bien. Dans le même temps, cette dynamique va initier d'autres changements inattendus. Malgré la douceur chaleureuse de la forme du récit et des illustrations, il est bien question du mal-être de plusieurs individus, d'avoir envie de faire quelque chose de sa vie, de désirer ce que l'on n'a pas et qui semble un dû au vu de ce qu'on a déjà accompli. Didier est contraint d'apprendre à se connaître en se mesurant à la réalité de son désir, ainsi qu'à ce qu'obtiennent les autres. De la même manière que le récit ne baigne pas dans le misérabilisme, il ne se complaît pas non plus dans l'amertume. Il y a ce que l'on veut, et ce dont on a besoin. L'effort fourni par Didier pour s'arracher à sa stase ne lui apporte pas ce qu'il avait escompté, mais il ne retourne pas au point de départ.


Il est difficile de résister au second degré contenu dans le titre de cet ouvrage, ainsi qu'à sa couverture faussement naïve (les petits cœurs dans le ciel). Il est impossible de ne pas succomber à la gentillesse de la narration, ainsi qu'à sa cruauté sous-jacente, à son regard sur un quotidien dont les spécificités chassent la banalité, dont les personnages apparaissent faciles et agréables à vivre, à la fois pour leurs qualités et pour leurs défauts.



2 commentaires:

  1. Bel article.
    Ça a l'air intriguant, cette BD ; je n'en avais pas encore entendu parler, malgré toutes les infolettres auxquelles je suis abonné.
    Tu évoques sa cruauté sous-jacente ; au risque de paraître naïf, je me demande si on peut faire sans dans ce type de BD.

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  2. Ta remarque concernant l'information autour de cette bande dessinée me fait penser que c'est souvent le cas pour les ouvrages édités par Futuropolis dont la promotion ne semble pas être faite avec la même vigueur dans les réseaux habituels de BD, mais plutôt dans de réseaux plus littéraires.

    Tu ne parais pas du tout naïf,c'était une tentative douce (et visiblement ratée) d'ironie de ma part. Au vu du sujet de l'histoire, je me serais attendu à une tonalité plus désespérée, plus dramatique, plus larmoyante ou amère. En ce sens, les auteurs déjouent les conventions et stéréotypes du genre.

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