À combien se monte ma facture de téléphone ?
Ce tome est le dix-septième de la série et il n'est pas nécessaire d'avoir lu les précédents, mais ce serait dommage de s'en priver. Il est paru pour la première en 2000, écrit, dessiné, et encré par Binet, Christian Binet de son nom entier. Il comporte 45 pages de bandes dessinées, en noir & blanc, avec des touches de gris.
Ce tome comprend 9 saynètes de 5 pages portant toutes le même titre, mais traduit en autant de langues différentes : À combien se monte ma facture de téléphone ? Un individu non identifié compose le numéro de téléphone des Bidochon à partir de son portable. Le téléphone sonne dans le salon, mais comme il s'agit d'un poste fixe, ni Raymonde, ni Robert ne veulent se lever du canapé pour aller répondre, et risquer ainsi de rater la fin de leur téléfilm. Raymonde est persuadée qu'il s'agit d'un appel de René : Robert est persuadé qu'il est trop tard pour que ce soit lui qui appelle. La question se repose quelques instants plus tard quand cette fois-ci c'est la sonnette qui retentit. Il s'agit de René qui vient leur présenter sa toute nouvelle acquisition : un téléphone portable. Le téléphone (fixe) sonne alors que Raymonde est en train de passer l'aspirateur. Elle décroche et Robert lui annonce tout excité qu'il est en train de l'appeler depuis une cabine téléphonique. Il la rappelle 30 secondes plus tard pour lui indiquer qu'il est en train de l'appeler depuis la même cabine téléphonique, mais cette fois-ci avec son téléphone portable.
Robert Bidochon rentre chez lui et informe son épouse Raymonde qu'il a pris un téléphone portable avec une heure de forfait. Répondant à sa question, il indique à Raymonde qu'il va pouvoir dire toutes les bêtises qui lui passent par la tête, et il se lance dans une démonstration particulièrement pathétique. Contre toute attente un extraterrestre écoute ses bêtises, puis la récitation dans laquelle se lance Raymonde pour profiter dudit forfait. Dans la saynète suivante, Robert indique à son épouse qu'il a fini de remplir les 80 noms qu'il est possible de stocker dans le téléphone. Il démontre l'utilisation de ce répertoire en appelant un certain Grapovski qu'il a pris au hasard dans l'annuaire. Ça ne rate pas, ce brave monsieur est dans son bain. Il en sort pour répondre, et bien sûr la dernière sonnerie retentit avant qu'il n'ait eu le temps de décrocher. Robert se lance alors dans la démonstration de l'utilité de la touche bis, pour le bénéfice de Raymonde. Monsieur Grapovski sort de son bain, et arrive encore une fois trop tard pour répondre. Robert recommence la démonstration une demi-douzaine de fois et monsieur Grapovski termine en crise de larmes face à son poste téléphonique en se demandant qui peut être assez malade pour se livrer à un jeu aussi absurde que sadique.
Les Bidochon sont apparus pour la première fois dans le numéro 11 du magazine Fluide Glacial, en 1977. Ils ont eu le droit à leur propre série à partir de 1979. Ils se composent d'un couple d'une cinquantaine, ou peut-être soixantaine d'années qui semble à la retraite, habitant dans un appartement. Ils ont 2 amis connus : René et Gisèle. Le titre de ce tome annonce le thème présent dans chacune des saynètes : Robert a acheté un téléphone portable. Le lecteur doit garder à l'esprit que ces gags sont parus en 2000, à une époque où le téléphone portable représentait encore une nouveauté pour beaucoup de français, et où il n'avait pas encore évolué en smartphone. De ce fait une partie de l'humour repose sur une confrontation avec une nouveauté qui n'en est plus une depuis longtemps pour le lecteur contemporain. Ainsi il est un peu difficile de se tordre de rire en voyant René appeler les Bidochon depuis leur propre salon et les voir totalement indifférents faute d'une compréhension insuffisante, ou de voir Robert Bidochon ne pas réussir à s'affranchir d'une cabine téléphonique pour téléphoner avec son portable. De même, l'utilisation du répertoire du téléphone portable ou les autres correspondants cantonnés à leur téléphone filaire semblent aujourd'hui antédiluviens. En fonction de son âge, le lecteur voit dans ces gags soit une évocation d'un temps qu'il n'a pas connu et qui lui semble relever de l'âge de pierre (voire avant quand i y avait encore des dinosaures), soit une évocation d'un autre temps où le téléphone avait une autre forme d'importance. Avec ce point de vue, il est possible d'observer le comportement des personnages avec un regard anthropologique, surtout en ce qui concerne la forme de crainte sourde quant à l'inconnu que représente la personne qui appelle, ou la possibilité de mauvaises nouvelles.
Bien évidemment le lecteur retrouve les dessins caricaturaux de Binet dans toute leur splendeur. Raymonde et Robert ont une silhouette bien en chair, évoquant une forme de laisser-aller que le lecteur peut extrapoler à leur fonctionnement intellectuel, comme si leur physique reflète l'immobilisme de leur esprit. En tant qu'artiste, Binet n'a pas son pareil pour croquer des visages tordants de par leur expression émotionnelle sans filtre. S'il y prête attention, le lecteur se demande comment ces quelques traits vite griffonnés peuvent constituer un visage si expressif, comment cet assemblage de gros nez, yeux trop grands, dents mal implantées et pas assez nombreuses, peuvent constituer au final un visage avec une émotion à fleur de peau. Il peut aussi jeter un coup d'œil aux tenues vestimentaires du couple, en pensant qu'ils portent tout le temps la même chose, et voir que Robert ne dispose que de 2 tenues : pantalon rayé, chemise et bretelles pour le jour, pyjama à rayure pour la nuit. Il prend conscience que la garde-robe de Raymonde est un peu plus étendue : chemisier blanc, robe noire et tablier en intérieur, chemise de nuit pour dormir, robe à poix pour le restaurant, robe de chambre pour répondre à l'appel nocturne de Robert. Il apprécie à leur juste valeur les habits démodés de Gisèle et de René. Il revient en arrière pour vérifier que Robert conserve son béret vissé sur la tête à toutes les pages, quel que soit l'endroit où il se trouve, ou le moment de la journée (même la nuit).
Au fil des séquences, le lecteur apprécie que les gags ne reposent pas systématiquement sur Raymonde et Robert en train de dialoguer, soit assis sur leur canapé, soit assis à la cuisine, ou à la rigueur avec Robert attablé, et Raymonde occupée à la cuisine. Il y a plusieurs scènes dans d'autres endroits, à commencer par la salle de bain de monsieur Grapovski qui apparaît même dans le plus simple appareil de face. Il y a aussi quelques scènes en extérieur, comme René sur le bord de la route dans la forêt avec sa voiture en panne, Robert Bidochon en ville dans une cabine téléphonique (Mince ! En y repensant cet équipement a également disparu du paysage urbain depuis la parution de cet album), un repas au restaurant écourté pour cause d'urgence, et même une soucoupe volante dans l'espace. L'auteur fait en sorte que sa narration visuelle ne se limite pas à des têtes en train de parler, et tire avantage à plusieurs reprises de la liberté que lui offre la bande dessinée, à savoir localiser les scènes où bon lui semble sans coût supplémentaire, sans risque de dépassement du budget. De même l'humour visuel ne repose pas uniquement sur le jeu des acteurs et leurs gueules expressives, ou leur gestuelle exagérée. Il y a le positionnement de Robert par rapport à la cabine téléphonique, ou encore sa manière de conduire tout en téléphonant, et bien sûr les 2 extraterrestres.
Une fois réalisé l'adaptation nécessaire pour se replacer en 2000 par rapport à la nouveauté du téléphone portable, le lecteur peut apprécier plusieurs gags, que ce soit l'effondrement nerveux du pauvre monsieur Grapovksi du fait du comportement de Robert qui confine au sadisme par irresponsabilité, ou les réactions de Raymonde vis-à-vis de l'assurance méprisante et suffisante de son époux, et bien sûr le faux-pas de Robert envers Gisèle. Il est possible aussi qu'il éprouve une forme de déception du fait de la rapidité de la lecture, ou du caractère répétitif de certains gags. Par contre, il ne ressent pas lui-même de mépris pour Raymonde ou Robert. Pour commencer, malgré la suffisance de Robert, il voit deux individus interagir comme un vieux couple, comme deux personnes se connaissant bien et habituées à vivre ensemble, en toute connaissance de cause des limites de l'autre. Le lecteur peut aussi y voir l'amour de l'auteur pour ses personnages, ou au moins l'affection qu'il éprouve pour eux. De ce fait, les gags n'exhalent pas un cynisme méchant, ne provoquent pas une sensation désagréable chez le lecteur. Ce dernier plonge dans un quotidien d'une grande banalité, confronté aux petites irritations de la vie quotidienne, en présence de 2 individus très humains.
Le lecteur éprouve pleinement l'exaspération exacerbée de monsieur Grapovski, ressentant une forte empathie pour lui. Il ne peut pas échapper au fait qu'il lui arrive lui aussi de se sentir supérieur à un interlocuteur ou à un proche quand il maîtrise un sujet sur lequel l'autre débite des platitudes au mieux, des idioties au pire, à l'instar de Robert face à Raymonde. Il se rappelle qu'il lui est également arrivé de développer des stratégies stupides pour faire face à une nouveauté contraignante, ou pour essayer de battre le système (comme user le forfait pour Robert), ou pour se positionner dans une posture supérieure et s'apercevoir quelques moments ou jours plus tard que l'interlocuteur n'avait pas été dupe et avait déjoué son stratagème sans se fatiguer. La capacité de Binet à décrire les mesquineries du quotidien révèle à la fois l'acuité de son regard sur la condition humaine, ainsi qu'une compréhension née de l'observation de soi-même et des autres. Ainsi, dans la description de ces comportements minables, le lecteur ne voit pas une moquerie des personnages, mais la conscience d'être humain comme eux.
Ce tome finit par amener un sourire aux lèvres du lecteur, même s'il trouve les gags datés, ou la caricature un peu facile. Il est impossible de réprimer la sympathie éprouvée par les personnages. Il n'y a pas d'échappatoire à finir par se reconnaître dans tel ou tel comportement de Raymonde, et de Robert. Le lecteur peut éventuellement regretter l'utilisation un peu trop facile du comique de répétition et la rapidité de lecture de l'album.
1979 ? Dis donc, je ne pensais pas que ça datait à ce point !
RépondreSupprimer"Il est impossible de réprimer la sympathie éprouvée par les personnages." Je dois avouer que c'est bien mon cas, pourtant ; sans doute parce que je n'ai lu qu'un seul album des Bidonchon et que j'avais trouvé ça triste, au fond.
Comme tu t'en doutes, j'ai saisi l'occasion après ta précédente remarque sur les Bidochon pour combler ce manque criant dans mes choix de BD. c'est à la fois l'occasion pour moi de regarder une BD ou une série sous un angle plus curieux (aller rechercher la date de création par exemple), et à la fois de me lancer dans les critiques que je trouve les plus difficiles, c'est-à-dire celles sur les BD humoristiques. Malgré les défauts de caractère de Robert, je n'ai pas eu la sensation de méchanceté ou d'un individu aigri, mais ça reste un ressenti personnel.
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