Le reflet de ce qui est déjà inscrit en vous
Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 15 : Ginny d'avant (1998) qu'il vaut mieux avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1999, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle compte 46 planches. Elle a été rééditée dans Jessica Blandy - L'intégrale - tome 5 - Magnum Jessica Blandy intégrale T5 qui contient les tomes 14 à 17.
Jessica Blandy conduit sa voiture au soleil couchant, sur une route déserte longeant une grande étendue d'eau dans un état du Sud. La radio diffuse du blues, celui de l'artiste appelé Buzzard, avec des paroles évoquant le fait que la paysage n'est qu'un reflet de ce que l'on souhaite découvrir, de ce qui est déjà inscrit dans le voyageur. Sur le porche d'une maison en bois, une vieille femme afro-américaine chante un blues, pendant que son compagnon l'accompagne au banjo. Jessica arrive à sa destination, descend de voiture et se rend dans le bar de la ville. Elle demande où elle peut trouver la maison d'Earl Memphis, dit le Buzzard. Le barman lui répond, mais les clients la regardent bizarrement. À la nuit tombante, Benny et Dan Calder sont descendus de leur voiture en laissant le conducteur attendre à l'intérieur. Ils sont tous les deux armés d'un fusil et décident de se séparer pour retrouver Bud Busky. Dan entend le hennissement d'un cheval et s'avance prudemment, prêt à faire feu. Il découvre un magnifique cheval blanc dans une clairière, qui se remet à hennir. Soudain, il entend un coup de feu : il se met à courir dans cette direction pour savoir sur quoi Benny a tiré. Il le retrouve mort, pendu à un arbre. Il entend alors le klaxon de leur voiture en continu. Il y court et découvre le conducteur mort, affalé sur le volant et sur l'avertisseur sonore.
Alors que le ciel est toujours chargé d'orage, Jessica Blandy a atteint la demeure d'Earl Memphis, s'est garée devant et lit la note sur la porte. Earl Memphis en a eu assez d'attendre et il est parti à un rendez-vous. Jessica Blandy peut aller demander la clé en frappant à la porte de la grange et Peck lui donnera en la glissant sous la porte, ce qu'elle fait. Elle rentre dans la maison et se couche dans le lit de la chambre des invités pour la nuit, nue comme à son habitude. Elle est réveillée le lendemain par Earl Memphis habillé, avec un fusil dans a main, et en train d'admirer son corps. Elle le prend à parti mais sans l'émouvoir, sans obtenir d'excuse. Elle va prendre un bain dans la pièce d'eau, et cette fois-ci elle est interrompue par M'am Lizzy, elle non plus pas gênée par sa nudité. Lizzy ajoute même que Jessica va plaire au vieux, en parlant d'Earl Memphis. Enfin, Jessica va prendre son petit-déjeuner avec Earl Memphis et lui explique qu'elle est venue pour l'interviewer, mais aussi pour savoir d'où lui est venue l'inspiration pour parler de Razza dans une de ses chansons.
Dans le tome précédent, Jessica Blandy arrivait dans une petite ville à l'invitation d'une ancienne amie, inquiète du fait de la survenance de plusieurs décès violents sans explication. L'histoire évoquait l'existence d'un mystérieux personnage appelé Razza à l'influence maléfique, une sorte d'individu à l'aura surnaturelle très floue. Lorsque Jessica indique qu'elle souhaite en savoir plus sur Razza, le lecteur comprend que cette histoire contient elle aussi une touche surnaturelle. En fonction de sa sensibilité, il peut s'en offusquer parce que le scénariste va mettre à profit cet élément non rationnel pour s'affranchir pour partie des contraintes de logique et de cohérence, ou il peut l'accepter en l'état en sachant que cela autorisera des situations angoissantes peu probables. D'une certaine manière, l'existence de ce personnage libère Dufaux de devoir tout expliquer. Un exemple : qui a pendu Benny à un arbre dans la forêt, comment ? Peu importe : l'important est dans la mise en scène macabre. D'ailleurs qu'est-ce que ce canasson vient faire là ? Peu importe : c'est un symbole, une allégorie de la folie galopante, hurlante à chaque fois qu'un personnage est confronté à une manifestation de violence hors de contrôle. Sous réserve d'accepter de passer en mode métaphorique, ou de savourer les choses comme elles sont, le lecteur ressent ces moments irrationnels comme étant l'expression de l'irrationalité de l'être humain, que ce soit ses émotions qui prennent le dessus, ou une réaction primaire dictée par son cerveau reptilien, ou encore une manifestation de son inconscient, ou encore le diktat d'un archétype de l'inconscient collectif. Avec un de ces principes en tête, le lecteur retrouve la touche de folie qui était présente dans les premiers tomes, celle qui anime l'être humain à son insu, qui rend un comportement horrible par son anormalité.
De fait, l'intrigue recèle plusieurs sorties de la normalité. Certaines sont évidentes : la manifestation du cheval, le frère fou d'Earl Memphis, la voyante, le suicide pendant l'interrogatoire, les individus entendant ou voyant Razza. D'autres sont plus subtiles : le décalage entre ce que Jessica considère comme normal et ce qu'Earl Memphis considère comme normal (la regarder nue comme étant un droit), la puissance d'évocation du blues, la dette que Stella est persuadée qu'elle doit payer. L'intrigue entraîne le lecteur dans un microcosme plausible et réaliste : le musicien qui essaye d'emballer tout ce qui passe à sa portée comme un vieux beau, la méfiance entre les différentes communautés, la défiance vis-à-vis d'un ancien détenu, l'hostilité envers les forces de l'ordre. Le scénariste ne force rien de tout ça, restant dans les antagonismes ordinaires. Du coup, la composante surnaturelle s'apparente encore plus à une métaphore qu'à des conventions du genre horrifique à prendre au premier degré, ou à des facilités pour scénariste paresseux. Comme d'habitude, les dessins de Renaud sont au diapason du récit. Le lecteur est direct plongé dans cette région des États-Unis avec la première page : la teinte orangée du ciel, se reflétant sur l'étendue d'eau, les arbres décharnés sans feuille, la maison de maître abandonnée. Bienvenu dans le Sud.
Par la suite, le lecteur retrouve l'urbanisme très aéré des villes américaines quand Jessica Blandy va demander son chemin dans le bar. En planche 3 et suivantes, l'artiste prend soin de représenter une végétation qui correspond aux essences présentes dans cette région du monde. La mise en couleurs a conservé les nuances évidentes dans le tome précédent. Elle complète les dessins, nourrit les contours des formes délimités par le trait encré très fin, sans entrer en compétition avec, sans alourdir les cases. Dans le même temps, le lecteur imagine ce que serait une planche avant la mise en couleurs et perçoit bien ce qu'elle apporte. Les dessins présentent plusieurs aperçus de la maison d'Earl Memphis et de sa grange, permettant de se faire une bonne idée de l'extérieur comme de l'intérieur de la propriété. Le lecteur regarde quelques ouvriers travailler aux champs. Il se tient devant les mobil homes de la population défavorisée. Il regarde le cyclone se déplacer et tout détruire sur son passage. Comme à son habitude, Renaud met en œuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, l'état d'esprit des personnages pouvant se voir dans leurs postures et leur visage. Le lecteur ressent bien l'hostilité passive des clients du bar regardant Jessica Blandy, le début de gêne de Jessica se trouvant nue devant M'am Lizzy alors qu'elle n'est pas pudique, la méfiance d'une mère et d'une fille afro-américaine en voyant un conducteur les observer depuis sa voiture en passant, l'effroi qui gagne progressivement le détenu interrogé par la police, la résignation de la mère de Bud Busky alors que son interlocuteur commence à user de la violence pour l'intimider.
En 3 pages, le lecteur est déjà immergé dans le récit : le trajet en voiture de Jessica, son premier contact avec la population locale, la mort bizarre de Benny. Il constate que comme la plupart du temps, Jessica Blandy n'exerce pas son métier d'écrivaine, et que l'interview pour un article n'est qu'un prétexte. Il note également que cette fois-ci elle est proactive dans le sens où elle a pris l'initiative de contacter Earl Memphis pour en savoir plus sur Razza plutôt que de juste se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment. Pour autant, elle reste un personnage parmi d'autres qui ne résout rien à elle toute seule, qui n'incarne pas un héros salvateur. Au-delà des comportements violents ou excessifs et de l'agressivité banale et ordinaire, la dynamique du récit repose sur un amour malencontreux, un crime banal, une volonté de vengeance. D'une certaine manière, il s'agit d'un fait divers, d'une histoire qui tourne mal parce que l'être humain est soumis à la survenance du mal (l'influence de Razza) contre lequel il n'a pas de défense. Il ne s'agit pas du poids d'une condition sociale, d'un milieu défavorable, mais plus d'une fatalité implacable, celle qui hante le blues.
La narration visuelle de Renaud est toujours aussi impeccable, sans affèterie ni effets de manche, emmenant le lecteur dans des lieux réalistes et consistants, le faisant côtoyer des personnages plausibles et humains. Jean Dufaux continue d'utiliser un personnage qui ne se fait sentir que par sa présence, amenant une touche de surnaturel. S'il ne se braque pas sur ce dispositif narratif, le lecteur se rend compte qu'il concourt à ramener la folie destructrice qui hantait les criminels des premiers tomes, ramenant paradoxalement plus de réalisme dans les événements et les comportements.
Je sais que tu n'es pas mélomane, mais plutôt que d'une guitare, c'est d'un banjo qu'il s'agit ☺, cher ami.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que le fantastique s'installe durablement dans la série, un peu au détriment de la folie criminelle que tu évoques. À moins que les deux registres ne se rejoignent ?
Pour en revenir à Renaud, selon plusieurs sources crédibles, il serait bien né en 1936 et pas en 1952 ; le gaillard aurait donc quatre-vingt quatre ans...
Honte à moi ; j'ai corrigé pour le banjo. En y réfléchissant, je pense que mon esprit a bloqué sur le fait que j'associe le blues à la guitare, et pas au banjo qui m'évoque plutôt la country (un petit tour sur l'article Blues de wikipedia me confirme que le banjo ne fait pas partie des instruments traditionnels du blues).
SupprimerEst-ce que le fantastique s'installe durablement ? Je ne sais pas, réponse dans les prochains tomes.
Hé bien 84 ans et il continue à faire des dédicaces : quelle santé.
Je verrai quand j'aurais fini cette série, si j'en tente d'autres dessinées par Renaud, comme La route Jessica, ou Venus H.