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mercredi 25 juin 2025

Alef-Thau T02: Le Prince manchot

Peux-tu nous dire dans quel cas la main t’empoigne sans te retenir ?


Ce tome fait suite à Les aventures d’Alef-Thau T01: L'Enfant tronc (1983), une série en huit tomes, suivie par une seconde saison en deux tomes : Le monde d’Alef-Thau, dessiné par Marco Nizzoli. Son édition originale date de 1984. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Arno (Arnaud Dombre) pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-deux pages de bande dessinée.


Dans l’arène de la ville de Pourroucta, Alef-Thau, disposant maintenant d’une jambe organique et d’une jambe prothèse, affronte deux combattants totalement valides, alors que lui est toujours dépourvu de bras. Grâce à une manœuvre habile, il parvient à les estourbir tous les deux et à sortir vainqueur. Il se redresse et va récupérer auprès de deux charmantes créatures dont l’une lui propose d’aspirer la fumée et de se laisser envahir par le plaisir. Mais un autre combattant s’approche de lui et l’attaque sans plus de cérémonie. Il le prend dans ses bras et le jette dans l’arène. Alef-Thau gît au sol, sans connaissance. Un peu plus tard, son mentor Hogl vient le récupérer, alors que son protégé est adossé à un pilier, le derrière dans l’eau, à croupir. Il le fait monter sur Mirra, Touroulou veillant sur lui. Ils regagnent ainsi leur abri précaire en bordure d’océan. Alef-Thau avoue à son mentor qu’il a trop fumé et qu’il a perdu la mémoire, il lui demande de l’aider. Hogl l’aide à se souvenir : quand ils ont su que Diamante se trouvait dans l’Endocentre, leur seule chance était d’aller voir l’arbre de Sagesse pour qu’il leur indique la voie.



Une fois Hogl et Alef-Thau devant l’arbre de sagesse, ce dernier a intimé au manchot de l’approcher, en le qualifiant de petite illusion. Il savait déjà pourquoi l’infirme était là. Il l’a informé que pour obtenir ce qu’il désire, l’arbre lui demandait un œil, car sa connaissance se paye. Alef-Thau répondit qu’il ne voulait rien pour rien : il accepta. Une fine branche vient lui prendre son œil gauche. Alef-Thau s’assoit dans le tronc de l’arbre de Sagesse, et il laisse celui-ci se refermer sur lui. L’arbre de Sagesse prononce des paroles rassurantes. Il conseille à Alef-Thau de se rappeler que où qu’il aille il pourra s’en sortir. Que tout ce qui attaque Alef-Thau vient de lui. Les flammes lèchent le manchot mais ne le brûlent pas. Il sent l’eau qui envahit ses poumons mais il ne se noie pas. La terre s’ouvre mais elle ne l’ensevelit pas. Le vent l’emporte mais ne le disperse pas. Et un matin… Le tronc se rouvre, et l’arbre de Sagesse demande à Hogl de l’accoucher. Louroulou s’enquiert de la santé d’Alef-Thau. Hogl répond que tout va bien. L’arbre s’adresse au manchot : il lui indique qu’au bout de sa natte Alef-Thau accrochera l’unique feuille de l’arbre, plus forte que le meilleur des aciers, plus coupante que la plus fine des épées. Puis dans une de ses branches, il taillera une jambe. Enfin l’arbre indique à Alef-Thau qu’il doit se rendre à Pourroucta, le dernier coin du monde. De là, le barquier le mènera à l’Endocentre… à condition qu’il soit le plus fort. Hogl a fini le récit des événements passés, et rappelle à Alef-Thau que ce dernier doit gagner !


D’une certaine manière le sort du héros s’améliore puisqu’il a récupéré, ou plutôt acquis une jambe à l’issue du tome un : il est passé de stade d‘enfant tronc à celui de prince manchot. Bien sûr, il n’est pas au bout de ses épreuves, et il va continuer à souffrir sous la plume du scénariste dont l’un des thèmes récurrents de ses récits est que le héros devient meilleur en surmontant des épreuves, de préférence traumatisantes. Il commence par souffler le chaud et le froid avec la scène introductive : avec maintenant deux jambes (dont une prothèse), le héros peut se battre physiquement, et son intelligence lui permet même de triompher de deux assaillants à la fois… mais cette victoire est de courte durée, puisque dès la page suivante il mord la poussière. Comme si ça ne suffisait pas, voilà que ce brave jeune homme au courage méritoire (d’autant plus au vu ses infirmités) passe un nouveau rite initiatique, en sacrifiant un œil en toute connaissance de cause, en plein consentement. La narration visuelle raconte posément ces moments. Alef-Thau rend inconscients les deux combattants grâce à un mouvement plausible : le lecteur se surprend à croire qu’un manchot peut avoir le dessus sur deux hommes valides. Le nouveau combattant prend le héros par surprise, et le lecteur se dit à la vue des cases qu’il en aurait été autrement si cette attaque s’était déroulée à la loyale. L’arbre de la Sagesse, partiellement humanisé avec une bouche et des yeux, devient également cohérent avec le monde de Mû-Dhara, ainsi que sa manière de prendre un œil.



Comme le premier tome, celui-ci se compose de cinq chapitres appelés des chants, intitulés : Le dernier coin du monde, Océan vivant, Trahison, L’éveil de la haine, Maremagnum. Dès le premier, le lecteur ressent que le scénariste se repose plus sur le dessinateur pour raconter l’histoire. Cela commence avec les affrontements, celui dans l’arène et celui dans les loges : la suite de cases montre les affrontements, sans commentaire sur les mouvements ou les attaques et les parades. Puis Jodorowsky accompagne d’une courte phrase la suite des cinq vignettes montrant le héros soumis aux flammes, à l’eau, à la terre, au vent, à la folie, laissant le ressenti du lecteur se développer face au dessin. Il se déroule un nouveau combat dans l’arène, là encore la narration séquentielle racontant à elle seule ce qui se passe, faisant apparaître la stratégie des deux adversaires. Ainsi l’artiste prend à sa charge le récit dans la majeure partie des séquences, souvent spectaculaires : Alef-Thau entraîné dans les flots, une attaque de drones sur une frêle embarcation, l’incroyable salle monumentale abritant la matrone et ses innombrables œufs disposés en cercles concentriques, l’action de Diamante pour s’emparer du sceptre matronal tenu par une main géante, le dessin en pleine page montrant la multitude de soldats d’Astral combattant les guerriers dhariens dans les montagnes de l’Endocentre, l’éclosion des œufs, l’inondation de l’Endocentre, etc. Arno a un peu épuré ses dessins, se focalisant sur les éléments structurants, pour une lisibilité immédiate et un impact accru.


Le dessinateur sait marier les éléments de genre littéraire différent : Heroic Fantasy, science-fiction. Il continue de développer visuellement le monde créé dans le premier tome, à la fois en maintenant la cohérence avec les éléments déjà présentés (les tenues vestimentaires, les races fantastiques, les accessoires technologiques), à la fois en montrant de nouveaux endroits, de nouvelles armes. L’amateur prend plaisir à voir comment l’artiste conçoit les cités : Pourroucta une citadelle en bord d’océan, l’Endocentre au milieu d’une île rocheuse. À détailler les créatures exotiques : Mirra et Louroulou compagnons présents dès le début, la matrone, le sorcier blanc, les trois gardiens de la main, etc. À examiner les éléments inattendus comme le sceptre matronal, le fauteuil volant d’Astral ou encore la boule auxiliaire dépêchée par le satellite natal de Diamante. Il peut à nouveau relever de ci de là l’influence graphique Mœbius dans une forme, ou dans un cadrage. Il se sent emporté par le souffle de l’aventure que la mise en scène apporte : le combat à main nue (sauf pour Alef-Thau qui n’en a pas) comme des gladiateurs, l’océan qui se soulève en gigantesques vagues s’unissant jusqu’à former un labyrinthe qualifié de cathédrales d’eau, le cheminement dans les souterrains, la nage hasardeuse dans des boyaux, l’attaque en règle de la citadelle fortifiée, les projections ectoplasmiques, etc.



La narration visuelle montre à l’évidence de nombreuses situations métaphoriques, des passages ritualistes. Le lecteur le voit bien et il comprend que cette aventure se prête à interprétation, ce qui lui fait dire que ce qui apparaît comme des facilités scénaristiques (le recours à la forme ectoplasmique du héros) ou comme des événements stéréotypés (les épreuves physiques) peuvent être reçus autrement qu’au premier degré. Il identifie facilement les références aux mythes : la perte d’un œil en échange de la sagesse (Odin), l’arbre de la sagesse (Yggdrasil), un bâton symbolique enchâssé dans une main (Excalibur et la Dame du Lac). Il voit bien qu’Alef-Thau se confronte à un destin établi à l’avance, Hogl ayant la vision de son futur, et à des prophéties (L’arbre de Sagesse lui intimant de se rendre à Pourroucta pour être pris en charge par le barquier). Il reconnaît également des éléments ésotériques classiques : lors de l’épreuve au sein de l’arbre de Sagesse, Alef-Thau est confronté d’abord aux flammes, puis l’océan, puis les entrailles de la terre, et enfin une tempête, c’est-à-dire les quatre éléments que sont l’air, le feu, la terre, l’eau. À l’évidence, il est possible d’envisager les tribulations du personnage principal autrement que comme une suite d’aventures dont les enchaînements peuvent sembler abrupts et même arbitraires.


En surface, Alef-Thau accomplit un voyage initiatique, qui le fait grandir, une suite d’épreuves pouvant évoquer le monomythe de Joseph Campbell (1904-1987) dans son ouvrage Le Héros aux mille et un visages (1949). En profondeur, le lecteur perçoit la spécificité de l’approche de Jodorowsky, qui va au-delà de l’importance de la souffrance pour transcender son caractère. Il retrouve son outrance : le héros commence son voyage, sans bras ni jambe. Ensuite il se confronte à des mythes existants et les dépasse avec une forme de nouvelle naissance : lorsqu’il est recraché de l’arbre de la Sagesse qui demande à Hogl de l’aider à accoucher, une seconde fois quand Alef-Thau est recraché par l’océan comme une expulsion du liquide matriciel. Il se produit d’ailleurs un écho quand Diamante, elle aussi, doit triompher d’une épreuve sous-marine. Le lecteur comprend également que le voyage du héros est d’ordre spirituel. Dans le premier tome, il avait dû trouver la solution à l’énigme posée par le ver géant : Quand est-ce que je ne peux pas te manger ? Ici, il doit résoudre une deuxième énigme posée les gardiens de la Main : Peux-tu nous dire dans quel cas la main t’empoigne sans te retenir ? Plutôt qu’à l’énigme du Sphinx à Œdipe, le lecteur songe à la tradition bouddhique du kōan, c’est-à-dire une question permettant de progresser vers l'éveil. De ce point de vue, le recours au corps astral peut s’envisager comme l’application de la sagesse acquise. Les phrases toutes faites (comme : Tout ce qui t’attaque vint de toi…, ou : Tu es allé avec de la haine… Tu as obtenu de la haine !! Ouvre ton cœur et devient le cœur du cœur…) agissent comme une formule de résonnance de la progression dans la compréhension du héros. La remarque de l’Immortel relative au monde des illusions dépasse le stade du cliché pour évoquer à nouveau cette spiritualité.


Au premier niveau, le lecteur apprécie cette aventure inventive à la narration visuelle d’une clarté et d’une évidence remarquable, rendant accessible toutes les situations les plus farfelues. En se faisant la réflexion que certaines péripéties semblent s’enchaîner à la va-comme-je-te-pousse, le lecteur prend simultanément conscience de leur forte teneur symbolique et initiatique : le héros effectue un voyage métaphorique bien singulier. Éveil de la conscience.



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