L’addition est encore ce qu’on a inventé de mieux pour dissiper l’ivresse.
Ce tome fait suite à Shi T01 Au commencement… (2017) qu’il faut avoir lu avant, car c’est le premier d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2017. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.
Le commissionnaire Kurb se présente à la petite porte du palais. Il énonce le mot de passe : To sing with heart and voice ! Le garde le fait entrer et le mène dans les appartements de la reine Victoria. Une fois en sa présence, il s’incline avec déférence. Dans le même temps, la narratrice s’adresse à la fille de son amie : Sept mois étaient passés depuis sa première rencontre avec la mère de son interlocutrice, au Crystal Palace. L’Exposition universelle avait fermé ses portes en octobre… Un succès retentissant tout à la gloire de l’Empire britannique comme de la civilisation moderne !, selon d’aucuns. Une débauche financière outrancière en ces temps de crise !, selon d’autres. Sept mois étaient passés, interminables au cours desquels le diable lui-même aurait été bien en peine de dire qui de son amie ou d’elle avait connu le pire enfer. Car si, à cette époque, une femme régnait sur le plus grand empire du monde… le monde, lui, régnait sur la femme ! Comment lui décrire ce qu’était la capitale de l’Empire britannique à elle qui n’en a jamais foulé les pavés poisseux ? Londres à cette époque, était une demi-mondaine. Une goulue, une ogresse faisant son lit du pillage de ses lointaines colonies et de la misère du peuple. Une demi-mondaine, oui., voilà ! Tout maquillage et toutes minauderies au-dessus, mais vérolée en dessous ! Cruelle loterie que celle du berceau ! On naissait avec une cuillère en argent dans la bouche…ou on finissait avec autre chose dans le fondement.
Dehors dans les rues de Londres, la neige tombe. La jeune Pickles et sa sœur font le trottoir, la première appâtant le chaland pour le rabattre vers sa sœur, afin qu’il fasse son affaire derrière une palissade en bois. À l’intérieur des riches demeures, les bourgeois fêtent Noël. Chez le révérend Green, Jennifer est en train de s’affairer dans son bureau. Son mari y pénètre et il lui rappelle que les parents de la jeune femme sont leurs invités ce soir. Ce sera la première fois, qu’elle tâche de faire bonne contenance. Sinon il sera obligé de la punir comme la dernière fois. Or elle n’aime pas quand il la punit… ou si ? De son coté, Kita exerce ses fonctions de dominatrice à l’établissement L’Alcôve, installant un bâillon à boule sur la bouche de son client, et se mettant à fouetter son derrière, devant le regard amusé de son giton, tout en sachant pertinemment qu’une personne est en train de prendre un cliché à la dérobée derrière un tableau accroché au mur. La narratrice reprend : La haine ! Durant ces sept mois, son amie et elle se sont nourries de la haine. Un peu plus résolues chaque jour. Un peu plus monstrueuses aussi. Le proverbe ne dit-il pas : De souris se nourrit le chat, de haine le tigre ? Pendant ce temps-là, le commissionnaire montre les daguerréotypes compromettant du chef du gouvernement, à la reine Victoria.
Un premier tome dense établissant de nombreux éléments, dans une savante recomposition chronologique, et une narration visuelle époustouflante. Cette dernière caractéristique demeure entière générant une intense immersion. Le lecteur la retrouve pleine et entière, ne serait-ce que pour la reprise d’une page du tome un : celle lors de la course-poursuite se terminant sur le toit d’un petit immeuble délabré, avec une vue de dessus inclinée. Tout au long du présent tome, les rétines du lecteur sont à la fête avec des vues spectaculaires : la discrète passe derrière une palissade (une situation sordide et pathétique sans voyeurisme), une bataille navale entre les navires britanniques et la jeune nation des indépendantistes (océan houleux, bois de charpente et cordages à gogo), le dîner très formel chez les Green (et les écarts du jeune frère William, ainsi que la remarque acerbe de Jennifer sur l’impuissance de son époux), le magnifique tatouage sur le dos de Senseï (évoquant sa contrepartie sur le dos de Kita), l’irruption des aliénées dans la salle où se déroule la compétition d’échec (avec la même matrone nue en surpoids), le rappel en contreplongée d’Octavius Winterfield en train de s’enfoncer dans l’eau, le déchaînement du démon Rei dans le cœur du brasier, ou encore la dernière case montrant deux personnages de dos dans une rue d’un ville du tiers-monde. Une narration visuelle riche et attrayante.
Tout du long, le lecteur se sent happé par chaque séquence, entre la tension narrative relative à l’intrigue et la mise en scène. Sans connaître la réalité concrète de la collaboration entre dessinateur et scénariste, il voit leur complémentarité, comme si chaque planche était réalisée par un seul et unique créateur. Cela va au-delà de la situation pensée visuellement, et de la construction de page conçue pour en tirer le meilleur parti. Le contraste entre la pénombre des rues sous la neige où se déroule une passe honteuse, et les lumières des riches demeures où se déroule un moment de socialisation hautement ritualisé. Dans la maison close L’Alcôve : la sphère du bâillon-boule à laquelle répond la surface sphérique de l’objectif de l’appareil photo dissimulé. La magnifique mise en scène panoramique du carnage sur le pont d’un navire britannique, avec les cases disposées en bande qui fonctionnent comme des inserts, et le détail macabre de la mouette qui vient picorer le moignon d’une cheville dont le pied a été arraché. Le soldat dont le corps s’enfonce dans l’eau de l’océan vu en contreplongée en planche douze avec la tête vers le bas, auquel répond le corps de Winterfield dans la même situation en page trente-quatre, cette fois-ci les pieds vers le bas. Jennifer Green en train de boutonner son corsage pour la soirée à venir avec ses parents dans un geste naturel et intime, hésitant à refermer le dernier bouton comme s’il s’agissait d’achever de revêtir un carcan, action terminée par son époux qu’elle ne supporte pas. La scène silencieuse en page vingt-six, au cours de laquelle Sensei et Kita méditent chacun dans un endroit différent, chacun à leur manière, dans un jeu de miroir. Et bien sûr, la scène de l’incendie alors que Kita, Rei et Pickles sont cernées sur le toit d’un bâtiment étant la proie des flammes. La narration visuelle va au-delà de jolis dessins, de moments spectaculaires et mémorables, pour atteindre le niveau d’une plausibilité et d’une évidence allant de soi, quels que soient les événements.
Le lecteur sait par avance que les deux jeunes femmes obtiendront vengeance pour ce qu’elles ont subi, et que la vengeance est un plat qui se mange froid. La conséquence réside dans le fait qu’elles vont encore souffrir et payer cher leur condition féminine à une époque impitoyable envers les faibles, dont la société est ainsi construite qu’elle maintient les femmes dans une situation de faiblesse, d’individus asservis à la volonté des hommes. Les auteurs savent mettre en scène ces moments de violences perpétrées contre les deux héroïnes, sans voyeurisme, ni complaisance. Ils savent y allier une narration factuelle : les maltraitances subies par l’épouse battue, la condition de simple marchandise de la prostituée dans une maison close. Dans ce tome encore, les événements s’avèrent cruels et injustes : internement forcé, prostitution enfantine, ennemis abattus à bout portant, victimes enfantines de mines antipersonnel, etc. Le récit dépasse la condition de simple récit alignant des horreurs bien trop réelles, en montrant l’incidence sur les personnages. Avant la dixième page, la narratrice indique qu’elle et son amie se sont nourries de la haine. Celle-ci apparaît comme une forme d’adaptation logique et inévitable en réponse aux maltraitances. La démarche de vengeance ne sera pas jolie à voir, et elle découle d’un asservissement systémique perpétré par des individus masculins sans aucune conscience de cet état fait, et aussi incapables de compassion ou d’empathie vis-à-vis d’individus qu’ils considèrent comme étant d’une classe inférieure, qu’ils soient pauvres ou femmes.
Dans le même temps, le lecteur a bien conscience que son plaisir de lecture provient avant tout de l’intrigue. Le récit ne se limite pas à servir de support pour dénoncer les méfaits du patriarcat dans une société révolue. Le scénariste maîtrise son art : il commence par apporter une pièce supplémentaire dans son histoire, en la personne de la reine Victoria (1819-1901) qui prend une décision lourde de conséquence sur la suite. Il intègre plusieurs éléments historiques comme la guerre d’indépendance des États-Unis, la mise en scène peu charitable de Sir John Russell (192-1878) premier ministre de juin 1848 à février 1852, la mention de trois individus ayant tenté d’assassiner la reine : Edward Oxford (tentative le 10/06/1840), John Francis (29/05/1842)), William Hamilton (19/05/1849), même si dans la chronologie il manque John Bean. Le docteur responsable de l’établissement Hitchborough Asylum mentionne à nouveau Kermur de Legal (1702-1792), le premier joueur d'échecs professionnel dont le nom soit resté à la postérité. Le lecteur relève également le terme de Cypango, qui renvoie à Cipango, le nom chinois du Japon. Et il se demande comment tout cela va tourner : la manière dont les deux héroïnes (et demi, avec Pickles) vont élaborer leur vengeance et la mettre en œuvre, le sens métaphorique de l’élément surnaturel, la machination ourdie pour reconquérir la colonie perdue, etc. Une intrigue dense et haletante.
Le premier tome avait conquis et ferré le lecteur qui avait compris qu’il était ainsi accro à la série. Ce deuxième tome confirme l’excellence de la narration visuelle, la symbiose remarquable entre artiste et scénariste, ainsi que la sensibilité des thèmes abordés. Avant tout, le plaisir de lecture est nourri autant par la curiosité du lecteur pour l’intrigue, son empathie pour ces jeunes femmes que rien ne peut cantonner au rôle de victime, que par l’aventure ancrée dans le réalisme de cette société et rehaussée par une touche de fantastique savamment dosée. À couper le souffle.
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