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mardi 15 juillet 2025

Shi T03 Revenge !

Depuis quand la souris tue-t-elle le chat, Miss Pickles ?


Ce tome fait suite à Shi T02 Le Roi Démon (2017) qu’il faut avoir lu avant, car c’est le premier d’un cycle en quatre. Son édition originale date de 2018. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Un notable se trouve dans son bureau en train de contempler une photographie compromettante qui vient de lui être remise par deux maîtres chanteurs : on le voit nu avec un collier de chien, en train de se faire fouetter par un jeune éphèbe, nu également. Il regarde par la fenêtre dans le jardin, où sa femme est en train de jouer avec ses deux filles. Il lève son pistolet, le porte à sa bouche et appuie sur la détente. Sa famille se précipite dans son étude, trop tard, et le daguerréotype est en train de brûler dans l’âtre. Les deux maîtres chanteurs prennent contact avec d’autres notables, leur présentant à chaque une ou plusieurs images compromettantes. À chacun, ils leur exposent la situation : il ne s’agit pas seulement d’argent. Ils énoncent à chaque fois un surnom en fonction de la situation sexuelle dans laquelle se trouve leur interlocuteur, c’est probablement celui que le tout-Londres leur donnera si leurs préférences sexuelles venaient à être rendues publiques. Ils continuent : entre gens de bonne fortune, il y a toujours moyen de s’entendre, pas vrai ?



Dans un quartier populaire de Londres, un éleveur est à la recherche de sa vache, en criant son nom : Chrissy ! La jeune fille Pickles raconte ses dernières aventures à ses deux amis : Saint-Marie-des-Caniveaux et Husband. Soudain, ils voient une énorme vache passer à toute allure devant eux. Une arche à la dérive !… Vingt-cinq mille chevaux à nourrir. Cent tonnes de crottin à nettoyer… chaque jour. Sans compter les déjections des vaches qui pourvoient de lait frais les femmes riches de Hyde Park. Décidément oui, Londres, en 1852, avait tout d’une arche à la dérive sur les eaux noires et putrides de la Tamise. À bord, espérant sottement échapper au déluge qu’elle a elle-même provoqué : la haute société anglaise. La mine chagrine, les narines pincées, la gentry regardait se noyer sous ses yeux cette peuplade devenue étrangère, pour ne pas dire ennemie : les pauvres… ennemie, oui. Car si, déjà, il n’était guère prudent pour le démuni d’aller se promener dans les beaux quartiers, il était encore moins recommandé au nanti de s’aventurer dans les bas-fonds de la capitale. À Buckingham Palace, le préfet de police Ulysses Kurb effectue son rapport à la reine Victoria. Il l’informe que le molosse a mordu, plusieurs fois, profondément : les tragiques incidents survenus voici quelques jours au lupanar du 17 Fitget Street ne sont sans doute pas étrangers à ce changement de modus operandi. Selon ses services, plus d’une trentaine d’ex-clients de l’Alcôve ont reçu en guise de vœux pour une très chaste année 1852, la reproduction d’un daguerréotype dont ils sont, à leur corps défendant, les héros. Le tout assorti d’une demande d’étrennes… de quelques centaines de milliers de livres sterling.


Lentement, mais sûrement, les auteurs développent leur intrigue. Le lecteur attend avec une impatience croissante la vengeance, tout en notant bien qu’il s’agit plutôt d’une revanche dans le présent tome. D’un côté, il découvre bien comment les victimes font payer un certain nombre de coupables ; de l’autre côté, il constate une fois la dernière page lue, qu’il n’est pas question de Sir Lionel Barrington dans ce tome, ou de l’enquêtrice Lakshmi Shankar, c’est-à-dire pas de séquence à l’époque contemporaine. Le fil narratif au dix-neuvième siècle comprend de nombreux éléments : le sort de Jennifer Winterfield et son enterrement, les complotistes faisant chanter les riches clients de la maison close L’Alcôve, une autre partie des riches clients subissant le chantage d’un autre groupe de pression, l’enquête du commissaire Ulysses Kurd à la fois pour identifier les comploteurs, à la fois pour localiser Jennifer et Kita, les propres agissements et préparatifs de ces deux jeunes femmes et la participation de Sensei, sans oublier l’implication de la reine Victoria (1819-1901) elle-même. Le lecteur se rend compte qu’il a facilement retenu tous les personnages qui s’avèrent assez nombreux. Jennifer Winterfield et Kita sont maintenant accompagnées par Pickles, Husband et Sainte-Marie-des-Caniveaux (trois enfants de la rue), et elles bénéficient de la sagesse de Sensei. Du côté de la famille Winterfield et des glorieux Érié : le père Octavius et son épouse Camilla, leur fils William, l’oncle Trevor, Warren Green, ou encore Xian la tenancière de l’Alcôve.



Le lecteur savoure à l’avance les cases et les planches qu’il va découvrir. Il sait que le scénariste et l’artiste travaillent en parfaite complémentarité, pour une narration globale donnant la sensation d’avoir été réalisée par un unique créateur. Ils savent inscrire leur intrigue dans une réalité concrète et riche. Le lecteur a anticipé le fait qu’il y aura de la violence, des assassinats, des moments périlleux. Il découvre des moments inattendus : une partie de cache-cache dans le jardin avec les magnifiques robes de la mère et de ses deux filles, une visite au zoo de Londres par un bourgeois et sa cocotte (belle roue de paon, et formidable gueule d’un hippopotame, sans oublier l’anecdote sur l’origine du nom Kangourou), une vache courant affolée dans les rues de Londres avec de la bave aux lèvres, une séance de tatouage, les soins prodigués à un malade alité, une relation sexuelle torride. Ces situations imprévisibles attestent du fait que l’histoire s’inscrit dans un monde plus vaste, le font exister.


Dans le même temps, le lecteur retrouve toutes les qualités visuelles présentes dans les tomes précédents. Il se rend compte qu’il ralentit régulièrement sa vitesse de lecture pour savourer des décors par exemple : un modèle de lampe de bureau, une pendulette sur un manteau de cheminée, le salon privé de la reine Victoria, un secteur du Highgate Cemetery avec ses pierres tombales et ses arbres, la table mise dans la grande salle à manger de la demeure familiale de Winterfield, la pièce pour fumer l’opium dans l’établissement l’Alcôve avec sa décoration d’inspiration japonaise, le ciboire sur l’autel de l’église, la jonque sur la Tamise, etc. L’artiste met en œuvre de grande compétence de metteur en scène, ainsi qu’une implication sans faille. Les scènes de dialogue montrent bien sûr les personnages se répondant les uns aux autres, ainsi que leurs gestes, leur occupation du moment, l’incidence du lieu où ils se trouvent sur leur comportement, etc. Les scènes de violence sont conçues avec le même souci de réalisme et de concret : Homs sait allier les circonstances qui rendent les assassinats plausibles, avec un sens du spectaculaire bien dosé au moment voulu. Il fait ainsi ressortir à la fois la brutalité des coups portés, le grotesque des cadavres rehaussé par la mise en scène des meurtrières, attirant ainsi l’attention du lecteur sur l’état d’esprit que cela suppose chez elle pour accomplir de tels meurtres. Il n’y a pas de glorification de leurs crimes, plutôt l’évidence de la souffrance qu’elles ont endurée et de la durabilité des traumatismes pour être amenées à commettre de telles horreurs.



Grâce à la narration visuelle, le lecteur comprend qu’il a pris fait et cause pour les deux héroïnes, quand bien même elles commettent d’atroces assassinats, par vengeance, ou revanche. Les auteurs ont su en faire les personnages principaux, sans pour autant cautionner leur mode opératoire. Il se rend également compte qu’il commence à développer une forme d’empathie pour les membres du de la confrérie secrète des Glorieux Érié : en son for intérieur, il ressent l’impossibilité de leur pardonner pour leur traitement des femmes, et pourtant il ressent une forme de compassion pour ceux qui ont enduré les horreurs de la guerre, et d’intérêt pour leur complot énorme (d’autant que s’agissant d’une histoire imaginaire, il peut conforter en lui-même la notion qu’ils pourraient réussir) sur lequel la reine Victoria elle-même garde un œil. Il constate également que la toile narrative tissée par le scénariste entremêle élégamment de nombreuses composantes. Sur le plan historique, il est fait mention de Lord Edward Smith-Stanley (1799-1869) futur premier ministre. Dans le même temps, il se rend compte que le scénariste a modifié d’autorité l’année de décès de Henry Cole (1808-1882) en raccourcissant sa vie de trente ans. Le récit conserve une forte dimension sociale, en particulier sur la condition des pauvres à Londres.


Le scénariste utilise la métaphore de l’arche des animaux pour Londres, en citant le nombre de chevaux et vaches dans la capitale à l’époque, ce qui induit l’idée d’une ménagerie hors de contrôle, ou tout au moins menaçant de submerger les humains. Cette image est reprise avec la vache déboulant dans les rues, que le lecteur peut également voir comme l’image de la classe défavorisée se livrant à toute sorte d’activités sur lesquelles les dirigeants n’ont aucune prise. La métaphore animalière continue lorsque Sensei demande à la gamine des rues : Depuis quand la souris tue-t-elle le chat ? La notion de révolte des opprimés, de toute nature, court tout le long du tome. Le lecteur en vient alors à s’interroger sur d’autres symboles, à commencer par le tatouage réalisé sur le dos de Jennifer Winterfield : emprise, appartenance, traumatisme indélébile ? À plusieurs reprises, l’oppression patriarcale apparaît mise à nue, au grand jour, sous des formes toutes plus ignobles les unes que les autres. Avec une mention particulière pour Sir Avery qui paye pour faire interner son épouse volage afin de faire cesser son infidélité. Les auteurs font également prendre conscience au lecteur d’une autre forme de traumatisme, de nature psychanalytique : les conséquences des secrets de famille, révoltants pour celle qui les subit sans avoir conscience de leur existence. Plus largement, chaque personnage subit des violences systémiques sociales, de nature différente, et toutes aussi aliénantes.


Progressivement, l’ampleur de l’intrigue, la diversité des enjeux, l’intrication des vies personnelles créent une histoire d’une grande profondeur. La narration visuelle continue de resplendir à chaque page, dans chaque plan de prise de vue, dans chaque case, autant pour la solidité de la reconstitution historique, que pour l’évidence et la plausibilité de ce qui est montré, que pour les moments spectaculaires. Du grand art. Dessinateur et scénariste racontent d’une seule et même voix, comme un seul homme, un récit de genre et un vrai polar sondant les horreurs de la société de l’époque. Traumatisant.



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