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mercredi 30 juillet 2025

Texas Jack

Ces grands horizons font perdre le sens des distances.


Ce tome contient une histoire complète, qui peut se lire comme indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2018. Il a été réalisé par Pierre Dubois pour le scénario, et par Dimitri Armand pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-vingt pages de bande dessinée. Il fait suite à un premier album dont les événements se déroulent chronologiquement après : Sykes (2015) réalisé par les mêmes auteurs.


Dans une grande plaine du Wyoming, qui longe un cours d’eau, un groupe de bandits chevauche, avec à sa tête Gunsmoke. Il leur annonce qu’il est temps d’y aller. Dans le village à quelques centaines de mètres, devant l’église en bois, un groupe d’une vingtaine de colons s’est réuni pour fêter un baptême. À l’issue de la cérémonie, ils s’apprêtent à s’installer à la longue table qui a été dressée en plein air. Dans une grande salle à manger, le riche propriétaire terrien et homme politique Roy Passendale a pris la parole devant un groupe de ses pairs. Il utilise un ton ferme et péremptoire. Il déclare : Il faut frapper fort, frapper partout en même temps, semer la terreur. Chasser une fois pour toutes ces misérables colons de leurs terres ! Détruire les petites parcelles pour étendre des exploitations à grande échelle, et… Un des convives l’interrompt et demande : Mais… La loi ? Passendale reprend : La loi ?! Il est la loi ! On les couvre en haut lieu. Eux les barons ont la charge d’une mission : celle de valoriser au mieux les ressources de ce pays, pour l’enrichir, le moderniser… D’y amener le chemin de fer, la civilisation, d’y créer des villes… De faire prospérer une terre hier encore sauvage ! De bâtir un état !



Un autre homme l’interrompt : il suppose que leur hôte sera le gouverneur dudit état. Ce dernier le confirme : il y compte bien, et il compte aussi les enrichir tous. Y a-t-il une objection ? Un troisième prend la parole : Bien au contraire, ils sont tous avec Passendale, ils le suivront, ce qu’ils ont déjà prouvé en lui versant chacun leur fonds. Le riche propriétaire attire leur attention sur le fait qu’ils doivent considérer leurs fonds comme d’excellents placements. Il continue : on ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs. Il y a des frais, des gros frais, des pattes à graisser, des investissements, et pas des moins moindres, une milice de professionnels à gérer, à payer… Un autre prend la parole, estimant qu’il s’agit de tueurs qui se font payer très cher ! Passendale lui répond avec emportement : Qui d’autre son interlocuteur propose-t-il pour se taper le sale travail ? Pour chasser les fermiers, détruire leur bétail, incendier, ravager les cultures, tuer quand il le faut ? On ne sème pas la terreur rien qu’avec des grimaces… Mais si son interlocuteur les trouve trop chers, qu’il y aille lui-même. Le groupe le payera en conséquence, s’il ne craint pas la poudre et le sang, ni de s’enfoncer dans la boue jusqu’au cou ! Devant le recul de l’autre, il poursuit : Ils ont besoin de cette main d’œuvre, une armée efficace qu’ils peuvent diriger dans l’ombre pour parvenir à leurs fins. D’ailleurs leur chef viendra bientôt les rejoindre.


S’il a lu Sykes des mêmes auteurs, le lecteur découvre donc un personnage auquel il y est fait allusion, et il en retrouve les principaux personnages, jouant ici les seconds rôles. Ce tome peut également se lire sans avoir lu Sykes, et même en faisant comme si on ne l’a jamais lu. Le récit forme une histoire d’un seul tenant avec une fin propre, sans sensation de devoir lire une suite. Le lecteur se plonge dans un récit de genre, un western en bonne et due forme, avec les conventions de genre qui y sont associées. Il commence par être le témoin involontaire d’un massacre d’une poignée de colons, tués par des professionnels à la solde de riches propriétaires terriens. Il assiste ensuite à un spectacle de haute voltige dans un cirque, mettant en scène une attaque de diligence. Par la suite, il chevauche avec les personnages sur de longues distances à travers des plaines, en passant un défilé rocheux, en subissant même le passage d’une tornade, en s’arrêtant dans des saloons et auberges… jusqu’à même ce cliché éculé, ce deux ex machina éhonté qu’est la cavalerie qui arrive toujours à l’heure pour sauver tout le monde. L’artiste aime tout autant cette région du monde à cette époque. Son plaisir à représenter l’Ouest sauvage et les cowboys s’avère communicatif : les grandes étendues à perte de vue, les étroits chemins de montagne en surplomb, les modestes saloons comme les hôtels de plus grande ampleur, tout en bois, les tenues vestimentaires d’époque, et les armes à feu.



L’illustration de couverture fait dans le classique : un héros pistolets au poing, prêt à en découdre, et un grand méchant dans l’ombre, sans aucun décor. Il y a un peu de ça dans l’intrigue entre le héros au cœur vaillant, et le tueur assumant sa nature et ses actes, sans regrets ni état d’âme. De temps à autre, le lecteur se dit que l’artiste aime se reposer sur des constructions simples et des cases évidentes : succession de gros plans sur la tête de personnages en train de parler, illustration en pleine page ou en double page pour rendre un moment plus spectaculaire ou plus tragique, usage de très gros plans permettant de s’affranchir de dessiner un décor derrière, larges panoramiques avec les personnages de profil donnant l’impression de parcourir la case de gauche à droite, dans le sens de la lecture, pour accentuer le mouvement et la majesté du paysage naturel, etc. Le lecteur s’adapte à ces prises de vue attendues. Il se fait également la remarque que pour les discussions, les personnages sont assez bavards, le scénariste mettant ainsi le dessinateur dans l’obligation de recourir à de petites cases focalisées sur celui qui a la parole. Quant aux paysages en plan large : c’est ce que le lecteur attend et l’artiste les dose parfaitement, entre des petits personnages, le rapport en contours encrés et nature en couleur directe. Comme le fait observer un personnage : Ces grands horizons font perdre le sens des distances. En outre, il s’avère que le dosage de ces ingrédients fait ressortir la personnalité des auteurs, dans le choix de ce que représente l’artiste, dans la durée des séquences. Par exemple, la pluie diluvienne ne dure que le temps d’une page, les auteurs privilégiant le récit à la contemplation de ce qu’ils auraient pu faire durer sur plusieurs pages.


Rapidement, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité narrative des planches. La quinzaine de colons réunit autour d’une grande table à l’extérieur devant l’église : une construction toute simple rappelant le peu de moyens de personnes qui viennent de s’installer, le naturel de cette occasion de fête, l’organisation concrète et pragmatique, tout ça en une page de sept cases. Il suffit d’une case dans la suivante pour constater le formalisme de cette dizaine d’hommes autour d’une table richement dressée dans une grande demeure. Cela dépasse l’effet de contraste : ça en dit beaucoup sur les individus, leur statut social, leurs motivations. Le lecteur se voit conforté dans son ressenti quand il se rend compte que la case avec les verres qui s’entrechoquent en page treize répond à celle en page six où deux colons font tinter leurs verres. Puis vient le massacre : une mise en scène factuelle et méthodique, pour montrer l’efficacité de ces meurtriers dont les actions dépourvues d’émotion finissent par soulever le cœur du lecteur. Vient alors le numéro de cirque sous un immense chapiteau : une leçon de narration visuelle, avec des découpages conçus spécifiquement pour chaque moment, jusqu’au numéro final dans une page muette, et deux cases en biseaux pour mieux mettre en relation la cause et la conséquence. La forte pagination fournit la place nécessaire pour raconter une histoire qui s’avère dense. Les nombreux visuels produisent également un effet cumulatif : le dessinateur approche chaque moment de manière prosaïque, ce qui apparaît au lecteur comme des descriptions factuelles, presque un reportage de faits et de comportements plausibles, un réalisme qui s’impose comme une évidence, qui nourrit chaque personnage au-delà de leurs simples faits et gestes.



La narration assez dense du scénariste génère le même effet. Il peut ainsi se permettre d’utiliser des clichés éculés, car l’épaisseur des personnages et le détail des circonstances leur rendent de la plausibilité, et ils font sens. Même ce dispositif de la cavalerie qui arrive au dernier moment, juste à temps pour sauver les uns et les autres fonctionne : avec deux phrases, l’auteur rétablit la concordance des fils temporels, et toutes les circonstances banales et normales vues précédemment concourent à montrer que cette arrivée providentielle découle logiquement de ce qui a précédé, plutôt que de sortir d’un chapeau et de survenir comme un cheveu dans la soupe. Il en va de même pour cet acte de vengeance survenant des dizaines de pages plus tard car c’est un plat qui se mange froid (un autre cliché). Le lecteur suit avec grand plaisir cette mission improbable pour Texas Jack : faire fructifier sa notoriété pour galvaniser la populace et lui insuffler le courage de se rebeller contre les pillards qui terrorisent la région.


De temps à autre, le lecteur se surprend à s’interroger sur un rapport entre deux éléments, ou sur une situation à la portée symbolique. À l’évidence, l’expérience de la réalité concrète des territoires sauvages du Wyoming s’oppose à la pratique de spectacle artificiel sous le chapiteau d’un cirque, entre le vécu des colons, et la mise en scène des artistes. Le lecteur peut voir un écho de ce contraste également lorsque la petite équipe de Texas Jack (Amy O’Hara, Ryan Greed, Kwakengoo et lui-même) se retrouve sous une pluie battante, par comparaison à la protection de la toile du chapiteau. Le scénariste développe ce thème de manière plus subtile et plus iconoclaste quand l’Amérindien Renard Gris et l’Afro-américain Kwakengoo constatent qu’ils accordent des valeurs très différentes aux pratiques de leurs ancêtres. Ces moments fugaces font également réfléchir le lecteur à la valeur à accorder, ou l’interprétation à donner à la présence du Marshal Sykes (homme mû par un profond besoin de justice véritable, ou héros trop beau arrivant au bon moment), Saül Gunsmoke en méchant d’opérette ou en individu animé par un mélange de besoin de revanche et de désir de réussite à faire légitimer par la société ? Le lecteur voit également comment la réalité se nourrit de la fiction (la légende de Texas Jack pour galvaniser les colons), et la fiction se nourrit de la réalité (le spectacle racontant de manière édulcorée et flatteuse sa mission contre Gunsmoke). Il se dit qu’il peut aussi y voir un récit aux accents psychologiques, avec le réflexe conditionné de Texas Jack de tirer sur des cibles mouvantes, mais aussi son blocage face à des cibles humaines. Ainsi de réflexions en idées, il prend conscience de la nature polymorphe des interprétations de ce récit.


Fallait-il vraiment une extension au récit ayant constitué la première collaboration de ces auteurs, avec de personnages récurrents ? Cette question quitte bien vite l’esprit du lecteur qui profite des paysages naturels, du grand Ouest, des codes Western bien mis en scène et retrouvant du sens, de la narration visuelle à la fois iconique, à la fois personnelle. Il se laisse donc troubler par ces grands horizons, ressentant peu à peu que les événements se prêtent bien à une comparaison entre réalité de la vie des colons et artifice des spectacles de Texas Jack, puis à d’autres réflexions plus élaborées sur l’ambition, les valeurs, le code moral, le sens. Épique et intime.



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