Qu’importe leur âme en guenilles pourvu qu’elle se glisse sous des habits d’or !
Ce tome est le premier d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième du point de vue des dates. Son édition originale date de 2004. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021. Le tome s’ouvre avec une introduction du scénariste rédigée en 2004, expliquant que le premier cycle a ouvert des voies de développement différentes de celles qu’il avait envisagées, et que le présente cycle des Chevaliers du Pardon sera complété par un autre se déroulant avant, intitulé les Sorcières, et envisageant l’éventualité de celui appelé les Sudenne.
Ils espéraient encore. Peut-être s’étaient-ils trompés ?… Cela semblait tellement improbable… Sill Valt s’était déplacé en personne. Mauvais signe. Qui prouvait combien était profonde leur inquiétude… Après avoir accosté, ils prirent l’ancienne route de Glen Sarrick. Puis la jetée qui mène au trou d’Orgast. Personne ne disait mot. Les cœurs étaient sombres. Une troupe de chevaliers du Pardon, menée par Valt a gagné le trou d’Orgast par navire, et a débarqué à terre. Ils découvrent dans l’eau, le cadavre du Chevalier Finch de Tafell, attaché à un pieu enfoncé dans la mer, avec les anneaux d’un serpent de mer enroulé autour de son corps. Le commandant constate que le serpent vit encore. Il ordonne que le poisson Nartag soit jeté à l’eau : le serpent ne résistera pas à l’appel du Nartag, mais il faut attendre qu’il déploie son aileron, en effet celui-ci est tranchant comme de l’acier. En effet, le serpent ne tarde pas à s’éveiller alléché par l’odeur du petit poisson et il déroule ses anneaux pour onduler dans l’eau.
Les chevaliers en profitent pour se pencher et récupérer le corps du défunt. Mais l’un d’eux fait tomber son épée courte dans l’eau, et le serpent l’entend aussitôt. Il se dresse soudainement hors de l’eau, de toute sa hauteur. Sill Valt dégaine sa propre épée, et parvient à trancher la tête du serpent alors qu’il enroule ses anneaux autour du jeune novice Eïrell. Valt ordonne alors que les chevaliers regardent dans la bouche de Finch de Tafell : sa langue a été arrachée. Le doute n’est plus permis : c’est l’œuvre d’une Sorcière. Il faut brûler le cadavre. Les Chevaliers du Pardon ne se sont pas rendus compte qu’un masque de Vysald gît au fond du lit de la rivière. Une main déformée vient le récupérer à leur insu. Une fois rentré dans le château, Sill Valt va rendre compte à Arawann, le grand maître de l'ordre des Chevaliers du Pardon. Il estime que la Sorcière les attendait et qu’elle voulait qu’ils retrouvent le corps de Tafell. Son interlocuteur estime qu’elle les provoque, qu’elle a tendu un piège et qu’elle sait qu’ils reviendront. Ils doivent se rendre à Glen Sarrick, commandé par les seigneurs de Dylfell.
Ces deux créateurs ont également collaboré pour les neuf premiers tomes de la série Murena, de 1997 à 2013. En fonction de ses goûts, le lecteur peut aussi bien venir pour le scénariste, pour l’artiste, ou encore parce qu’il avait été enchanté par le premier cycle et son monde. En découvrant l’introduction du scénariste, il comprend donc que l’écriture du premier cycle a modifié ses plans, l’incitant à imaginer celui-ci qui se déroule avant, puis un autre qui se déroule encore avant. Il retrouve des éléments : la région d’Eruin Duléa avec ses landes et ses châteaux forts, l’environnement évoquant l’époque médiévale avec des chevaliers, la présence de l’océan, avec une première séquence maritime. Il retrouve également des éléments plus spécifiques à la série, comme un mystérieux masque de Vysald aux propriétés qui restent à découvrir, ou la cérémonie du mariage avec du sang versé dans un ciboire (et son bouillonnement qui fait plus sens que dans le Cycle de Sioban), ainsi que l’arbre de vérité. En revanche les thématiques de ce premier tome semblent s’éloigner de celle du principe du Yin et du Yang, tout en promettant une histoire d’amour condamnée au tragique. Dès la première planche, le lecteur peut ressentir la différence de sensations générées par la narration visuelle : la séquence sur les flots perd en mystère (pas d’effet de brume) ce qu’elle gagne en réalisme.
En fonction de ses goûts, le lecteur peut éprouver plus d’appétence pour les formes encrées de Rosinski qui avait illustré le premier cycle, avant son changement de technique pour passer à la couleur directe, ou pour les dessins plus léchés de Delaby, plus réalistes en surface. À chaque page, le lecteur sent son regard s’attarder sur tel ou tel élément, saisi par sa beauté plastique : l’écume des vagues, le visage défiguré du Chevalier attaché au pieu, l’œil laiteux du serpent, la décoration d’un bouclier, la bouche ensanglantée du serpent, l’expression du masque de Vyslad, etc. Il peut se livrer à ce jeu pour chaque page sur des éléments aussi variés que l’architecture du château, la beauté d’un cygne sur un lac, le caractère macabre d’un crâne sur le manteau d’une cheminée, un gibet, le feuillage écarlate de l’arbre de la vérité, la majesté d’un rapace dans le ciel lourd de nuages, la beauté innocente de Diane de Hartwick dans sa robe de velours, la boue qui colle aux chausses, le sang qui bouillonne dans le ciboire, etc. Au fur et à mesure qu’il se fait mentalement cette liste, il se rend compte qu’il s’agit des mêmes éléments, ou très similaires, que ceux que Rosinski rendait tout aussi mémorables, c’est-à-dire des qualités picturales partagées par les deux artistes avec un rendu différent.
Dans le même temps, le rendu des dessins de Delaby apporte une saveur différente au récit. Cela fait sens d’un point de vue narratif, puisque ce cycle se déroule plusieurs années, voire décennies avant le précédent. Le travail sur la mise en couleurs atteint un haut degré de sophistication portant le réalisme à un niveau pouvant s’apparenter à de l’hyper-réalisme. Là encore, en fonction de sa sensibilité, le lecteur peut parfois purement et simplement s’arrêter sur une case pour savourer un rendu d’une nature quasi photographique saisissante : la texture d’une chevelure, l’acier d’une arme blanche qu’il a l’impression de pouvoir saisir et manier, les aspérités des pierres utilisées dans les bâtiments et les murs d’enceinte, le parement de la robe d’Aube, les gravures peintes sur les deux boules du jeu de Fitchell, la souplesse et la discrète iridescence de la peau de serpent, etc. L’œil du lecteur se trouve complètement sous le charme du dessin, établissant lui-même cette sensation de réalisme, et de temps en temps, il prend conscience qu’il projette de lui-même des choses qui n’y sont pas. Par exemple, il distingue clairement la végétation sur les bords du lac où Seamus observe les cygnes : pourtant quand il prend le temps de regarder, il se rend compte que l’artiste a aménagé de savants camaïeux de vert pour rendre cette impression de végétation. Il en va de même avec celle de lande, plus une impression qu’une réalité botanique. Cela ne diminue en rien la force de la narration visuelle ; cela vient plutôt l’alléger pour la rendre plus facilement lisible. De manière quasi surnaturelle, le dessinateur sait intégrer à ces représentations réalistes, les éléments fantastiques qui semblent parfaitement à leur place, tout en ressortant avec encore plus de force.
En commençant un nouveau cycle, le lecteur a bien conscience que les auteurs vont reprendre des éléments du précédents, et qu’ils vont en installer d’autres, en particulier une nouvelle situation de départ, puisque plusieurs décennies les séparent. De même, il sait qu’il se lance dans une histoire complète en quatre tomes, dont celui-ci ne constitue que le premier acte. L’enjeu apparaît assez rapidement : les Sorcières sont une race en voie d’extinction, toutefois, il en reste une particulièrement puissante, qualifiée de Morigane, qu’il convient d’annihiler car leur mode de vie repose sur le meurtre d’humains, avec vraisemblablement un goût particulier pour leur langue, à moins que leur arrachage n’ait une valeur rituelle. La structure de l’intrigue s’avère très linéaire : les Chevaliers du Pardon ont appris la présence d’une sorcière à Glen Sarrick, et ils s’y rendent pour l’exterminer. À la lecture, le récit peut apparaître comme étrangement dépourvu de tension à long terme : les Chevaliers progressent de manière pragmatique, jusqu’à leur objectif. D’un autre côté, il comprend d’autres éléments, comme autant de promesse pour l’histoire à l’échelle du cycle en entier. Le lecteur pourra être déconcerté par ce choix narratif.
Ainsi, le scénariste ne reprend pas le principe actif du premier cycle, c’est-à-dire la présence du bien dans le mal, et du mal dans le bien, à l’instar du Yin et du Yang. Comme Sioban, Seamus semble être sous le coup du destin et d’une prédestination, qui est révélée par une Sorcière emprisonnée à Sill Valt. Le lecteur prête une attention particulière à ce dernier puisque le dernier tome de ce cycle porte son nom : il agit comme un mentor quelque peu taiseux pour Seamus, et protecteur à sa manière, une forme de responsabilité vis-à-vis d’un jeune, assumée dans une forme quelque peu sévère. Dans ce cycle également, la question de l’amour entre deux êtres tient une place centrale dans l’intrigue, que ce soit à court terme avec la célébration du mariage entre Diane de Hartwick et Eryk de Dylfell, ou à moyen terme avec la prophétie concernant Seamus. Également au centre de ce récit, se trouve la figure féminine, identifiée pour certaines comme des Sorcières, se transformant en serpent (figure hautement symbolique dans la religion catholique). Le lecteur peut être tenté d’y voir une position misogyne : la femme comme créature malfaisante. Il peut aussi voir dans les Moriganes, un exemple de femmes refusant de se plier aux diktats de la société de l’époque, rejetant la place qui leur est imposée, ce qui les fait apparaitre comme des monstres aux yeux des personnes se conformant aux règles sociales, ce qui induit également des conséquences pour ceux qui côtoient ces rebelles. Il devient alors ironique de penser que les Chevaliers du Pardon reconnaissent la foi catholique comme étant la leur.
Un deuxième cycle bénéficiant des illustrations d’un artiste de renom, connu pour sa collaboration avec le même scénariste sur la série Murena. Une narration visuelle époustouflante, à la fois de réalisme, à la fois de souffle horrifique, pour une ambiance visuelle en continuité parfaite avec le premier cycle, sous une apparence différente. Une intrigue à la structure défiant les attentes du lecteur, fonctionnant comme la première partie d’une histoire qui se déroule sur quatre tomes. Envoûtant et tragique.
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