C’est pire car c’est constitutif.
Ce tome constitue un essai dessiné qui peut se lire indépendamment de tout autre ouvrage. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinq cent cinquante-six pages de bande dessinée. En fin d’ouvrage se trouve une bibliographie de deux pages recensant trente-deux ouvrages, aussi bien des essais universitaires que des témoignages de d’écrivains comme Gustave Flaubert (Voyage en Orient), Joseph Kessel (Le temps de l’espérance, Terre d’amour et de feu), Arthur Koestler (Analyse d’un miracle, Des voleurs dans la nuit), Albert Londres (Le Juif errant est arrivé), Stefan Zweig (Le monde d’hier : souvenirs d’un Européen). Puis viennent une page de remerciements, la présentation du média Akadem, un QR code pour accéder à l’histoire du peuple juif racontée par André Sfar, la liste des carnets de Joann Sfar. Ce tome peut également se lire comme une suite de la réflexion entamée avec Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des juifs (2024).
Qui est le héros véritable ? Celui qui de son ennemi fait un frère. - Rabbi Nathan. La cérémonie de Tashlikh met Joann Sfar mal à l’aise chaque année. Car il doit aller sur la place de Nice avec sa tenue de Juif : une kippa, un châle de prière. Il est un enfant hébreu qui va jeter ses péchés à la mer. Autour de lui, les autres Juifs, sortis de la synagogue, vêtus de la panoplie. Que faire d’eux ? Ils ne se préoccupent pas du regard des gens normaux. Joann ne voit que ça. Ces passants, sur la promenade des Anglais et près de l’eau, qui le regardent avec sa kippa et ses Juifs. Il aimerait faire un ouvrage, comme disait Chagall, pour Mettre en sécurité tous les juifs de son village. Une histoire des Juifs et une histoire de l’antisémitisme, cette plage quoi. Que faire des Juifs ? Que faire du regard sur les Juifs ? Et lui il en fait quoi ? Du Juif qui est en lui ? Et de la haine qu’il suscite. Même quand il a quitté la plage. Comme si on ne se faisait pas assez remarquer, ils jouent de la trompette, dans une corne de bélier, sur la plage de Nice.
Imagine que Joann parvienne à mettre en sécurité tous les Juifs de la plage, ils partiraient tous dans son cahier. Il faut qu’ils rentrent tous vite dans son carnet, sinon ça va encore mal finir. Même sans aucun Juif, la haine serait encore sur la plage. C’est une passion qui vit très bien sans eux. Son père disait : L’antisémitisme, ce n’est pas l’histoire juive, c’est une histoire non juive. Une des premières fois où le Proche-Orient a compliqué la vie de Joann fut le dix-sept septembre 1978. Il était chez sa grand-mère paternelle, avenue de Flirey, à Nice devant un épisode de Goldorak. En compagnie d’un Ricqlés et d’une barre de chocolat. Il évoque ce souvenir lors d’une séance où il se fait hypnotiser pour moins avoir envie de sucre. Sa grand-mère arrive dans sa chambre et change de chaîne sans le prévenir. L’enfant Joann se plaint, et elle répond qu’il y a Camp David. À l’écran, il voit alors des vieux en costume. Anouar el-Sadate et Menahem Begin signent la paix entre l’Égypte et Israël sous l’égide du président américain Jimmy Carter.
Quel titre et quel questionnement ! Direct et sans fioriture. Le lecteur retrouve les mêmes caractéristiques que dans le tome précédent Nous vivrons : l’auteur parle à la première personne tout du long, enfilant les scènes alternant entre souvenirs personnels agrémentés de discussions imaginaires ou reconstituées avec son père André Sfar ou avec son grand-père paternel Arthur Haftel, les discussions avec des amis ou des membres de sa famille, ou encore des personnes croisées au cours de ses déplacements, de manifestations, et des regards historiques ou culturels. Le rendu visuel s’inscrit dans un registre naïf et simplifié en surface, avec un degré d’éléments en arrière-plan très variable. La mise en scène repose souvent sur des personnages en train de parler, avec un cadrage en plan poitrine. Parfois, l’auteur peut passer en mode commentaire, se rapprochant plus d’une illustration avec un texte copieux. Le lecteur découvre également seize portraits en plan poitrine ou en gros plan de personnalité ou d’amis : André Sfar, Esther Malka, Le roi David, Franz Kafka, Georges Moustaki, Eve Szeftel, Will Eisner, Arié Alimi, Saby Findling, Hadar, Joseph Kessel, Yaacov Taïeb, Eleonore Weil, Tautmina, Arthur Haftel, Jonathan Hayoum. L’artiste réhausse les contours tracés par des camaïeux avec un rendu évoquant l’aquarelle, souvent dans les nuances d’une couleur comme le bleu, le vert ou le jaune.
Selon toute vraisemblance, le lecteur est venu en toute connaissance de cause à cet ouvrage : soit parce qu’il a apprécié Nous vivrons, soit parce qu’il aime la personnalité de l’auteur, soit parce qu’il estime que ce format de bande dessinée lui correspond pour approfondir ses questionnements sur la situation des Juifs dans la société. Il peut parfois avoir le ressenti que le dispositif visuel narratif revient souvent à une forme de minimalisme avec deux interlocuteurs en train de parler. Dans le même temps, il constate que l’auteur l’emmène dans nombre d’endroits et d’époques très variés : la plage de Nice, la maison de sa grand-mère, de nombreux endroits à Nice, de nombreuses terrasses de cafés, des rues d’Erlangen en Allemagne, la cour de Pharaon, les appartements du roi David, le fort du mont Alban, la cour du roi Saint Louis, dans les grands magasins à Paris pour faire du shopping, pendant l’incendie du Temple à Jérusalem, à Prague avec Franz Kafka, dans des restaurants, en Israël à Tel-Aviv, à Tanger, à Constantine, dans un bocal de poisson rouge, à Auschwitz, etc. En fait, cet essai s’avère visuellement très riche, et beaucoup plus sophistiqué dans sa forme qu’un exposé classique, ou qu’un avatar de l’auteur se déplaçant à travers les thèmes. Le lecteur croise même des créations culturelles comme le Fantôme de Lee Falk, les films de La planète des Singes, Tom Bombadil de J.R.R. Tolkien.
En première approche, l’auteur peut donner l’impression de papillonner d’une séquence à l’autre. Il enchaîne sans sourciller des sujets aussi divers que le caractère hétéroclite de ses apprentissages avec son père et son grand-père (des camps des romains dans Astérix aux camps de concentration et d’extermination de la seconde guerre mondiale), les émissions de radio faite par son père sur le monde arabe et Israël à travers les âges, le campus numérique juif Akadem, les différentes fêtes juives, la transmission de la mythologie juive par opposition à son histoire ce qui donne une société structurée par les mythes de l’Ancien Testament, les cours de Talmud Torah (ou Heider), la vérité historique de l’Ancien Testament, la fumisterie du libre arbitre, les prophètes en tant que vrais héros de la Bible, le Livre comme lien sacré entre tous les Juifs, le temps où il a monté la garde devant les synagogues, les souvenirs de son père en train de se battre physiquement, l’histoire de l’antisémitisme, une rencontre avec Ingrid fixeuse en Israël et victime de surcharge informationnelle, […], plusieurs témoignages de gens qui vivent en Israël, […], la gestion des habitants juifs par Adolphe Crémieux, Lord Balfour, Staline, Theodor Herzl, l’histoire commune des Arabes et des Juifs, une discussion avec Eve Szeftel qui explique qu’il lui est impossible de se comporter comme une goye car les autres la ramènent à sa judéité, la notion purement de communication d’antisémitisme résiduel, le fait que la haine antijuive soit fédératrice, un reportage d’Arte sur l’antisémitisme, la dhimmitude, l’antisémitisme culturel expliqué par Will Eisner, etc. Il est encore possible de citer le fait qu’aucune œuvre ne peut rendre compte de l’extermination de six millions d’êtres humains, les non-Juifs qui expliquant la Shoah à des Juifs, l’antisémitisme dans les contes et légendes, les pogroms en Russie, les récits en Terre sainte de Chateaubriand, Albert Londres, Joseph Kessel, et même Tom Bombadil (personnage créé par JRR Tolkien).
Si c’est son premier ouvrage de cet auteur, le lecteur peut s’interroger sur le degré de construction de son essai, sur la manière dont il l’a structuré, et la profondeur de sa réflexion. Au cours de sa lecture, il relève page quarante-sept que l’auteur dit : Le présent ouvrage doit accepter de penser. Il ajoute que son mentor Rosset attirait l’attention sur un mécanisme : quiconque approfondit quitte le réel. Sfar en prend acte et s’adapte en conséquence : arpentages et entretiens doivent continuer. Le lecteur en déduit que les témoignages divers découlent de ce principe de garder le contact avec le réel. Page quatre-vingt, l’auteur repense à tout ce que lui apprenait son père, et il se dit que André Sfar l’entraînait lui, son fils, il n’y a pas d’autre mot. À la lecture, la culture de l’auteur apparaît impressionnante, ancrée dans l’histoire, avec la prise de recul nécessaire, en particulier par rapport aux textes de l’Ancien Testament et aux biais avec lesquels ils sont commentés par les adultes au bénéfice des enfants. Rapidement, le lecteur décèle comme des points nodaux dans le récit : des thèmes auxquels viennent se rattacher une première séquence, puis une autre plus loin dans l’ouvrage. Il comprend alors que l’essai est structuré comme un graphe : des séquences qui s’interconnectent avec d’autres sur des points thématiques nodaux, comme par exemple l’histoire de l’antisémitisme ou les violences faites aux Juifs. Ce qui pouvait ressembler à un collage de séquences hétéroclites apparaît alors comme une structure sophistiquée dans une démarche systémique, un processus holistique.
Les nombreux points de vue et les nombreux intervenants apportent une variété qui rendent la lecture plus agréable et fractionnable. De temps à autre, l’auteur glisse une pointe d’humour, avec un effet comique dévastateur. Par exemple en page cent-soixante-dix-huit, le lecteur découvre un groupe de personnes, chacune dans un fauteuil accroché à un parachute déployé, descendant en toute tranquillité, avec le commentaire : Pour stopper la guerre, la France propose de parachuter son excédent de spécialistes du Proche-Orient. Les amateurs de bande dessinée apprécient également la rencontre de l’auteur avec Will Eisner, Art Spiegelman Hugo Pratt. L’auteur met également son ouvrage en relation avec d’autres de ses bandes dessinées : Synagogue, Les olives noires, Klezmer, et bien sûr Le chat du rabbin. Le lecteur voit ainsi se dessiner comment l’enfance de Sfar, sa judéité, les enseignements de son père et de son grand-père ont influencé son œuvre. Il mentionne également Arthur Koestler (1905-1983), Joseph Kessel (1898-1979), Albert Londres (1884-1932), Stefan Zweig (1881-1942), Franz Kafka (1883-1924), Theodor Herzl (1860-1904), ainsi que sa rencontre avec Jacques Vergès (1924-2013), avec Raphael Glucksman, avec Frédéric Encel, etc. Cet ouvrage présente une richesse et une densité peu commune, une démarche honnête (l’auteur indique clairement qui il est et le point de vue socio-culturel qui en découle), un souci de la démarche historique, et une connexion constante avec la réalité vécue par de nombreuses personnes contemporaines. Sa conclusion n’est pas optimiste, tout en comportant une dimension libératrice.
Quel titre et quelle question ! L’auteur poursuit sa réflexion, ses constats et son analyse sur la situation des Juifs en France et en Israël. Il expose qui il est ainsi que son éducation et son appartenance sociale, pour que le lecteur puisse le prendre en compte. Avec une narration visuelle construite et vivante, il expose aussi bien des témoignages d’actes d’antisémitisme, que des explications historiques, et des développements culturels et politiques. Le lecteur ressort bien plus riche de cet ouvrage, quel que soit sa propre histoire et son propre positionnement socioculturel. Indispensable.
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