Le maître a compris qu’il allait tout perdre. Alors il a semé le désordre !
Ce tome est le premier d’un diptyque de nature biographique. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Jean-Yves Delitte (peintre officiel de la Marine, membre titulaire de l'Académie des Arts et Sciences de la Mer), pour le scénario et les dessins, avec une mise en couleurs réalisée par Douchka Delitte. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée.
L’histoire de la Chine est ancestrale, et il faudrait d’innombrables pages pour la narrer. Relever les tumultes des dynasties successives, dénoncer l’influence souvent néfaste des puissances occidentales qui, au fil des siècles, s’empressent de poser les pieds en Extrême-Orient pour satisfaire un appétit outrageusement vénal caché par un prosélytisme prétendument bienveillant. Mais quand l’ordre n’est plus qu’apparence et que le désordre règne sournoisement en maître, il ne faut pas s’étonner de voir un empire succomber aux plus viles tentations avant de s’effondrer. Macao, le 18 octobre 1843, deux soldats portugais viennent chercher Rodrigo Neiva de Cascais, l’attaché au consulat. Un passant les renseigne : à son avis, à cette heure, l’attaché est perdu dans les rêves enfumés de madame Tsching. Comprenant que les soldats ne connaissent pas la charmante madame Tsching, il explique que les instants d’évasion que madame Tsching offre sont fort agréables ! À l’intérieur de la fumerie, deux hommes de main sont venus s’en prendre à un client, ils sont mis dehors par la simple intervention de madame Tsching, armée d’un pistolet. Ils sortent et font le même constat que les deux soldats : elle est plus qu’un simple meuble particulier dans cette terre.
La rivière des Perles est un fleuve large et tortueux qui finit par se perdre dans les méandres de ses affluents. On dit qu’on ignore sa source et que seule sa fin est connue, quand ses eaux se jettent dans la mer de Chine. Ainsi, telle une artère qui irrigue tout le corps de l’homme, la rivière des Perles s’enfonce dans la Chine, offrant d’innombrables paysages. Mais derrière la beauté des paysages se cache parfois le mal… On trouve trace de la piraterie partout dans le monde depuis les premières civilisations en Chine, au XVIe siècle. Les puissantes familles marchandes de Canton ne rechignaient pas à faire du commence avec des Wakos, des pirates japonais. Mais avec les dernières années du XVIIIe siècle profitant d’une faiblesse du pouvoir impérial, la piraterie, parfois soutenue par la population, en vient à défier ouvertement les autorités. Les pirates, qui s’identifient à la couleur d’un pavillon blanc, noir, bleu ou encore rouge, se sont regroupés dans une confédération et font la loi sur les eaux. Mars 1809, dans les eaux de la rivière des Perles, monsieur le marchand Bo Jong se rend en présence de Zheng Shi, en jonque. Une fois devant elle, il exige de savoir pour quelle raison il a été convoqué. Elle lui explique : elle a laissé librement circuler ses navires, alors pourquoi ne pas payer son tribut ? Elle lui offre une protection et il la refuse.
L’auteur délaisse sa série sur les grandes batailles navales entamée en 2017 pour un diptyque… Enfin… Pas tout à fait puisqu’il a pour objet Ching Shih (1775-1844), appelée aussi madame Tsching, qui est une femme pirate chinoise, ayant écumé les mers de Chine durant le règne de l'empereur Jiaqing. Le récit commence en 1843, quelques mois avant le décès de cette dame, alors qu’elle a délaissé la piraterie depuis quelques années déjà. Après cette scène introductive de cinq pages, l’histoire revient en 1809, alors que la carrière de pirate de Ching Shih a commencé en 1801 : elle est donc bien établie dans son rôle, commandant plus de trois cents jonques, avec une troupe de pirates comprenant entre vingt et quarante mille personnes. L’auteur ne fait pas mention de ces informations, préférant se focaliser sur la situation du moment : un marchand se rebiffe contre les conditions imposées par la pirate et son organisation. Cela provoque un début de réaction du pouvoir local en place, qui ne parvient pas à s’organiser pour vraiment nuire à Zheng Shi. L’auteur évoque l’importance de la piraterie à l’époque, et la forme de tolérance des autorités vis-à-vis de cette pratique. Le scénariste se fait plus incisif en montrant comment le gouverneur local se tient dans une position très inconfortable, ne souhaitant pas attirer l’attention de l’empereur sur la situation de cette province, ce qui limite ses moyens d’action.
Le lecteur attend de ce peintre de la marine une solide reconstitution historique, et bien sûr des batailles navales. En termes de batellerie, il prend sa première dose dès la première planche avec une vue de jonques chargées de marchandises dans une partie du port de Macao. Il admire chaque bateau avec sa forme, ses ballots, les accessoires à l’intérieur, l’armature avec sa couverture légère pour protéger des intempéries, les pêcheurs à l’œuvre. En page huit, il découvre une illustration en pleine page : un navire marchand avec trois mats, dont deux avec les voiles dehors, et une petite barque à fond plat qui en part transportant le propriétaire : le niveau de détail est aussi impressionnant que la rigueur de la reconstitution. En page dix et onze, une illustration en double page montre la barque à fond plat accostant le rivage au niveau d’un escalier, avec Zheng Shi et ses hommes attendant le marchand, et de magnifiques arbres de très grand développement. Le lecteur reconnaît bien le talent de Jean-Yves Delitte pour donner à voir tout ce qui touche à la marine, son investissement et son goût pour les navires, sa capacité à allier une précision technique avec une fougue communicative pour ces sujets. Sans plus de retenue, le lecteur déguste et savoure les planches correspondantes : la jonque progressant de nuit sur un bras de fleuve dans la ville, une nouvelle illustration en pleine page pour un navire portugais avec sa proue au premier plan (Ces cordages ! Ces toiles de voiles ! Quelle majesté !), enfin un abordage en bonne et due forme (et sanglant) dans une autre illustration en double page (trente-six & trente-sept), et une dernière illustration en double page (quarante-quatre & quarante-cinq) alors qu’un brick sort d’un des nombreux affluents de la rivière des Perles pour aborder la pleine mer. Le bédéaste tient les promesses marines avec panache et professionnalisme.
La narration visuelle comprend d’autres éléments d’intérêt que les pages consacrées à la mer et aux navires, au nombre de dix-huit. L’attention portée à la reconstitution historique se voit à chaque planche : les tenues vestimentaires, les uniformes, les constructions et bâtiments, les armes, les accessoires et ustensiles. Tout a bénéficié d’une attention particulière pour que le lecteur puisse se projeter dans cette époque, dans cette région du monde. En fonction de sa sensibilité, son regard s’attarde plutôt sur la façade d’un monument, sur un chapeau haut de forme, sur un arbre massif au milieu de la rue, sur le nécessaire à opium, sur les motifs des drapeaux, sur un panier en osier, sur une arche ornementale, sur les tatouages de Zheng Shi, sur les statues bordant une allée d’apparat, sur les canons pointés vers la mer, ou encore sur les différentes selles utilisées par les cavaliers. Sans se montrer ostentatoire, l’artiste réalise des cases sans tricher, ayant à cœur de montrer chaque environnement tel qu’il apparaît, proscrivant les trucs et astuces qui lui permettraient d’éviter de représenter les éléments trop compliqués, ou nécessitant trop de recherches préalables.
L’intrigue fait donc l’économie de raconter le passé de Zheng Shi, au moins dans cette première moitié, que ce soit sa rencontre avec Zheng Yi et leur mariage en 1801, la manière dont elle en est venue à commander aux pirates, la mort de son époux, sa prise de pouvoir sur l’ensemble de la flotte. Elle va directement à la période que le lecteur subodore rapidement comme étant charnière : la pirate est au faîte de sa puissance, elle peut se permettre tous les navires de l’empire qu’elle souhaite, et elle commence à s’en prendre aux navires des étrangers. Elle peut abattre un marchand à bout portant, et faire commettre un attentat contre les possessions du gouverneur. Même s’il ne connaît pas l’histoire de cette femme, le lecteur comprend avec la séquence d’ouverture qu’elle vivra de nombreuses années après sa carrière de pirate. Il constate que l’auteur fait également l’économie d’exposer la géographie de la région. Ainsi la rivière des Perles reste un nom exotique si le lecteur ne se renseigne pas par lui-même dessus. D’un autre côté, la densité de la reconstitution historique visuelle apporte déjà beaucoup d’informations, et la pagination exige de l’auteur qu’il se concentre sur l’essentiel.
À l’évidence, il saute aux yeux du lecteur que le personnage principal est une femme, et qu’elle évolue dans un milieu essentiellement masculin. En fait il n’y a aucun second rôle féminin, et il faut rester attentif pour repérer une ou deux figurantes de ci de là, dans la rue. La dynamique de l’intrigue repose sur l’équilibre précaire des forces en présence : les pirates, le gouverneur de région, les Portugais, la gouvernance de l’empereur depuis son siège du pouvoir. D’une certaine manière, personne ne se satisfait de cet équilibre, ce qui le rend encore plus précaire, que ce soient les marchands qui espèrent trouver comment ne pas devoir payer pour une protection arbitraire par les pirates, le gouverneur qui sait que ses arrangements finiront par être découverts par le pouvoir impérial, Zheng Shi très consciente qu’il suffit que plusieurs camps s’allient pour que la suprématie des pirates soit remise en jeu. Zheng Shi raconte un souvenir de son enfance, ou peut-être une fiction présentée comme un souvenir, à Cheung, l’un des fils de Zheng Yi. Ce conte met en évidence qu’elle comprend parfaitement le jeu de pouvoir et sa position instable dans celui-ci. Elle lui explique qu’elle se voit comme un agent du désordre. Le lecteur peut y voir une stratégie efficace : réaliser des actions déstabilisant le pouvoir en place qui doit alors consacrer toute son énergie à rétablir une forme d’ordre, ce qui ne lui laisse pas assez de moyens pour s’occuper du fond du problème que constituent les pirates.
Un tome de quarante-six pages qui contraint l’auteur à aller à l’essentiel. Une narration visuelle d’une grande richesse pour la reconstitution historique des navires bien sûr, et tout le reste aussi. Un récit qui se focalise sur la fin du règne de Zheng Shi sur une organisation de plusieurs dizaines de milliers de pirates faisant régner leur loi. Une remarquable évocation des faits et gestes d’une femme passée à la postérité, d’une hors-la-loi imposant ses règles sur un monde d’hommes, contre le pouvoir établi.
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