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lundi 14 juillet 2025

Le petit train de la côte bleue

C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2007. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Il s’agit d’un ouvrage qui se présente en format paysage.


C’est lors de sa résidence à Vitrolles en 1993 qu’Edmond Baudoin a découvert cette ligne. Il écrivait La mort du peintre, et c’était un bonheur à chaque fois qu’il lui fallait faire le voyage en train entre ces deux villes. Toujours émerveillé par la beauté des paysages entrevus entre deux tunnels, toujours malheureux de constater la haine qu’ont certains hommes avec la beauté. Cette haine, il est né dedans, il la connait à Nice. Il était difficile d’abîmer un aussi beau paysage que la baie des Anges. Les hommes qui aiment l’argent y sont arrivés. L’argent corrompt les hommes et les paysages. Le voyage de l’auteur commence à la gare Saint-Charles à Marseille, une très belle gare, avec un grand escalier qui, chaque fois qu’il le grimpe, lui fait penser à un palais de Justice. Quelle justice peut contenir une gare ? Alors que le train a démarré, le voyageur aperçoit des graffitis sur un mur, ce qui alimente son flux de pensée. Il aime bien les tags les graffs… Ça fait vivre le béton. Ça fait vivre le béton et ça donne de la vie à celui qui la fait. Edmond recopie ces tags sur du papier. Ils vont vivre ainsi plus longtemps que sur les murs. Donc le papier est plus solide que le béton.



Quelle justice peut contenir une gare ? L’argent corrompt les hommes qui ensuite, sans problème, détruisent la beauté. Plus tard, il faut beaucoup d’abnégation pour celui est né et qui vit dans la laideur pour ne pas être corrompu par elle. Ce devrait être un processus normal et sans fin. D’horreurs en horreurs jusqu’à l’innommable. Pourtant ce n’est pas le cas. D’où ce qu’il reste à Edmond de sa confiance en l’homme. Gare de l’Estaque. Après la gare de l’Estaque, le train repart en direction de Miramas. Il regarde dans la direction de Miramas. Il tourne la tête et regarde dans la direction de Marseille. Le train entre dans un tunnel. Dans le wagon, en face de lui, une très jolie jeune fille. Pourquoi est-elle dans ce train ? Travail, vacances ? Amour ?… Elle a tourné la tête, regarde la mer. Gênée par les yeux d’Edmond sur elle ? Peut-être ? Peut-être qu’elle ne l’a même pas vu ? Qui est-elle ? Elle est comme un voyage. Un voyage c’est quoi ? Il se pose des questions sur elle, il l’invente. En vérité son pays est ailleurs. Il s’invente elle, parce qu’elle est jolie, elle l’envahit, elle lui invente des questions. Alors… Si c’est vrai, on ne va jamais dans un pays, un beau paysage, c’est le paysage qui nous invente, nous dépasser par les questions… Par… Il délire. La très jolie jeune fille prépare son sac, elle s’apprête à descendre à la prochaine gare. La très jolie jeune fille est descendue à La Redonne-Ensues. L’auteur est descendu aussi. Il avait prévu cette halte. Une amie attendait la très jolie jeune fille. Son amie est très joie aussi. Elles s’en vont, devant lui, en riant. Elles vont peut-être là-bas dans la pinède ?… Il rêve… Être juste leur ami, être avec elles, juste aujourd’hui. Les écouter, juste les écouter pour rêver leurs rêves.


Accompagner Edmond Baudoin dans ses déplacements, une proposition originale, ou peut-être saugrenue ? Prendre le train avec lui, celui qui relie Marseille à Miramas. En page d’ouverture, le lecteur découvre le billet train d’époque, c’est-à-dire 2007, avec le petit dépliant qui liste les gares desservies et les horaires, accompagné par un plan sommaire. La liste des arrêts, en gardant en tête qu’ils ne sont pas tous desservis par chaque train au départ de Marseille-St-Charles : St-Barthélémy, le Canet, St-Louis-les-Aygalades, Seon-St-Henry, L’Estaque, Niolon, La Redon-Ensuès, Carry-le-Rouet, Sausset-les-Pins, La Couronne, Martigues, Croix-Sainte, Port-de-Bouc, Fos/Mer, Rassuen, Istres, Pas-des-Lanciers, Vitrolles, Rognac, Berre, St-Chamas, Miramas. Le lecteur peut ainsi identifier chaque arrêt mentionné par l’auteur, et imaginer par lui-même la durée du trajet globale (entre cinquante minutes et une heure dix), ainsi que la durée entre deux arrêts. S’il connaît cette ligne, il reconnaît facilement certains endroits, où il mesure les changements advenus depuis, en une vingtaine d’années ou plus. Il peut alors se projeter, s’imaginer regarder par la fenêtre, tout en se disant que de nouvelles générations de rames ont remplacé celle empruntée par Baudoin. Il peut comparer son propre regard à celui proposé par l’artiste, saisir la différence de sensibilité qui l’anime par rapport à Baudoin.



Avec cette liberté inimitable et spontanée, l’auteur évoque son voyage, peut-être tel qu’il en a vécu un parmi d’autres, puisqu’il indique qu’il accomplit cet aller-retour régulièrement, plus vraisemblablement une reconstitution composite à partir de plusieurs voyages. D’ailleurs il l’évoque dans la conclusion : il donne ce qui est en lui, en tant qu’humain, comme le lecteur, pas plus, pas moins, il le donne avec des mots qui ressemblent à des traits, des traits qui ressemblent à des mots, sa musique intérieure s’entrelaçant sur du papier, ainsi le lecteur va vivre ce que l’auteur a vécu sur cette Côte Bleue. Le lecteur prend donc cette collection d’anecdotes au fil des kilomètres comme la totalité de ce que Baudoin a vu et a assimilé en son intimité, qu’il a trituré, et qu’il donne en tant qu’essence de son ressenti. Le lecteur voit ainsi à travers les yeux de l’artiste différents paysages, des arrêts en gare et des moments hétéroclites. Des graffitis sur du béton, la côte de Marseille qui commence à s’éloigner, une magnifique (c’est lui qui le dit) jeune fille assise en face de lui, la beauté de la mer, le viaduc du chemin de fer au-dessus de la Redonne-Ensuès, un adolescent bien habillé qui aborde un groupe de trois filles peu commodes, des murs, des usines dans le lointain, une plage sur laquelle il marche en s’éloignant d’une gare, d’autres usines dans le monde de l’industrie et du pétrole, un homme assis sur chariot à valise lisant son journal à la gare de Martigues en laissant passer les trains, le pont tournant de Martigues, des banlieues sinistres, la ville de Port-de-Bouc dont il la garde un bon souvenir du fait de sa rencontre avec Jacques Sereher et Jean-Claude Izzo, la gare murée de Fos-sur-Mer avec sa belle architecture, une usine Lafarge qui déverse des saletés dans le canal.


Voir par les yeux d’un autre : une expérience unique, pouvant s’avérer très enrichissante en fonction de l’artiste. La couverture s’avère peut-être un peu austère : des traits irréguliers, certains un peu gras, une mise en couleur qui joue sur le bleu, aplatissant le premier plan, neutralisant la perspective apportée par l’arrière-plan. Après quelques pages de mise en bouche, vient la première planche : Marseille-saint-Charles. Le lettrage fait main rend la lecture de la présentation très agréable, et l’écriture de Baudoin sonne naturelle et spontanée. Pour un œil qui découvre les dessins de l’artiste pour la première fois, la première illustration apparaît composite : des traits fins comme une esquisse pour les emmarchements, des formes détourées en trait fin comme pas finies, des coups de pinceau plus épais un peu hasardeux. L’amalgame entre traits fins et coups de pinceau épais apparaît plus harmonieux dans la deuxième illustration, dessinant des structures géométriques droites : un paysage quasi abstrait. Avec la troisième illustration, l’artiste aboutit à une composition parfaitement équilibrée : la maison et la texture grisée appliquée aux murs, l’arbuste aux branches folles et sèches sur la droite, les éléments urbains en fond de case derrière le mur, la reproduction du graff massif sur le mur. Alors que le train avance, et que les paysages semblent se dérouler derrière la vitre, le dessinateur semble gagner en confiance et en naturel dans la composition de ses images.



Le lecteur commence à faire la différence entre les dessins au pinceau, et ceux évoquant plus des traits encrés. La deuxième catégorie semble correspondre à des croquis fait sur le moment, plus dépouillés avec uniquement les traits de contour. Ils ne sont pas très nombreux, moins d’une demi-douzaine, et ressortent comme un moment nécessaire dans la narration, très fonctionnels. Par contraste, les autres évoquent des compositions sophistiquées au pinceau, de vrais tableaux. Pour l’arrivée à l’Estampe, le lecteur contemple par la fenêtre les toits des maisons proches : un premier plan correspondant vraisemblablement à un parapet, un second plan avec les toits à deux pentes, des maisons plus indistinctes dans un troisième plan, et les montagnes en arrière-plan. À la fois une image descriptive, à la fois une composition conceptuelle. Au fil des pages, le lecteur tombe en arrêt devant une composition complète à la structure étudiée et à l’effet global, comme cette vue d’un petit port en contrebas. Ou il s’attache à un élément particulier : une rambarde en fer forgé, la politesse respectueuse du jeune homme qui s’approche des trois filles, la forme impressionniste de la silhouette d’un arbre, la justesse précise de rivets dans le pont tournant, l’effet magique de grands coups de pinceaux dont l’enchevêtrement forme de manière miraculeuse l’intérieur du wagon vide de voyageurs, ou encore des arbres aux formes torturées, une grande spécialité de Baudoin.


Au grand étonnement du lecteur, cette succession de vues finit par former une trame narrative qu’il ne soupçonnait pas. Il avait remarqué qu’il peut appréhender cet ouvrage comme une reconstitution a posteriori du voyage en train menant de Marseille à Miramas, réalisé à partir de bouts de différents voyages sur le même trajet pour en former un unique. Ce qui en soit constitue déjà une démarche narrative, une recomposition littéraire d’une expérience de vie. La restitution de l’expérience vécue qu’un train c’est pour partir ou pour arriver, et souvent quand on arrive c’est pour repartir même si on reste. C’est aussi une narration qui raconte l’expérience personnelle d’Edmond Baudoin, la représentation de comment il perçoit le paysage et de comment il le ressent. Cela s’exprime dans sa manière unique de dessiner, de montrer ainsi ce qui lui importe dans ce qu’il voit. Cela exprime également sa profession de foi sur son métier, ce qu’il exprime dans sa conclusion : ses traits ressemblent à des mots. Pour lui : C’est ça l’humanité, se dire un livre de mille pages à travers un Bonjour.


Nul ne raconte comme ce créateur. Chacune de ses bandes dessinées constitue une forme d’expression intimement personnelle, indissociable de son être. Il réalise ce qui semble de prime abord n’être qu’un simple carnet de voyage : des vues réalisées, pour la majeure partie, depuis le train, vues au travers de la vitre. Pourtant il est impossible de réduire cet ouvrage à une collection d’images ordonnées sur le trajet du train. L’auteur y intègre quelques anecdotes, quelques remarques personnelles sur le paysage, des considérations sur la beauté, sur des environnements de vie manquant de beauté, sur ce qui l’anime à l’intérieur. Ainsi ce défilement devient un récit, autant une déclaration d’amour pour ces paysages, autant des constats sur la façon d’habiter le monde, et aussi un véritable credo sur le métier de bédéaste, un roman introspectif. Un trajet qui contient le monde.



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