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mercredi 2 juillet 2025

Fumée

Renoncer aux choses qui l’ont rendu malade.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Chadia Loueslati pour le scénario et par Nina Jacqumin pour des dessins. Il comprend cent-trente-sept pages de bande dessinée, en bichromie, avec quelques touches parcimonieuses de couleur rouge, de ci, de çà. Le tome se termine avec un texte sous forme d’un paragraphe d’une douzaine de lignes, émanant de La ligue contre le cancer. Puis vient la page de remerciements des deux autrices. Cette bande dessinée présente la particularité d’être dépourvue de dialogues et de textes, à l’exception de l’onomatopée Kof, indiquant qu’un personnage est en train de tousser. Les personnages ne sont pas nommés dans le récit ; ils seront appelés Lui & Elle pour le couple principal.


En pleine nuit noire : un raclement de gorge se fait entendre, puis une petite toux, puis d’énormes toussotements inextinguibles. Elle allume la lampe de chevet et se tourne vers Lui, en lui tendant un verre d’eau. Il le prend alors qu’elle se sert contre lui. Il se retourne sur son oreiller, et Elle éteint la lumière. Au matin, Elle est déjà sous la douche lorsqu’il se réveille. Il se lève, marche jusqu’à la cuisine, se retrouve plié en deux par une quinte de toux. Une fois qu’elle est passée, il se redresse et prend une cigarette dans le paquet. Il s’installe à la table pour fumer tranquille, avec sa tasse de café. Elle lui demande d’aller sur la terrasse, ce qu’il fait bien volontiers en savourant chaque inspiration. Il finit par écraser son mégot dans un cendrier qui déborde déjà. Il va ensuite prendre sa douche. Alors que l’eau coule, il se racle la gorge ce qui déclenche une nouvelle quinte de toux qui l’oblige à s’assoir dans le bac à douche. Elle est prête et elle passe la tête par la porte pour lui dire au revoir.



Lui sort à son tour, et il fume une nouvelle cigarette en se rendant jusqu’à l’abribus. En attendant, il en profite pour s’en allumer une petite, avec deux petits toussements. Le bus arrive. Il monte à bord, et se tient debout. Il tousse un peu, ça passe vite. Il arrive au boulot, et il voit deux trois personnes en train de s’en griller une devant l’entrée : il se joint à eux et fait de même. Une fois sa cigarette terminée, il pénètre dans l’immeuble et prend l’ascenseur. Il est pris d’une quinte de toux inextinguible dans la cabine. Arrivé à son étage, il se dirige rapidement vers les toilettes, pour prendre un peu d’eau. Puis il rejoint son poste informatique pour travailler. Au bout d’un certain temps, un collègue vient lui taper sur l’épaule pour lui proposer d’aller en fumer une. Il l’accompagne, et ils papotent avec deux autres déjà en train de fumer. Le midi, il va s’assoir sur un banc au soleil et reprend une cigarette qu’il fume tranquillement. Il repart en oubliant son sandwich intact sur le banc. Il fait quelques pas et est saisi d’une nouvelle quinte de toux de faible intensité. Il se rend à la pharmacie pour acheter des pastilles, et il en prend une en sortant. Il retourne pour son après-midi de travail. Un peu après quinze heures, il sort fumer une cigarette, retrouvant son collègue fumeur dehors.


Le texte de la quatrième de couverture promet : Une histoire sans parole, d’un amour puissant et addictif, où les souvenirs et les cauchemars s’entremêlent et finissent pas partir en fumée. Le lecteur commence par découvrir l’illustration de couverture qui semble promettre que le personnage principal peut être la fumée, ou bien la cigarette elle-même. La première planche est composée uniquement de deux cases de même taille, avec les onomatopées. Le lecteur tourne la page et il découvre les deux personnages principaux : représentés dans une veine réaliste avec un degré de simplification dans les contours, complétés par les nuances de gris. Lui : un monsieur dans la trentaine, peut-être plus proche de la quarantaine, une silhouette longiligne, un peu plus grand que la normale, une barbe fournie, des vêtements passepartouts, un boulot pas désagréable vraisemblablement avec une forte composante alimentaire. Autant d’éléments visuels qui définissent sa personnalité : calme, gentil, sans histoire, aimant, facilement dans l’acceptation, c’est-à-dire sans colère ou agressivité. Elle : une jeune femme discrète, aimante également, attentionnée et inquiète pour son conjoint, une silhouette banale et des tenues vestimentaires sans éclats, une gentillesse spontanée. Le lecteur a l’occasion de les voir adolescents : tout aussi normaux et agréables. L’absence de mots rend les autres personnages un peu effacés, et tout aussi normaux et a priori sympathiques.



Faute de mots, toute la narration de l’histoire repose sur l’artiste. Outre l’apparence des personnages, le lecteur se rend compte qu’il ressent de l’empathie pour eux. La direction d’acteurs appartient au registre naturaliste, avec des touches parcimonieuses d’accentuation de type pantomime pour rendre plus apparent un état d’esprit ou un ressenti physique. La dessinatrice sait faire passer les émotions avec sensibilité et justesse : l’inquiétude pleine de sollicitude d’Elle alors que lui se retourne pour dormir, le moment de plaisir tranquille alors que lui savoure une inspiration de fumée sur le balcon, son acceptation de tousser régulièrement sans inquiétude particulière d’habitude et la démarche toute simple d’aller acheter une pastille pour la toux. Son début d’inquiétude lorsqu’il se rend compte qu’il y a un peu de sang dans sa main après avoir toussé, etc. La justesse des acteurs prend encore de l’ampleur lors du retour en arrière à l’adolescence : Lui essaye sa première cigarette, puis recommence pour des raisons sociales d’appartenance et de séduction. La mise en scène le comportement des personnages expriment à la perfection ces enjeux, les élans et les hésitations du cœur, le comportement social qui en découle.


De la même manière, la dessinatrice fournit un travail impressionnant et juste pour donner à voir les différents environnements, et activités des uns et des autres. Ainsi le lecteur peut voir la chambre d’Elle & Lui avec sa décoration intérieure, l’aménagement de leur cuisine et de leur salon, les rues de la banlieue assez propre, le poste de travail très impersonnel de Lui au bureau, l’importance des jardinières et de la végétalisation dans cette ville, le caractère spacieux de la salle d’attente aux urgences, l’aire de jeux squattée par les adolescentes, un lycée très banal, le pavillon des parents, la chambre d’hôpital, etc. Certaines représentations peuvent apparaître un peu simplifiées, pour autant chaque décor est présent tout le temps, et chaque endroit présente des particularités qui attestent de sa fonction et de sa personnalité. Le récit comprend également trois séquences oniriques également muettes, tout aussi parlantes. La première montre Lui en train de se débattre dans des volutes de fumée envahissantes sur fond noir, une très belle expression de son inconscient. La seconde se déroule également sur fond noir, une métaphore formidable de l’angoisse générée par le rapport de Lui aux autres, dans la vie en société. La dernière montre la réalité de la consommation cumulée de cigarettes au fils des années, peut-être des décennies : une visualisation saisissante.



Au vu du ton dans l’acceptation, des crises de toux de plus en plus rapprochées, du résultat de la première consultation chez le médecin, le lecteur finit par être plus réceptif aux nuances de gris et de sépia, qu’aux zones de blanc qui vont d’ailleurs en s’amenuisant. Il prend conscience qu’il est très réceptif à la banalité du quotidien mis en scène : pas de dramatisation versant dans la tragédie, pas de pathos, juste les petits faits de tous les jours. Il en sait relativement peu sur le personnage principal, encore moins sur sa compagne, si ce n'est qu’ils ne semblent pas mariés car ils ne portent pas d’alliance. Dans le même temps, il se retrouve dans les petits gestes de la vie : prendre son petit-déjeuner, se laver, travailler au bureau devant un ordinateur, prendre les transports en commun, conduire, s’assoir sur un banc dans un parc, etc. Inconsciemment, il a déjà intégré quelle serait l’issue inéluctable du récit, ce qui le rend peut-être encore plus réceptif aux émotions éprouvées par Elle et Lui. De manière tout aussi inconsciente, l’image de couverture s’est imprimée dans son esprit : le rôle principal est bien tenu par la cigarette omniprésente, ou plutôt la succession incessante de cigarettes jusqu’à cette image en pleine page où Lui se tient sur un monticule de cigarettes, avec quelques briquets jetables venant apporter une touche de couleur.


Deux des séquences oniriques mettent en évidence cette compagne de tous les jours depuis l’adolescence : la cigarette. S’il a déjà eu l’occasion de lire une description d’un comportement obsessionnel, le lecteur en retrouve des symptômes de ci de là. Il apparaît que la journée de Lui s’articule autour des moments pour fumer : c’est un premier symptôme. Lorsque Lui oublie son sandwich sur un banc, c’est un autre symptôme attestant que fumer est devenu plus important que se nourrir, faisant même oublier cet acte vital. Lui passe également par une phase, assez courte, de déni quant à la gravité de sa maladie qui en est déjà à un stade avancé. La troisième séquence onirique, très émouvante, met en lumière rétrospectivement que le déni s’est installé insensiblement et qu’il était présent depuis des décennies : il y a longtemps que Lui a dépassé le stade de perte de contrôle sur la quantité de cigarettes. D’un autre côté, il a conservé son aptitude à en apprécier certaines. Les séquences viennent également montrer comment la dépendance au produit s’est installée, par quel phénomène émotionnel, et que déjà les signes étaient présents dès les premiers temps avec l’accident.


Un récit sans parole pour montrer un fumeur rattrapé par la maladie. Une narration visuelle qui raconte toute l’histoire, avec sensibilité et finesse. Une mise en scène sans pathos, dans un registre factuel, générant une douce empathie, et une tristesse qui monte au fur et à mesure que le lecteur accompagne cet être humain aussi normal qu’attachant. Triste.



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