Je voudrais penser comme un fleuve.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Étienne Davodeau, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-seize pages de bande dessinée. En exergue se trouvent deux citations, une de Philippe Descola, extraite de son ouvrage Par-delà nature et culture (2005), une autre d’une allocution de Bruno Latour, devant la Commission du Parlement de Loire, Tours, le 19 octobre 2019.
Un homme traverse à pied le long pont qui enjambe la Loire à Les Ponts-de-Cé. Il parvient au carrefour sur l’autre rive. Cela fait longtemps que Louis n’est pas revenu ici, depuis des années. Il fait encore une partie du chemin en auto-stop, puis il se fait déposer à quelques distances de sa destination, car il a décidé de finir son chemin à pied. Avec son petit sac baluchon à l’épaule, il marche tranquillement le long de la berge. Il croise un cycliste, il passe devant une maison isolée, le fleuve est calme et tranquille, la lumière orangée. Au beau milieu d’un chemin longeant un champ, totalement isolé, il cède à une impulsion du moment, il n’y a personne. Il se déshabille et laisse ses vêtements sur la rive. Il entre progressivement dans l’eau, il s’asperge le visage. Il s’immerge totalement, il se laisse flotter sur le dos, il fait quelques mouvements de crawl. C’est vrai, c’était il y a quelques années et il était plus jeune. Mais il s’est baigné là des dizaines de fois, et jamais il ne s’était fait piéger pas le courant. Lutter ne sert à rien. Essayer de se détendre. Laisser faire. Flotter. Il passe devant un pêcheur et son fils qui lui demandent si tout va bien, il répond : Impeccable. Il dérive le long d’un bateau et il répond qu’il n’a pas besoin d’aide, que tout va bien. Le batelier l’avertit que le coin est dangereux et que ce n’est pas très malin de nager juste dans le chenal.
Louis a dérivé sur deux ou trois kilomètres. Passé le premier moment d’inquiétude, c’est une belle balade. Bon, ça aurait pu être plus simple si le courant ne l’avait pas déposé sur la rive d’en face. Il ne se voit pas sonner à poil chez des gens. Il lui reste donc une solution qui devrait lui sembler complètement idiote. Mais là, non. Attendre la nuit noire. Et hop ! Lui, il est juste revenu pour revoir une vieille amie. Et bien sûr, à ce moment-là, il ignorait tout de ce qui allait suivre. Mais quoi ? Maintenant, il se dit que c’est sans doute la plus belle façon de revenir vers elle. On peut trouver ça un peu ridicule. Passé le pont, il remonte le courant. Et ces quelques kilomètres, c’est comme une remise à flot d’une période de sa vie. Une période heureuse. Avec elle. Tout nu, Louis marche sur le chemin de halage, remontant vers l’endroit où il a laissé ses affaires. Il effraie un oiseau de nuit. Il passe sur un pont en se détournant au passage d’une voiture, il traverse un village totalement endormi. Il continue à marcher le long de la berge. Il découvre qu’il est en train de traverser un champ d’orties, mais après y être entré. Malgré tout ça, il ne regrette rien. C’est une nuit magique.
Le titre se résume à un mot unique qui met en avant le fleuve Loire, et l’image de couverture se trouve dépourvue de présence humaine, le personnage principal étant également la Loire. Au cours du récit, le lecteur parcourt plusieurs pages contemplatives, dépourvues de mot, focalisées sur différents endroits du fleuve et de ses berges, parfois avec des activités humaines : au total vingt-et-une pages, souvent construites sur la base de quatre cases de la largeur de la page pour jouir d’un effet panoramique. Avec le personnage principal, le lecteur observe ainsi les belles couleurs de l’eau, en particulier quand Louis s’y baigne, un impressionnant travail de restitution en couleur directe. Il constate que l’eau est aussi calme de jour que de nuit, avec des teintes nocturnes beaucoup plus restreintes. Il reconnaît aussi bien les chemins de halage que les rives boueuses, les clôtures de champ, les herbes folles, sans oublier l’épisode avec les orties. Il constate à quel point le paysage s’avère changeant en fonction du moment de la journée et des conditions climatiques. Au fil des séquences, il voit également différentes formes de l’activité humaine : les barques de plaisance échouées sur la grève, un petit bateau à moitié coulé, des pécheurs isolés, des enfants qui sautent dans l’eau, un barrage, une station de pompage, une installation artistique, etc.
Le lecteur prend plaisir à cette forme de vagabondage dans des zones semi-naturelles, une balade ordinaire au bord du fleuve, à différents niveaux, chaque fois, avec ce fleuve quasi immobile et toujours indifférent. Il s’adapte au rythme des promenades et des contemplations, qui s’avère parfaitement en phase avec l’histoire. Plutôt qu’une intrigue à proprement parler, il s’agit d’un moment à la fois banal, à la fois totalement particulier dans l’histoire d’une demi-douzaine de personnes qui font connaissance pour la première fois ou presque pour certaines. Le point de départ est exposé dans les premières pages : Agathe a convié, par personne interposée, ses anciens amants à venir la rejoindre dans sa maison à proximité de la Loire. Ainsi, Louis, qui a vécu cinq ans avec elle se rend chez Lydia & Samuel qui ont hérité de la maison d’Agathe, et arrivent bientôt Djalil, qui a vécu trois ans avec elle, Suzanne, puis Nicolas. Ce sera l’occasion également de retrouver Laure, la fille d’Agathe, et de faire connaissance avec Zélie, la fille de Laure. Puis viendra le temps que chacun rentre chez soi. Au travers des brefs échanges, le lecteur comprend que Agathe était une femme très indépendante et libre, qu’elle a dû avoir de nombreux amants et conjoints, dont seulement quatre ont accepté son invitation. Elle a donc eu une fille sans jamais indiquer qui en est le père. Le lecteur adopte le point de vue de Louis, et se projette dans ses attentes. Il lui tarde de retrouver Agathe, ce qui ne se produira pas pour une raison incontournable. Il espère bien en apprendre plus sur cette femme et sur sa vie, au cours des échanges entre ses anciens amants qui vont ainsi l’évoquer, et… il en sera pour ses frais. La présence d’Agathe se fait sentir, toutefois l’objet du récit se trouve ailleurs.
Voilà un récit très particulier dans son approche : le titre est explicite, l’argument initial semble annoncer l’importance d’une femme, son déroulement correspond bien à la Loire comme personnage principal, perçue au travers des protagonistes. La narration visuelle emmène le lecteur au bord du fleuve, avec des traits de contour fins et légers, complétés par une mise en couleur directe nuancée et observatrice. En fonction de son état d’esprit à tel ou tel moment du récit, le lecteur va être plutôt sensible à telle caractéristique qu’à telle autre. Ainsi lors de la promenade nocturne dans le plus simple appareil, son intérêt peut se porter sur la représentation du pont au-dessus de la Loire : la forme du tablier, des piles, le motif géométrique de l’entrecroisement des poutrelles, les courbes inattendues du garde-corps en contraste les angles droits des poutrelles. Plus loin, il ne demande qu’à participer lui aussi à la préparation du repas en terrasse de la maison, une scène banale : découper les tomates, préparer le melon utiliser le moulin à salade, aller chercher de la ciboulette dans un pot derrière a cabane, sortir la bouteille qui est au frais, etc. Il sent une pointe de tristesse s’enfoncer en lui quand Louis se tient sur une chaise dans une chambre d’hôpital au chevet de José que la maladie a empêché de venir. Le bédéaste a opté pour une direction d’acteurs naturaliste, calme et mesurée, sans dramatisation particulière.
D’un côté, ce court séjour en bord de Loire peut paraître bien commun aux yeux du lecteur, s’interrogeant sur l’intérêt d’un séjour si peu touristique. De l’autre, il remarque la diversité de ce qui est représenté, la richesse de l’environnement. Il se fait la réflexion qu’il ne prend parfois conscience de cette multitude de petites choses que fortuitement. En page dix dans une petite case, un oiseau est dérangé par le passage nocturne de Louis. En page vingt-et-un, un bel oiseau prend son envol au-dessus de la surface de l’eau sur un magnifique camaïeu jaune en arrière-plan. En page trente, un renard se tient à l’abri des herbes en observant un point devant lui. En page quarante-six, un héron avance précautionneusement dans l’eau. De temps à autre, un vol d’oiseaux parcourt le ciel. L’auteur a dû effectuer un séjour conséquent dans cette région, et il est doué d’un sens de l’observation attentionné pour rendre ainsi compte des détails d’autant de facettes de cet environnement, pour pouvoir restituer autant de particularités, avec une telle justesse. Au point que l’ouvrage se conclut avec Louis indiquant qu’il voudrait penser comme un fleuve.
La narration visuelle raconte donc les différents aspects des vies humaines, ainsi que de la faune et de la flore dans cette région. Rapidement, l’esprit du lecteur en vient à établir des connexions entre différents éléments, à effectuer des rapprochements, à en déduire des liens de causalités, à y voir des métaphores. Au travers des propos de Louis, il apparaît que sa relation avec Agathe est indissociable de ce lieu, au point que la présence de la Loire peut être ressentie comme une métaphore de celle d’Agathe. Si cette dernière est absente voire morte, qu’est-ce que cela signifie pour le regard que porte Louis sur la Loire ? Il prend l’envie irrépressible à Louis de se baigner nu dans le fleuve, de se défaire de tous ses vêtements : une autre métaphore ? Une façon de se débarrasser de sa façade sociale, entre le déguisement et le fardeau, pour se plonger dans l’élément liquide comme un retour à la naissance ? Lorsqu’elle se présente aux anciens amants, Laure se livre à une véritable profession de foi : elle sait d’où elle vient, elle vient d’ici, elle est d’ici. Elle rend explicite que l’environnement dans lequel elle a grandi et s’est développée l’a façonnée, qu’elle est un produit du terroir. Au cours du récit, il est également question de ne pas opposer ses émotions à sa raison, de ne pas vivre dans le passé, avec un constat conscient du temps qui passe, de la confiance à accorder aux jeunes. Au cours d’un repas, Suzanne raconte une anecdote sur un chevreuil blessé, que l’inconscient de Louis transforme en symbole pendant un rêve, voire en métaphore pour Agathe. Finalement sur le plan narratif, il se passe bien plus de choses qu’un simple séjour en bord de Loire.
Un ouvrage en forme d’ode à la Loire ? Oui, l’auteur la représente avec plaisir, avec un sens de l’observation remarquable, avec des dessins faisant honneur aux ambiances lumineuses, au cours paisible, aux différentes composantes de son écosystème, aussi bien naturelles que la faune et la flore, aussi bien relevant des nombreuses manifestations de l’activité humaine. Un récit nonchalant et indolent, au rythme de l’écoulement quasiment insensible du fleuve ? Les enjeux et les réflexions du récit imprègnent doucement et discrètement le lecteur : le temps qui passe, les disparus et ce que la mémoire garde d’eux, les rencontres qui rapprochent, les souvenirs communs ténus et la distance qui sépare les existences, la pertinence des nouvelles générations, la fugacité de certaines choses (comme l’essor des voyages en avion). Une balade en mode détente, révélant ses saveurs et sa profondeur avec une infinie douceur.
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