Et l’enfant, confiante, ferma les yeux. Et s’endormit.
Ce tome est le troisième d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 2 - Le Guinea Lord (2008) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2012. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins, et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021.
Un petit navire à une unique voile arrive en vue de l’île de Scarfa. À son bord, Guinea Lord, son assistant et deux marins. Il est déjà venu : il sait que c’est ici que vit la Mater Obscura, Saavarda, qui commande à toutes les Moriganes. Il débarque sur l’étroite plage cernée de hautes falaises verticales, en ordonnant que personne ne le suive. Il s’engage sur l’étroit sentier rocheux dont un passage est jonché de squelettes humains à même le sol. Il arrive à la fin du chemin : une porte en pierre se fond avec la falaise, avec deux lettres en rouge sur un cercle : IF. Le chevalier noir identifie immédiatement le sigle : Inferno Flamina ! C’est son signe, celui des Enfers. Il appuie dessus et la porte s’ouvre. Il pénètre à l’intérieur et prend une torche enflammée sur un support mural. La porte se referme avec fracas derrière lui.
S’éclairant avec la torche, Guinea Lord descend l’escalier taillé à même la roche. Il débouche dans une grande pièce circulaire, où l’attend une jeune femme en robe rouge. Elle lui indique qu’il peut jeter sa torche, il n’en aura plus besoin. Elles l’attendaient. Elle s’appelle Brigga, elle est chargée de le conduire auprès de leur mère à tous. Elle lui tend une coupe en lui intimant de boire son contenu. Elle contient du Chill, qui tue toute âme craintive ou chétive. Toute âme qui se berce d’illusions comme la bonté ou la charité, ces brimborions dont vivent les faibles. Il répond qu’il n’a pas d’âme, à la place il porte le fer et le bronze. Il boit et il se retrouve dans une mer de lave. Il est interpellé par Saavarda qui le tance car elle l’avait chargée de ramener la fée Sanctus. Il explique qu’il a failli : un sortilège lui a coupé le chemin. Elle lui répond sèchement : Faiblesse ! C’est qu’en lui subsiste encore une trace d’humanité. Une tache issue de son enfance. Cette enfance pendant laquelle vivait encore son père. Garde-t-il un souvenir de lui ? Il répond que non, mais elle décide de le punir. Il est englouti dans la mer de flammes. Après avoir enduré son châtiment, il frappe à la porte de la salle du trône.
Petit à petit, la mythologie de la série prend forme. Lorsqu’est mentionné la Mater Obscura qui commande à toute les Moriganes, le lecteur retient son nom, Saavarda, se disant qu’il la rencontrera vraisemblablement dans le cycle précédent Les sorcières, dessiné par Béatrice Tillier. De la même manière, il retient le nom de Brigga, et il se dit qu’il aurait bien aimé apprendre le nom de la sorcière blonde qui se tient également aux côtés de Saavarda. Il constate que le jeu de Fitchell continue de prendre de l’importance, ce qui l’amène à subodorer qu’il y a une histoire derrière. Les Chevaliers du Pardon refont appel au démon Cryptos, là encore il est probable qu’il existe une histoire racontant comment il s’est ainsi retrouvé prisonnier. Le sort d’Eïrell laisse supposer que son embrigadement correspond à un rituel séculaire, vraisemblablement le même qui amené Guinea Lord à son apparence actuelle. Le combat contre le Braghen amène à penser que les créatures fantastiques sont en voie de disparition et donc qu’elles seront beaucoup plus présentes dans le cycle Les sorcières. Il est vraisemblable également que leur extinction progressive soit en corrélation directe avec l’arrivée de la foi chrétienne en ces contrées. Tous ces éléments contribuent à donner la sensation au lecteur de s’immerger dans un monde palpable et pleinement développé, dont les racines s’enfoncent dans une riche histoire. L’artiste continue de faire coexister visuellement ces éléments fantastiques avec ceux normaux, en les représentant avec le même niveau de réalisme et de détails.
Quelle superbe couverture ! Cette femme au port altier, avec cette coiffe improbable, gothique à souhait, et ce maquillage tribal discret : la reine de Blanche Neige en plus mortelle. Et ces horreurs sculptées dans le métal, dans la veine de Hans Ruedi Giger (1940-2014). Comme les précédents tomes de ce cycle, celui-ci offre un spectacle merveilleux et fantastique à chaque scène : la muraille rocheuse battue par les flots, la mer de lave, le grand mur aveugle de l’église où se déroule le rituel d’initiation de Seamus, les paysages naturels traversés par le cavalier en mission, puis le marais par lequel il doit passer, la forêt de Mildwynn, le château du même domaine. Peut-être que la sensibilité du lecteur ressent que chaque endroit présente une consistance un peu plus soutenue que dans le précédent tome : cela peut être attribué au changement de coloriste. Bérengère Marquebreucq adopte une approche tenant plus de la couleur directe. Le lecteur peut le constater dans certains arrière-plans vides de traits encrés et présentant des camaïeux rappelant l’environnement où se déroule la séquence. Par exemple, dans la planche treize, elle évoque la frondaison des arbres dans les quatre cases de la bande inférieure. Lorsque Seamus arrive sur une plage, sous une pluie battante, la coloriste apporte des textures aux falaises, aux vagues, aux nuages, dans une approche réaliste, orientée pour l’ambiance : le lecteur sent l’humidité s’insinuer en lui rien qu’à regarder la page. Plus loin, sur la lande à l’approche de la Chapelle renversée, elle applique un effet de brume avec parcimonie, estompant des endroits précis, ajoutant un discret voile à d’autres, un véritable travail d’orfèvre.
En fonction de ses préférences, le goût du lecteur le porte plutôt vers la reconstitution historique, vers les éléments de Fantasy ou vers l’horreur. À chaque fois bien mis en valeur, complété par la coloriste, l’artiste réalise des visuels frappant l’imagination par leur justesse, leur plausibilité ou leur inventivité. Dans le premier registre, il se délecte de la tenue des Chevaliers du Pardon, de celle des soldats réguliers, des harnachements des chevaux, des tenues différentes du noble et de ses vassaux à Mildwynn, de l’aménagement du château, de ses meubles, etc. Dans la seconde catégorie, la Mater Obscura en impose par son visage semblant dépourvu de peau, Guinea Lord apparaît toujours aussi formidable, le démon Cryptos se montre aussi facétieux que dangereux, le Braghen fait peur à voir, une sorte d’humanoïde géant cornu. Enfin le lecteur se souvient que la dimension horrifique avait gagné du terrain dans le tome précédent, et il se prépare à quelques visions traumatisantes à souhait. L’artiste sait y faire. Tout commence avec la découverte de l’état des novices qui ont échoué à l’initiation. Sous un certain angle, Eïrell n’est pas mieux loti lorsqu’il se montre à Seamus pour une confrontation jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou encore les cadavres des combattants qui ont succombé aux attaques du Braghen, pendant sa traque.
Le lecteur prend conscience qu’il ne sait pas forcément vers quoi se dirige l’intrigue. À la suite des tomes précédents, il se doute qu’il peut s’attendre à la traque d’une ou deux Moriganes, aussi bien par les Chevaliers du Pardon que par Guinea Lord, et il espère en apprendre plus sur les Chevaliers du Pardon. Il constate que le scénariste a conçu une structure plus complexe, qui ne permet de savoir quelle importance il donnera à telle ou telle sous-intrigue ou telle composante, ni laquelle il mènera à son terme dans ce tome ou le suivant. Il aménage ainsi un savant suspense, l’histoire pouvant aussi bien s’attacher à l’un ou l’autre des personnages principaux (Still Valt, Seamus, Eïrell, Sanctus), qu’à des personnages secondaires (Hellawas, Scarfa, le seigneur Dogann), consacrer plus de pages à la chasse aux sorcières, ou bien à un élément inattendu (comme la traque du Braghen), ou encore revenir à un élément qui avait pu paraître secondaire (une nouvelle partie de Fitchell à haut risque, magnifiquement mise en images). Une fois la dernière page lue, il se rend compte qu’il n’a presque pas été fait mention des Sudenne, ni de la statue découverte par Seamus dans le tome un.
Dans les situations des personnages, le lecteur peut également percevoir des thèmes de nature diverse. L’ordre des Chevaliers du Pardon continue d’apparaître comme régi par le dogme de la chrétienté. Leur lutte contre les Moriganes s’apparente à l’Église catholique supplantant les croyances locales païennes, voire les exterminant, comme la traque et l’extermination du Braghen. Toutefois, cette comparaison trouve ses limites avec le rituel d’initiation des novices, étonnamment arbitraire, et aux conséquences dévastatrices pour ceux qui y échouent : la métaphore ne semble pas très parlante, quant au hasard qui préside à l’épreuve (choisir une coupe parmi trois que rien ne distingue). De même la capacité surnaturelle de Seamus de survivre à presque toutes les blessures relève plus du domaine magique que de celui de la Foi (sauf à y voir une variante de la Foi qui déplace les montagnes). Le lecteur se rappelle la possible métaphore des Moriganes, qui sont des sorcières, c’est-à-dire des femmes libres ayant fait la démarche de s’affranchir des diktats de cette société patriarcale. Avec cette idée en tête, il voit le sort d’Eïrell comme la conséquence de sa corruption par une Morigane, sa virilité a été asservie et déchaînée au nom de la féminité rebelle. Même son appétit pour l’argent n’a pas été assez fort pour qu’il échappe à son sort, comme en témoigne la pièce d’or seul vestige auprès des cendres de son cadavre. Il s’interroge également sur le sens à donner aux actions de la fée Sanctus. Brigga dit d’elle : Sanctus connaît les secrets des Moriganes, elle partage le même héritage, elle peut leur nuire gravement. Faut-il la considérer comme une traîtresse à son propre clan, à son propre genre ?
Artiste exceptionnel, coloriste incroyable, scénariste inventif : ils élèvent ce cycle bien au-dessus des conventions parfois un peu étriquées du genre Fantasy, pour un récit à la narration visuelle enchanteresse, plein de surprises. Le lecteur est aussi bien pris par l’intrigue au premier degré, par les visuels magnifiques, et par les thèmes sous-jacents nombreux et dépassant le manichéisme. Formidable.
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