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lundi 4 août 2025

Le Petit Théâtre des opérations - tome 05: Faits d'armes impensables mais bien réels…

Cette approche simplissime va lui permettre de passer au-delà de la barrière culturelle.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui ne nécessite pas d’avoir lu les tomes précédents, mais ce serait dommage de s’en priver. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Julien Hervieux pour le scénario, Monsieur le Chien (avec une faute de frappe volontaire sur la couverture, Monsieur le Chon) pour les dessins, et Albertine Ralenti pour les couleurs. Il se présente comme les tomes précédents : un découpage en chapitres allant de cinq à sept pages, une page de texte avec une photographie en fin de chaque chapitre, et quatre anecdotes intercalaires également sous forme de bande dessinée. Par opposition au tome précédent, ces sept chapitres sont tous consacrés à la même personne, pour raconter des phases de sa vie : Adrian Carton de Wiart (1880-1963), officier de l’armée britannique.


Le cinq mai 1880, à Bruxelles, Léon Constant Ghislain Carton de Wiart (1854–1915) félicite son épouse Ernestine Wenzig (1860-1943) alitée, qui tient dans ses bras son nouveau-né Adrian. En 1886, après le décès de sa femme, le père d’Adrian s’installe en Égypte, où il commerce avec les Britanniques. Il explique à son jeune fils que ce dernier reprendra un jour les affaires du père, et pour cela il devra maîtriser aussi bien le français que l’anglais et l’arabe. Adrian apprend aussi tout ce que doit maîtriser un gentleman : le tir sportif, l’équitation au pied des pyramides, la résistance aux maladies de l’époque. Il réussit ainsi à survivre par deux fois au choléra. La nouvelle épouse de son père décide d’en profiter pour lui apprendre à nager en le jetant à la mer. Il s’en tire encore. En 1889, Adrian est envoyé étudier en Angleterre. Ses petits camarades l’accueillent de manière sportive, et ils le regrettent incontinent, étant obligés d’en appeler aux surveillants, pour les sauver de lui. Adrian adore l’Angleterre, et la baston, surtout la baston, un peu trop d’ailleurs. En voyant une affiche de recrutement pour l’armée de l’empire, il sait désormais ce qu’il veut faire : la guerre. Et c’est ainsi qu’en 1891, Adrian quitte l’école, en faisant le mur.



Adrian Carton de Wiart se rend au bureau du recruteur militaire. Il falsifie ses papiers pour pouvoir attester qu’il est bien anglais, et âgé de plus de vingt-cinq ans. Oui, ça passe. Il en profite même pour passer le test de vue à la place d’un autre volontaire. Et oui, c’est repassé. Adrian est envoyé combattre les Boers en Afrique du Sud. Après un voyage en bateau qui lui semble interminable, il se retrouve enfin sur le terrain. Fougueux ; il s’élance pour traverser un fleuve et il se fait tirer dessus. Ses compagnons le tirent de là, et Adrian blessé au ventre et à l’aine est renvoyé en Angleterre. Alors qu’il est sur son lit d’hôpital, son père le sermonne, espérant qu’il a appris la leçon. Adrian lui répond que oui : c’est que la prochaine fois, il nage plus vite pour aller leur péter la tronche. Une fois rétabli, Adrian se rengage dans l’armée, cette fois sous son vrai nom. Il parvient à obtenir sa première promotion : il est nommé caporal. Il réussit l’exploit d’être dégradé le même jour, pour avoir menacé un supérieur. Peu lui en chaut, s’il a pu le faire, il le refera. Il est têtu, il y parvient et progresse vite. Il est bientôt nommé lieutenant.


En marge de la série Le petit théâtre des opérations, le scénariste a également consacré une bande dessinée à Albert Roch (2024), l’un des plus grands héros de la Première Guerre mondiale, dessiné par Éric Stalner. Ici, il choisit un autre militaire à la carrière extraordinaire, tout en le réintégrant dans la série, avec le dessinateur habituel. Il reprend également le découpage en chapitre, ici au nombre de sept, la page de texte en fin de chaque chapitre, et quatre intermèdes. Dans ces derniers, les auteurs se mettent en scène : le scénariste en homme du monde distingué, et le dessinateur en individu mal dégrossi, littéralement à la botte de l’auteur, quémandant son savoir et ses bons mots, ainsi qu’une forme de reconnaissance, l’autre se montrant hautain et méprisant. Le ton est la taquinerie et la carricature teintée d’un cynisme de bon aloi que ce soit pour évoquer la comtesse Carton de Wiart, une cousine d’Adrian, resté à Bruxelles en 1914, la fois où Adrian a accepté d’être témoin d’un duel, la forme que prenaient les superstitions d’Adrian, et la fois où il a défié un Polonais en duel. En huit ou neuf cases, l’anecdote est narrée avec un ton à la raillerie plus respectueuse que moqueuse, aux dessins efficaces et sans fioriture portant eux aussi leur part de dérision déférente.



Alors, oui, les deux auteurs ont conservé toute leur verve humoristique, aussi visuelle que dans les remarques en passant. Tout commence dès l’illustration de couverture avec ce manchot ayant passé un gant de boxe aux couleurs de la Belgique à la main droite, alors que la gauche pendouille inutile là où devrait se trouver la main gauche aux couleurs de la Grande Bretagne, puis le lecteur prend progressivement conscience des six ennemis sévèrement maravés, un seul ayant conservé sa dignité, le Chinois. Dès la première page du premier chapitre, le lecteur sourit devant l’exagération graphique : la nouvelle épouse du père qui botte l’arrière-train du jeune Adrian qui tombe ainsi à l’eau depuis le haut d’une falaise, alors que le texte évoque qu’elle lui apprend à nager en le jetant à la mer. Les auteurs usent régulièrement de ce procédé d’exagération visuelle, accompagnée par un texte sarcastique : le nouveau-né Adrian porte déjà la moustache, la comtesse Carton de Wiart porte également la moustache, l’aide de camp suit Adrian partout en portant une couverture rose à fleurs jaunes, dans son assiette à dîner à la table du roi d’Angleterre se trouve un petit monstre plein de tentacules (alors qu’une notre dans la marge reproduit les propos de ce mini Nyarlathotep, en version originale), les réactions des personnes présentes quand Adrian surgit tout à coup dans une pièce alors qu’ils évoquaient sa mort assurée, etc. Le dessinateur s’amuse comme à son habitude à glisser une incongruité visuelle de ci de là : le message Remember the fifth of november sur l’affiche d’un opticien, le sigle des Cigares du pharaon sur une pierre dans le désert, des dés en peluche accrochés au poste de pilotage d’un avion militaire, un petit canard en plastique flottant sur la mer au milieu du naufrage d’un avion, etc.


Le scénariste s’amuse bien également avec différents gags, dont ceux récurrents comme Adrian surprenant jusqu’à l’effroi des personnes qui le croyaient morts, ou la menace de gouter de ses coups de badine si on lui désobéit. Il prend un malin plaisir à faire mettre en scène le nombre incalculable de fois où l’avion qui le transporte s’écrase, malgré toute l’insistance qu’a pu mettre Adrian à ce qu’il soit vérifié sous toutes les coutures avant le décollage. Évidemment, les auteurs jouent sur le caractère de ce militaire : le nombre incroyable de blessures, la façon dont il perd son bras, son regard d’une dureté implacable, sa prestance qui provoque l’effroi chez les individus animés de mauvaises intentions à son encontre, sa résistance surhumaine, sa volonté inébranlable. Le lecteur ressent une forme d’admiration inconditionnelle vis-à-vis de cet homme hors du commun, tempérée par cet humour proche de la dérision qui contrebalance le caractère formidable de ses exploits, au point qu’Adrian soit qualifié d’intuable. Ainsi le lecteur conserve le sourire aux lèvres tout du long de ces épreuves endurées avec un stoïcisme exemplaire.



À l’évidence, le ton persifleur de la narration introduit une forme de dissonance par rapport au thème de l’ouvrage : des actes de guerre. Il peut paraître difficile, voire saugrenu, de concilier des missions périlleuses et des hauts faits improbables, avec ce militaire au comportement de personnage de dessin animé. Pourtant, les cartouches de texte rappellent régulièrement que tout est vrai, ce dont le lecteur ne doute pas, car le scénariste évoque les mémoires du général Adrian Carton de Wiart, ainsi que les archives militaires documentant ses missions. Dans le même temps, il semble impossible d’un point de vue statistique que cet homme ait survécu, d’un point de vue biologique non plus. Un homme à la constitution physique d’une résistance sans égale, avec un goût pour le combat et la guerre confinant à la témérité inconsciente, à la chance insolente. Cela peut se percevoir comme une forme d’humilité narrative, et parfois comme une limite car en semblant tout raconter à la légère, les compétences réelles de De Wiart s’en trouvent occultées. Pourtant…


Régulièrement le lecteur reprend sa lucidité, ne serait-ce que le temps de tourner la page. Il garde conscience qu’il lit une biographie, non pas romancée, mais orientée dans sa présentation, se focalisant sur des morceaux choisis. D’un autre côté ces événements semblent parfois trop gros pour être possibles, par exemple le roi qualifiant Adrian de Britannique comme on en fait plus, et le Belge le détrompant sur sa nationalité. Ou bien les Italiens incapables d’identifier un individu borgne et manchot en cavale (et pourtant tout est vrai). Il a sous les yeux également le fait qu’il s’agit de temps de guerre, durant lesquels des inconnus s’affrontent arme à la main et s’entretuent. Les auteurs réussissent l’exploit de mettre en scène les hauts faits d’un militaire sans jamais glorifier la guerre ou les combats, ou même Adrian Carton de Wiart, ce qui est très singulier. Le lecteur ne peut qu’admirer le courage de cet homme doté d’une confiance en lui hors de proportion, et en même temps complètement justifiée. Pas un instant ne lui vient l’idée de le considérer comme un patriote extrémiste ou un individu forcené avec un goût maladif pour la violence confinant à la pathologie. Juste un homme qui accomplit son devoir pour sa patrie d’adoption, avec la chance d’aimer son travail.


Pas facile de raconter les exploits d’un militaire de carrière, quand celle-ci revêt un caractère si extraordinaire qu’elle en perd toute plausibilité. Une fois encore ce duo d’auteurs relève ce défi, réalisent un album drôle et enjoué, tout en racontant des périls angoissants et des souffrances qui terrasseraient n’importe qui d’autre. La narration visuelle semble simpliste et caricaturale, et elle se révèle claire, parlante et drôle. Quelles que soient ses convictions en matière de guerre et d’armée, le lecteur en ressort avec une admiration sans borne pour cet homme, et avec le sourire. Paradoxal et cohérent.



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