Le mort ne saisit pas le vif, mais il reste à ses côtés.
Ce tome est le quatrième d’une tétralogie qui constitue le deuxième cycle de la série de La complainte des landes perdues, étant paru après le troisième. Il fait suite à Complainte des landes perdues - Cycle 2 - Tome 3 - La Fée Sanctus (2012) qu’il faut avoir lu avant. Son édition originale date de 2014. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Philippe Delaby (1961-2014) pour les dessins et Sébastien Girard pour les couleurs des planches un à trente-trois, et Jérémy Petiqueux pour les dessins et Bérengère Marquebreucq pour les couleurs des planches trente-quatre à cinquante-quatre. Il comprend cinquante-quatre planches de bande dessinée. Pour mémoire, la parution du cycle I Les sorcières (dessiné par Béatrice Tillier) a débuté en 2015, celle du cycle III Sioban (dessiné par Grzegorz Rosiński) en 1993, et celle du cycle IV Les Sudenne (dessiné par Paul Teng) en 2021. Le tome s’ouvre avec une introduction d’une page dans laquelle le scénariste évoque le décès de son ami Philippe Delaby et les conditions de réalisation de la fin de cet album, repris par son apprenti Delaby.
Ils devaient se rencontrer au village de Perk. Le lieu était bien choisi, à l’écart des routes, oublié des cartes et des hommes. Subsistait des temps meilleurs une auberge vers laquelle le Guinea Lord dirigea sa monture. Il n’était pas le premier, on l’attendait… Elle l’attendait. Saavarda, la Mater Obscura, qui règne sur les Moriganes. Guinea Lord chevauche son destrier noir sous la pluie, accompagné d’un de ses chiens noirs. Il pénètre à l’intérieur de l’auberge et il remet la tête de la Fée Sanctus à la Sorcière. Répondant à une question, il affirme qu’il est certain qu’il s’agit bien de Sanctus. Saavarda vérifie en lui ordonnant de jeter la tête dans le feu de la cheminée : elle explique que les fées résistent aux flammes. Dans l’âtre, la tête se consume. La Morigane se montre sans pitié : elle dit au chevalier qu’il a fait erreur, et que décidément elle ne peut pas compter sur lui. Elle continue : Il n’est pas digne de l’armure qu’il porte. Elle lui intime de la déposer à ses pieds, Sylhia, sa servante, viendra la récupérer. Elle sort à l’extérieur et demande à Sylhia de la débarrasser de la présence de Guinea Lord et de détruire son armure. Le molosse la fixe en montrant les dents.
Sylhia est entrée à l’intérieur de l’auberge et elle demande à Guinea Lord si elle peut venir se chauffer près de lui. Elle est trempée, cela fait deux jours qu’elle galope avec sa maîtresse sans s’arrêter. Elle lui suggère d’enlever son armure et de se reposer lui aussi. Il sort son épée de son fourreau, et l’enfonce dans le ventre de la servante, la transperçant. Il exprime à haute voix ses remarques : Se reposer ? Dans un silence éternel ? Alors que le corps sans vie de Sylhia gît sur le sol, il poursuit son soliloque : Il comprend la déception de sa maîtresse, sa colère, qui est la sienne aussi. Mais il avait une mission et il l’accomplira. Même s’il se retrouve seul pour y croire encore. Et ce n’est pas une servante qui l’empêchera de trouver la Fée Sanctus, ni elle ni personne. Le corps déformé de Sylhia se ranime et elle l’attaque.
L’introduction de Jean Dufaux rendant hommage à son ami défunt s’avère touchante et éclairante : sur leur amitié, sur ce que cette histoire contenait de leur propre relation, sur le thème du père incarné par Sill Valt, sur la transmission de Sill Valt au bénéfice de Seamus, devenant une réflexion de celle de Delaby vers Petiqueux. Les enfants grandiront, la vie continue, le mort ne saisit pas le vif, mais il reste à ses côtés. Il termine par une anecdote sur la relation charnelle entre Sill Valt et la Dame à l’Hermine, et la façon très physique de représenter la scène, choisie par Philippe. Après avoir retourné la question à plusieurs reprises dans son esprit, toute réticence fond pour le lecteur. Les auteurs ont voulu que le récit soit achevé. C’est une façon de parachever l’œuvre de Philippe Delaby, de lui rendre hommage, d’assurer la parution de ses dernières planches. Le scénariste a remanié la fin de son récit pour donner plus de place à Sill Valt, personnage devenant pour partie une émanation du dessinateur décédé. Les vingt-et-une dernières planches sont réalisées par son apprenti, assurant ainsi une continuité artistique, légitimant le successeur. Ayant lu le cycle des Sudenne paru avant, le lecteur sait que ce sera également l’occasion de revoir certains personnages une dernière fois : Guinea Lord, et vraisemblablement une autre Morigane, ce qui correspond à la fois à la dynamique des trois premiers tomes, à la fois au fait qu’elle n’est pas présente par la suite.
Le lecteur découvre la première planche et c’est un festin graphique. La mise en couleurs s’inscrit dans une approche réaliste, très discrètement rehaussée pour souligner une ambiance. Dans la première case, le ciel d’orage est magnifique. La couleur orangée diffusée par le feu dans l’âtre apporte une chaleur qui contraste avec la froideur des sentiments, et qui rappelle également la lave du tome précédent. Alors que Sill Valt arrête sa monture en bordure d’un fleuve marquant la frontière du Nothurland, de maigres rayons de soleil transpercent la couverture nuageuse, pour un effet magnifique. Puis viennent les quelques touches de vert sur le flanc des montagnes, faisant ressortir par contraste la stérilité des roches. Alors que Seamus séjourne dans la ville portuaire de Finlach, une vue d’une rue dans une ambiance nocturne offre une lisibilité impeccable grâce à la minutie et l’intelligence de la mise en couleurs. Cette dernière établit une ambiance très particulière dans les différentes pièces du château de la Dame à l’Hermine, comme si le fin voile de la lumière naturelle menaçait de céder à chaque instant sous les ténèbres. Le lecteur a retenu que le changement de dessinateur et de metteur en couleurs s’effectue de la planche trente-trois à la planche trente-quatre. La transition s’effectue sans solution de continuité, avec peut-être une nuance dorée un peu plus appuyée par endroit.
Le talent de Philippe Delaby saute aux yeux du lecteur dès la première planche : une première case dans un paysage rocailleux avec la silhouette de Guinea Lord et de son chien qui avance. Une deuxième case avec quelques maisons en pierre dans un hameau, et une voie en terre battue. La silhouette de Saavarda en train de se réchauffer devant le feu de cheminée. Tout est parfait. Un travail extraordinaire pour transmettre l’effet de chaque texture : d’un tronc d’arbre, de bornes en pierre, des toits en chaume, de la boue gorgée d’eau, du bois des bancs dans la salle de l’auberge. Le lecteur se délecte tout du long. Le soin apporté à faire apparaître à leur place les accessoires dans l’auberge. Les éléments si particuliers de l’armure de Guinea Lord, la tenue des trois mercenaires chargés de retrouver Sanctus, la tunique et le manteau de Seamus, les hommes estropiés attendant en vain devant le château de la Dame à l’Hermine, le costume cuir et chaîne de Perkrok avec son fouet, la décoration dudit château. L’artiste réalise également des plans larges pour mettre en valeur des paysages, inspirés de l’Écosse en conservant son caractère sauvage : la lande désolée pour arriver au village, la rive rendue sinistre au bord de la rivière marquant la frontière avec le Nothurland et des arches rocheuses déchiquetées, les arbres dénudés aux formes presque acérées aux abords de l’auberge où Seamus s’est arrêté, la vision du port de Finlach dans le lointain, etc. L’artiste combine une approche descriptive détaillée avec une sensibilité particulière. Le lecteur retient de nombreux moments mémorables outre ceux déjà cités, comme Guinea Lord découvrant la carcasse éventrée de son chien, le Fitchell déchiquetant la gorge d’un mercenaire, les toiles s’accrochant partout dans le château de la Dame à l’Hermine (des fils faits de larmes), et bien sûr la fameuse scène entre Sill Valt et son hôtesse.
Les pages réalisées par Jérémy peuvent sembler un peu moins intenses, dans le niveau de détail, dans leur sensibilité, dans les plans de prise de vue, tout en s’avérant d’une grande qualité. Il respecte parfaitement les éléments visuels créés par son mentor, ses dessins s’inscrivent dans le même registre pictural, et ils sont parfaitement complétés par la mise en couleurs, assurant une continuité remarquable avec le reste, faisant honneur au scénario. Le lecteur n’entretenait aucun doute sur le fait que l’auteur terminerait son cycle de manière satisfaisante, apportant les réponses attendues sur Guinea Lord et sur Sanctus, assurant le lien avec le cycle de Sioban. Il éprouve effectivement le plaisir de retrouver la statue dénudée découverte à la fin du tome un, et l’apparition d’un personnage du cycle suivant. Il découvre l’issue de la relation entre Seamus et Sanctus. Une Morigane succombe de manière définitive dans ce tome, comme dans les précédents. La vérité est révélée sur Guinea Lord, en particulier son identité, et comme le laisse présager le titre Sill Valt est à l’honneur. Les auteurs mettent en scène des individus accomplissant leur devoir, en l’occurrence Sill Valt et Seamus, un thème présent depuis le début de la série. Ils donnent à voir une version radicale d’une femme fatale, les hommes n’ayant pas été à la hauteur finissant estropiés à vie, et elle révélant sa vraie nature comme une métaphore des séductrices abusant de leurs charmes. En filigrane, le lecteur peut discerner le thème de la relation père-fils entre Sill Valt et Seamus même s’il ne s’agit pas d’un lien familial, avec une variation pour la relation entre Seamus et Sanctus, et de manière surprenante entre la Morigane et un autre personnage.
Une fin de cycle en apothéose : une narration visuelle d’une intensité formidable, malheureusement interrompue par le décès de l’artiste. Le lecteur comprend parfaitement les choix du scénariste quant à l’achèvement de cet album et se trouve satisfait de pouvoir découvrir les dernières planches de Delaby ainsi que la fin de l’histoire. Un cycle prenant, riche en surprise, visuellement formidable, avec des thèmes personnels. Du grand art.
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