Comme quoi, un pétard fera toujours plus de bruit que le chant de cent oiseaux !
Ce tome fait suite à SHI - Tome 4 - Victoria (2020) qui marquait la fin du premier cycle. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.
Dans une rizière au Japon, des paysans sont en train de travailler les pieds dans l’eau, le dos courbé à repiquer les plants de riz. Sur une langue de terre, Ayako, une jeune fille, chante une comptine à sa petite sœur. Il est question d’une demoiselle qui croise un démon fripon, en allant chercher de l’eau. Son nombre est Un, son nombre malin, Ichi son nom, son nom vilain. Elle s’enfuit, son seau à la main, comme lui avait dit sa maman. À l’ombre d’un cerisier, un vieux démon méditait : deux est son nombre, Ni son nom vilain. La jeune fille s’enfuit à nouveau et elle arrive devant un démon cornu assis sur la margelle du puits : trois est son nombre, San est son nom vilain. Elle se penche au-dessus du puits pour y récupérer son seau, mais tombe dedans et au fond vit un démon : quatre est son nombre, Shi son nom vilain. Elle se noie. Alors, du fond du grand trou noir, du plus profond du désespoir, surgit le démon des démons, surgit le roi démon ! Zéro est son nombre, son nombre malin. Rei, son nom, son nom vilain. La jeune fille interrompt là sa ritournelle car sa mère vient d’arriver et elle lui retourne une gifle sonore, en lui rappelant qu’elle ne doit pas chanter cette horreur. Elle ne doit jamais invoquer le nom du roi Démon, jamais ! La mère dénude son sein gauche et le donne à téter à Kita.
Dans les années 1950, Wanda, une jeune fille noire, est en train de faire un bonhomme de neige devant le bâtiment de l’école, alors que les autres jouent à une bataille de boules de neige. Un adulte s’approche d’elle et lui dit que son bonhomme de neige est rudement joli. Puis il explique qu’il travaille avec son papa et sa maman, que ce sont eux qui l’envoient la chercher. Avec ce beau temps, son papa s’est mis en tête d’aller se promener en barque sur le lac. Il tend la main à la petite fille, lui proposant de venir avec lui pour aller retrouver ses parents, ce qu’elle fait bien volontiers. Plus tard, la maîtresse se rend compte que la petite Wanda a disparu et elle contacte la police, le lieutenant et son adjoint Gertz. Elle leur explique les circonstances de la disparition. En sortant, le lieutenant explique à son adjoint que six ans, c’est précisément l’âge préféré de ces gentils messieurs qui ont des araignées à la place des mains et un coucou suisse au fond du calebar. Il conclut son explication par : Un tiers de pervers pour deux tiers de frustrés, c’est la règle. Dix-neuf mai 1858, le tout Londres se presse sur le champ de courses. La famille Winterfield est présente, avec Lord Desmond Fiddle, récemment revenu des Indes lointaines, avec son épouse. William Fiddle a déjà commencé à boire et il critique la politique colonialiste de l’Angleterre. La conversation s’interrompt pour qu’ils regardent l’arrivée du prince de Galles, accompagné de son père.
Les auteurs indiquent clairement qu’il s’agit d’un second cycle ; le lecteur en déduit et anticipe qu’il s’agit d’une autre phase du récit, ou au moins d’un nouveau chapitre. La première séquence vient conforter cette approche : un retour dans le passé pour le personnage de Kita, alors qu’elle doit avoir un an ou deux. Cette sensation est renforcée par le rendu graphique : des couleurs pastel, des cases sans bordure, une grande rizière, une situation et un paysage très éloigné des rues londoniennes du dix-neuvième siècle, avec leur crasse, et le contraste total entre les quartiers pauvres et les demeures luxueuses des riches et puissants. La deuxième séquence confirme l’avancée dans l’intrigue : un enlèvement d’enfant de six ans, possiblement dans les années 1950, la date exacte n’est pas précisée. Il s’agit de nouveaux personnages, que ce soit Wanda, ou les enquêteurs le lieutenant, Getz puis la secrétaire Kristofferson. Le lecteur apprécie de pouvoir se projeter dans cette ville de banlieue sous la neige, la salle de classe avec ses chaises et ses tables en bois. Le modèle de voiture bien typé d’époque. Et bien sûr les tenues vestimentaires bien guindées de ces messieurs. Puis retour au dix-neuvième siècle, dans un hippodrome, avec la famille Winterfield, ou ce qu’il en reste… et l’arrivée du cousin de Camilla Winterfield. Il s’en suit une discussion permettant d’établir le lien avec les événements du premier cycle, qu’il s’agisse de l’activisme de Jennifer & Kita, ou du sort d’Ulysses Kurb.
Le lecteur se rend compte que sa curiosité fonctionne à plein régime quant aux événements qui vont survenir, à l’évolution des personnages, et de l‘intrigue globalement. Les auteurs vont-ils revenir au temps présent pour évoquer ce qu’il advient de Sir Lionel Barrington et de son fils Terry ? Hé bien non, pas cette fois-ci… peut-être ont-ils raconté tout ce qu’il y avait à savoir sur ces personnages, ce père marchand d’armes et la vengeance implacable opérée par ce mystérieux groupuscule de femmes qui font en sorte de faire payer les responsables de mort d’enfants. Ce second cycle continue de mêler deux lignes temporelles : celle de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et une autre dans la seconde moitié du vingtième siècle. Dans le premier cycle, les auteurs avaient également donné une indication partielle du destin qui attendait Jennifer & Kita, à la fois par les lettres écrites par Kita, et par la dernière page du tome quatre. Dans le même temps, il reste beaucoup de choses à découvrir. Comment les actions de ces deux femmes ont pu mener à la création d’une confrérie secrète de tueuses se perpétuant au fil des décennies ? Comment cette organisation a pu se développer à un niveau mondial ? Et quel a été le sort final de ces deux amantes ? Et de Sensei, d’ailleurs ? Enfin, la ritournelle de ce début de tome vient rappeler que l’intrigue implique quatre démons : Ichi, Ni, San et Shi. Or le lecteur n’en a vu que trois dans le premier cycle…
Deuxième facteur d’attraction très puissant : les dessins. Le lecteur éprouve une hâte légitime à s’en mettre plein les yeux avec des visuels spectaculaires. Comme les précédents, ce tome le comble : l’évocation d’un Japon dans la pratique ancestrale du repiquage du riz, une splendide vue du champ de course, un grand bâtiment industriel abritant une imprimerie, une splendide vue du dessus dans un angle oblique des jardins royaux, le commandant des forces de police s’adressant à ses hommes en uniforme alignés dans la cour, le grand salon de travail de la reine Victoria, la statue de l’amiral Nelson place Trafalgar Square, une vue globale extraordinaire de Trafalgar Square envahie de manifestantes, la même place après la répression sanglante de la police.
Les dessins de l’artiste dépassent la collection de moments mémorables, assurant une véritable narration graphique, avec ses moments forts élégamment construits et amenés. Le lecteur est pris par surprise quand la mère impose son sein à Kita pour la tétée avec l’expression de surprise parfaite du bébé, et le contraste impeccable avec la tête de dragon sur le cerf-volant dans le ciel. Avec une case de la largeur de la page, l’artiste établit l’étalement de la ville nord-américaine dans laquelle Wanda a été enlevée, induisant une meilleure compréhension du lecteur du poids des déplacements en voiture. La longue séquence à l’hippodrome commence par spatialiser l’opposition entre le gigantisme de l’événement et l’entre-soi très fermé de la famille Winterfield, puis la distance à parcourir pour les activistes afin d’aller accéder au prince de Galles. De scène en scène, le lecteur apprécie autant la qualité évidente de la reconstitution historique (Londres, les vêtements, les accessoires, etc.), que l’intelligence de la construction des plans de prise de vue. Par exemple, le lecteur peut sourire du principe de marquer les prédateurs exploitant les enfants, d’une marque au fer rouge sur la fesse ; il n’en reste pas moins que la mise en page, la direction d’acteurs rendent l’action de Kita & Jennifer totalement légitime.
Le lecteur se retrouve donc pleinement emporté par l’intrigue, par l’art de la narration, bien évidemment en plein accord avec les deux personnages principaux qui militent pour l’interdiction du travail des enfants, leur reconnaissance en tant qu’être humain à part entière, et cette forme de militantisme illégal et éveillant les consciences des citoyens qui prennent part à leurs actions d’éclat. Outre le traitement esclavagiste des enfants, le récit met également en scène la place de second plan des femmes dans la société : littéralement bonnes à tout faire dans les classes populaires, potiches idiotes dans la bonne société, avec le cas particulier de la reine Victoria (1819-1901) exerçant réellement le pouvoir sur cette société d’hommes, et le rôle secondaire du prince consort. Du fait des péripéties du premier cycle, les deux personnages principaux ont dû entrer dans la clandestinité. De ce fait, leurs actes relèvent du terrorisme pour le pouvoir légitime. Ainsi les interventions de la police ressortent comme un maintien de l’ordre établi, plutôt que comme un instrument au service de la justice. Le lecteur remarque les auteurs se servent du Massacre de Trafalgar Square (1858), aussi appelé Black Friday ou Bloody Sunday : une manifestation pacifique d'ouvriers le dimanche 13 novembre 1887 qui devient la manifestation des femmes en colère. D’un côté, Kita & Jennifer utilisent des moyens illégaux en toute connaissance de cause ; de l’autre, elles défendent une cause juste et légitime. Cette opposition fait également ressortir le fait que le qualificatif d’activisme ou de terrorisme se situe sur une frontière mouvante, dépendant fortement du point de vue de l’observateur. Plus tard dans le récit, il en va de même pour l’homosexualité. En arrière-plan, se joue une autre question de fond. Alors qu’elles pourraient mettre en œuvre le pouvoir de leurs démons, les deux femmes ont choisi de rallier l’opinion publique et en particulier celles des femmes à leur cause. Ainsi Sensei rappelle que : La force est l’argument des faibles. Et que : Ce que le poing a cassé aucune caresse ne peut le réparer. Toutefois au vu de la tournure que prennent les événements, le petit groupe d’activistes est amené à réviser leur jugement.
Quelle série ! Une narration visuelle d’une qualité rare, aussi bien pour les dessins soignés et riches, les visuels mémorables, la construction des séquences. Une intrigue qui tient en haleine, aussi bien pour le sort des personnages que pour leur combat contre l’exploitation des enfants. Un récit qui charrie d’autres thématiques sur l’activisme, le recours à la violence, la force nécessaire pour vaincre l’inertie d’une société et la transformer. Exceptionnel.
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