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mercredi 13 août 2025

Ogoniok

Obéissez à la loi, mais attention à vos âmes, elles sont en danger…


Ce tome est une anthologie regroupant trois récits indépendants autour du thème des légendes et des contes. Son édition originale française date de 2013, et une réédition en 2025 avec une nouvelle couverture. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour le scénario et les dessins. Ce tome comprend cinquante-trois pages de bande dessinée.

Ogoniok, publié pour la première fois en 1992, quatorze pages. Semion Gennadovich Polumin marchait depuis de longues heures dans la taïga sur les traces d’un renard. Il avait perdu le contact avec son expédition de chasse, mais il ne s’inquiète pas. N’est-il pas directeur de deuxième classe au ministère des finances ? Fidèle serviteur du tsar, un homme de poids… Il est sûr de lui. Il arrive devant une grande tente où il est accueilli par trois indigènes, à qui il demande du thé. Ceux-ci lui en offrent un de bon cœur, sans contrepartie. Il fait observer qu’il a vu beaucoup de traces de gibier : c’est une bonne zone de chasse par ici. Il continue : le coin paraît bon, en attendant qu’on vienne le chercher, il va faire quelques cartons.


La quatrième de couverture annonce : Trois histoires russes avec des chamans qu’il aurait mieux valu ne pas provoquer… Dans cette première histoire, le lecteur relève le nom du protagoniste qui sonne indubitablement russe. Le commentaire du narrateur omniscient indique qu’il marche depuis de longues heures dans la taïga, c’est-à-dire une forêt de conifères de climat boréal. Il est accueilli dans une tente par trois autochtones certainement nomades. L’un d’eux raconte l’histoire de la belle Koticq et de son union avec un esprit dont naquit Ogoniok, qui dispose de pouvoirs surnaturels, ce qui fait de lui un chaman. La promesse est bien tenue. Le scénariste se montre facétieux : le chasseur venu de la ville n’a aucune chance, c’est une évidence dès la première page. Il se retrouve dans une situation de décalage culturel dont il s’avère incapable de mesurer la portée et les conséquences. Les trois nomades se montrent accueillants, honnêtes et soucieux de la sécurité de leur hôte. Ce dernier se montre incapable de les écouter et d’entendre ce qu’ils disent, d’accepter leur sagesse, de prendre en compte leur avertissement, pourtant explicite.

D’un autre côté, il est vraisemblable que le lecteur, amateur de ce créateur ou novice, ait été attiré par la saisissante illustration de couverture, ou après avoir feuilleté l’ouvrage et être tombé sous le charme unique des dessins finement ouvragés, avec une saveur à nulle autre pareille. Dès la première planche, il retrouve cette forme de composition très personnelle : des illustrations comme mises côte à côte, avec un texte dans un cartouche, ou une tirade copieuse d’un personnage. C’est particulier. Pour la première planche : quatre cases. Une de la hauteur de la page pour mettre en valeur un long tronc dénudé, avec un oiseau perché sur une fine branche fragile en hauteur. Puis à gauche, la case comprenant le titre, ainsi que la moitié supérieure du crâne d’un renne avec ses bois. En dessous deux cases, une case également tout en finesse pour mettre en valeur une loutre dont le museau dépasse sur la case adjacente, et enfin une vue en plan éloigné avec les arbres au premier plan, et la petite silhouette du chasseur en arrière-plan marchant sur la neige immaculée. Le texte lie ces différentes vues, expliquant qui est le chasseur et ce qu’il fait là.


Ainsi cette première histoire fait la part belle aux cases illustratives, qui trouvent cependant leur place naturelle dans la narration séquentielle. Le lecteur se délecte des différents animaux : des chiens attachés à la tente, la tête d’un mammouth aux longues défenses recourbées, un magnifique oiseau aux ailes complexes ornées de motifs intriqués (un exemple remarquable du travail de texture à l’encre), un extraordinaire élan d’Europe avec des bois exceptionnels et un pelage remarquable, et enfin un lapin très commun. Le lecteur se trouve subjugué par cette chasse enchantée, devenant soupçonneux comme Semion Gennadovich Polumin quant à ce que pouvait contenir le thé qu’on lui a offert. Le récit se termine dans une forme de justice immanente venant châtier l’hubris de ce chasseur.

Kas-Cej, publié pour la première fois en 1994, vingt-cinq pages. Dans son riche appartement, Viktor Tikonovitch Barushkin reçoit son ami le Conseiller. Ce dernier est ravi de son retour et le félicite pour la qualité de son champagne en lui demandant l’autorisation de féliciter sa cuisinière. L’hôte demande à Eudoxie Arkadovia si elle a entendu monsieur le Conseiller, il leur rend hommage à tous les deux, elle pour son art culinaire, lui pour son amitié. C’est un honneur exceptionnel pour un modeste universitaire comme lui. Puis à la demande de son invité, il commence à raconter la dernière mission que lui a confiée l’institution : Il s’agissait d’aller exhumer de vieux ossements d’une tribu sibérienne insignifiante, qui fut décimée par la variole, il y a fort longtemps. Un travail ingrat et inutile, une preuve tangible de sa disgrâce… Un véritable exil…


Cette deuxième histoire présente une plus grande consistance du fait sa pagination. Un autre conte, à la morale bien différente. Un autre homme de la ville qui se trouve à se rendre dans un petit village perdu dans la taïga. Il s’agit cette fois d’un universitaire, venant faire des recherches sur un peuple autochtone samoyède de Russie, ayant vécu à proximité du cercle polaire : les Nénètses, une des vingt-six ethnies de la Sibérie. L’auteur met à nouveau en scène un individu venant d’un environnement socioculturel plus sophistiqué, et qui est accueilli avec les honneurs, protégé par le gendarme Ghennadj Efimovitc, qui fait travailler la population pour les fouilles, le maintien de l’ordre étant assuré par le fait qu’il possède un fusil. Le récit se développe alors suivant deux thématiques : celle de l’individu ayant fait des études et intervenant dans un monde paysan, et celle de la manière dont s’exerce le pouvoir du tsar dans un village si reculé.

En fonction des séquences, le bédéaste réalise des planches à la composition plus classique, avec des cases disposées en bande. Pour autant, le lecteur voit bien que sa personnalité déborde de partout : que ce soient les copieux phylactères qui dépassent sur la case adjacente, ou les illustrations très composées. L’artiste est au summum de son art : fins traits venant donner de la texture et du volume dans des entrelacs sophistiqués, aplats de noir aux contours irréguliers venant donner du poids à un ou plusieurs éléments de la composition, zones de blanc immaculé offrant une respiration dans la page. Chaque protagoniste dégage une personnalité intense : le très chic Barushkin avec ses incroyables moustaches, le plus solennel conseiller et ses petites moustaches, le vieux sage du village et sa barbe blanche, le gendarme, sa coupe improbable et sa bouille ronde, le pope avec sa toque et son regard intense et habité, les paysans méfiants. Cette histoire donne lieu à de magnifiques paysages, et la découverte du cadavre de Kas-Cej dans un état de conservation exceptionnel.


Une narration visuelle somptueuse et minutieuse, une intrigue consistante, donnant pour une fois le beau rôle à l’étranger cultivé, même si le flambeau de la science contraint de battre en retraite devant les forces de l’obscurantisme qui écrase les âmes des gens simples…

Transibérien, publié pour la première fois en 2011, quatorze pages. C’est ici que le fleuve impétueux traversait la taïga, s’élargissait et que ses eaux s’apaisaient. C’est là que Gennady Efremovic attendait, et c’est à cet endroit qu’il travaillait comme son père avant lui et sans doute son grand-père. Pour quelques kopecks, il transbordait sur l’autre rive tous ceux qui le lui demandaient. Gennady Efremovic se moquait bien de savoir à qui il rendait ce service pourvu qu’on le payât. Venus des sentiers cachés de la taïga, des chasseurs arrivaient des fugitifs, des marchands, des saints hommes, des gens qui ne desserraient pas les dents et ne posaient aucune question. Une seule chose causait souci à Gennady Efremovic… C’était le petit sac en peau dans lequel s’accumulaient, bien cachés, les kopecks durement gagnés.


Le lecteur ressent tout de suite que deux décennies ont passé : les traits encrés sont plus secs, un peu plus lâches, plus bruts. La narration visuelle prend ainsi un ton plus âpre, plus direct, plus à l’essentiel. L’artiste se focalise plus sur les personnages et sur les visages, des individus évoluant dans un environnement sans pitié, endurcis jusqu’au mutisme, consacrant toute leur énergie à vivre. Le récit se fait également plus cruel. Le personnage est un passeur qui fait traverser le fleuve pour quelques kopecks dans une région perdue dans la taïga. Il constate progressivement qu’il n’a plus de client. Finalement l’un des derniers lui apprend que le train traverse cette zone depuis peu. Après plusieurs jours sans voir personne, arrive un dernier client, un baladin avec un singe sur son épaule, un conteur qui raconte des histoires niaises de gens qui sont morts, comme cela arrivera à tous, comme lui fait observer le passeur. L’auteur se montre sans illusion sur la nature humaine que ce soient les espoirs sans lendemain, ou que tous les moyens sont bons pour vivre, y compris escroquer plus pauvre ou moins malin que soi.

Trois histoires se déroulant dans la taïga, trois personnages principaux différents, trois accueils différents. La narration visuelle enchante à chaque page, un élégant dosage entre des illustrations exceptionnelles, et une narration séquentielle, de copieux phylactères où les personnages exposent le récit ou leurs remarques… Et pourtant la lecture s’avère fluide et facile, agréable et incroyablement dépaysante. Sergio Toppi sait créer comme personne l’enchantement visuel, un délice de roi. Des contes avec une chute, comprenant aussi quelques observations sociales adultes, et des comportements allant de la mise en œuvre de l’intelligence, à la prédation du plus faible. Magnifique et pénétrant.


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