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mardi 26 août 2025

SHI T06 La grande puanteur

Pour qui sait la redresser, l’échec est l’échelle menant à la victoire.


Ce tome fait suite à SHI - Tome 5 - Black Friday (2022). Il faut avoir commencé la série pour le premier tome pour comprendre l’intrigue. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario, et par Josep Homs pour les dessins et les couleurs. Il comporte cinquante-quatre pages de bande dessinée.


Les femmes du village sont réunies dans une même maison. Dans la grande pièce, elles se prosternent toutes devant un groupe de quatre femmes au torse dénudé, avec chacune un tatouage sur le dos. Elles ont entonné une comptine : Il est question d’une demoiselle qui croise un démon fripon, en allant chercher de l’eau. Son nombre est Un, son nombre malin, Ichi son nom, son nom vilain. Elle s’enfuit, son seau à la main, comme lui avait dit sa maman. À l’ombre d’un cerisier, un vieux démon méditait… Dehors, la petite Kita regarde discrètement par la fenêtre, sa poupée dans la main. Elle est interrompue par sa mère qui lui rappelle qu’elle lui a déjà dit et répété qu’elle est bien trop jeune pour espionner le rituel de soumission à Rei, le roi démon. Sa mère insiste : sa fille ne peut pas imaginer à quel point les forces invoquées peuvent s’avérer dangereuses. Kita lui dit qu’il y a quelqu’un derrière elle. C’est tout un groupe d’hommes en armes qui se tient prêt à investir la maison. Leur meneur effectue un grand geste ample avec son sabre, et décapite la mère de Kita sous ses yeux. La fillette se met à courir, à s’enfuir en courant, comme lui avait dit sa maman. Elle est poursuivie par deux hommes, un armé d’un sabre, l’autre d’une lance. Dans le même temps, le groupe d’hommes a pénétré dans la maison, et ils massacrent toutes les femmes présentes, sans pitié. Puis ils mettent feu à la demeure.



En poussant de toutes ses forces sur ses petites jambes, Kita est parvenue jusqu’à la rizière, mais elle trébuche et l’homme à la lance l’a rattrapée. Kita est interrompue dans l’histoire de sa jeunesse par un des garçons du Dead Ends qui veut savoir si c’est à ce moment-là qu’elle a réveillé son démon cornu. Elle explique qu’elle allait sur ses huit ans et elle n’avait pas encore Ichi pour la protéger ou protéger ceux qu’elle aime. En répondant à une autre question, elle révèle que c’est cette nuit-là que pour la première fois elle a rencontré Sensei. Les sœurs Gift viennent rendre visite aux détenues de la prison pour femmes Holloway. Elles ont leur Bible à la main, et elles en offrent une à une prisonnière. Cette dernière ne sait pas quoi en faire, car elle ne sait pas lire. Les deux sœurs s’approchent de Jennifer, allongée sur son lit. Celle-ci leur demande si elles ne sont pas fatiguées de l’entendre ressasser ses remords concernant les deux cent quarante-deux victimes innocentes que son idéalisme coupable a sur la conscience. Elles lui répondent que sa cause était juste, et que dans son immense sagesse Dieu saura tenir compte des efforts qu’elle faît afin de sensibiliser l’opinion publique au sort atroce de millions d’enfants dans ce pays qui se prétend civilisé.


À nouveau le lecteur revient pour l’intrigue, toujours aussi curieux de savoir comment va se développer le groupe militant des Mères en Colères (Angry Mothers) pour devenir le groupe terroriste Shi. Il se demande bien également où va mener l’intrigue secondaire sur les enlèvements d’enfants dans les années 1950, et si les quatre démons seront réunis, ou au moins si le quatrième sera révélé. Tout commence par un retour dans le passé, quelques temps après l’introduction du tome précédent qui se déroulait dans une rizière, avec une ritournelle évoquant quatre démons, et mettant en scène la jeune Kitamura. L’artiste reprend le même dispositif pour marquer le passé : des cases sans bordure et des couleurs un peu atténuées. Il montre la violence cruelle et sans pitié des hommes exterminant des femmes qui ont acquis une forme de pouvoir qui leur donne de l’autonomie. Sans se montrer voyeuriste, il met en scène la sauvagerie des hommes qui tuent pour supprimer quelque chose qu’ils ne comprennent pas et qui menacent de remettre en cause leur patriarcat. Cette première scène est complétée par une seconde de deux pages : Sensei se retrouve devant la très jeune Kita encore enfant à sa merci. Le jeu d’acteurs présente une sensibilité et une grande justesse, le lecteur éprouvant immédiatement le désarroi et la compassion qui s’emparent de Sensei : il lui est impossible de supporter une telle barbarie chez ses compagnons, et il agit en conséquence.



Le récit revient alors à son temps présent, c’est-à-dire 1858. À nouveau le lecteur peut s’immerger dans chaque décor pour se projeter dans cette époque à Londres. La prison pour femmes avec ses robustes lits dans le dortoir commun, ses murs de pierre, de minuscules fenêtres à barreau, les latrines communes sans porte, le grand hall et la galerie donnant accès aux deux étages de cellules. La grande salle du Parlement. Les quais de la Tamise. La toujours luxueuse demeure des Winterfield, avec la gigantesque salle à manger, la salle de bain du couple et ses accessoires de toilettes. Les serres royales avec leur structure de verre et de métal, et les différentes plantes. Et peut-être le plus terrible des lieux : une usine dont la main d’œuvre est composée exclusivement d’enfants. Le dessinateur continue de se montrer totalement investi dans la représentation de ces lieux, veillant à la rigueur de la reconstitution historique, les donnant à voir au lecteur pour que celui-ci puisse éprouver la sensation de s’y trouver. Il apporte le même soin aux tenues vestimentaires.


Le lecteur retrouve avec grand plaisir les personnages. Il éprouve tout de suite l’envie de protéger la jeune Kita, une enfant traumatisée par la violence de voir une femme décapitée sous ses yeux, incapable d’en concevoir le sens. Dans ce registre, la candeur et l’envie de comprendre des enfants des rues recueillis par Sensei et Kita apparaissent tout aussi naturelles et touchantes. Lorsqu’il retrouve Jennifer couchée sur son lit de prison, il voit son visage et son langage corporel exprimer une forme d’acceptation plus que de résignation, et en même temps une envie de vivre toujours bien présente. Mis à part Sensei, les hommes continuent d’en prendre pour leur grade : le très autoritaire Desmond Fiddle, l’exercice abject du pouvoir patriarcal de Trevor Winterfield sur la veuve Camilla et son autosatisfaction à vomir. Étrangement, c’est le William Winterfield qui apparaît le moins répugnant alors qu’il passe son temps à cracher sur les membres de sa riche famille, tout en s’anesthésiant avec une copieuse consommation d’alcool. Dans les années 1950, le lecteur fait un peu plus ample connaissance avec le lieutenant de police (qui n’est pas nommé) et la secrétaire Miss Kristofferson. Il admire cette dernière pour sa capacité à endurer la place secondaire que la société lui a imposée, et sa capacité à se faire entendre et reconnaître pour ses compétences et son intelligence professionnelle. Il en vient à éprouver une forme de sympathie pour le lieutenant assez intelligent et sensible pour reconnaitre lesdites compétences chez une femme, et passer outre le rôle social imposé par les stéréotypes de cette époque.



Ce tome continue à développer les thèmes sociaux présents précédemment. Les auteurs montrent à nouveau le travail des enfants dans les usines, sans voyeurisme, sans laisser de doute sur ce que peuvent être les souffrances endurées par ces êtres humains qui ne sont considérés que comme des moyens facilement remplaçables. De ce point de vue, le stratagème mis en œuvre par Jennifer, Kita et Sensei pour contraindre la reine Victoria à agir comble le lecteur par son intelligence et la manière dont il est mené. La condition féminine continue également de tenir une grande place dans le récit, à la fois au premier plan, à la fois en trame de fond. Place de l’épouse comme mère des enfants, comme objet de plaisir, comme même pas capable de servir de faire-valoir de son époux… à l’exception de la reine elle-même. Et chaque fois que le comportement d’une femme atteste de manière patente de capacités au moins égales à celles d’un homme, voire supérieures, cela la met en danger. Si en plus elle manifeste des velléités d’indépendance ou d’autonomie, mal lui en prend, et il lui en cuira.


Bien évidemment, en conteurs aguerris, les auteurs donnent au lecteur ce qu’il attend : deux interventions des démons en pleine action. Ils confirment enfin l’existence du quatrième démon, attaché à une personne inattendue, révélée à la toute fin, ce qui génère une terrible impatience chez le lecteur de pouvoir lire la suite. Le scénariste n’oublie pas les éléments historiques : après La petite Dorrit (1857) de Charles Dickens (1812-1870) et une version aménagée du massacre de Trafalgar Square (1858, Black Friday), il met en scène l'épidémie de choléra de Broad Street (1854), décalée en 1858 dans la temporalité de la série. Il fait ressortir que tous les Londoniens sont logés à la même enseigne devant cette maladie… mais quand même les plus riches peuvent la fuir à la campagne dans leur domaine.


À l’issue de ce tome, le lecteur n’a pas forcément éprouvé la sensation de la fin d’un cycle, et il est sûr qu’il attend la suite avec impatience. La narration visuelle allie reconstitution historique riche et prenante, avec une direction d’acteurs impeccable de justesse et de sensibilité. Les thèmes relatifs à la place des enfants et des femmes dans la société, et leur exploitation, sont montrés sous d’autres facettes, dans le contexte historique. Le lecteur est de tout cœur avec les héroïnes, subjugués par leur résilience, malgré leurs actions parfois moralement condamnables, et par l’expression de leur rage sous la forme d’apparition de leur démon. Parfait.



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