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lundi 25 août 2025

Nunavut

Que s’est-il donc passé ensuite ? Pourquoi ce délitement ?


Ce tome contient un récit sur le voyage de l’auteur au Labrador et au Nunvaut. Son édition originale date de 2024. Le texte a été écrit par Edmond Baudoin, et illustré avec des dessins de ce créateur et de son ami Troubs. Il comporte quatre-vingt-onze pages de récit, ainsi qu’une introduction de deux pages également rédigée par Baudoin. Il vient en complément de la bande dessinée réalisée par les mêmes auteurs : Inuit publiée en 2023.


Avant-propos de l’auteur - Nous vivons un temps extraordinaire dans l’histoire de l’humanité, nous sommes les témoins de la fin de quelque chose, qui ne s’appelle pas la fin du monde, mais d’un monde. Elle a commencé il y a une quinzaine de milliers d’années avec le compte de sacs de blé, et hégémoniquement s’est propagée sur l’ensemble de la planète, sauf sur des parcelles qui pendant longtemps n’ont pas intéressé le capitalisme. Il est normal de chercher des solutions hors de cette idéologie, des possibilités de vies pour le monde à venir, nous sommes beaucoup maintenant à nous poser ce genre de questions. Elle était sous-jacente lors de notre voyage, Jean-Marc Troubs et moi. La préservation de l’art est primordiale chez les peuples qui essaient encore de vivre hors de la consommation effrénée, mais est-elle seulement possible ? Nous sommes allés dans le Grand Nord canadien pour observer comment les artistes inuits s’en sortent avec leur histoire artistique, la modernité, les téléphones portables, et les marchands d’art. Un livre, Inuit, a été publié après notre voyage. Alors pourquoi ai-je ressenti la nécessité de travailler sur un complément à Inuit, Nunavut, et de demander à Troubs quelques dessins supplémentaires ? Parce que cette expérience en Terre de Baffin continue à me poser des questions, et parce que depuis notre voyage le monde a basculé encore un peu plus dans le chaos et génère dans sa décomposition toujours plus de misères. Il faut nous trouver des sorties, et je rêve d’y contribuer, un tout petit peu, avec du papier, des crayons et des pinceaux.



Au-delà de la vitre, mon œil descend en pente douce sur la mousse. Des ombres courent sur l’eau, les falaises, les prairies de lichen s’allument, s’éteignent sous les nuages qui cavalcadent comme des chevaux fous. J’attends une baleine qui ne viendra pas, et ce n’est pas bien grave. Je pourrais rester devant cette peinture silencieuse tout le reste de ma vie. À mes côtés, dans l’espèce de cabine de bateau qu’est le salon de Markus, j’entends la conversation en anglais. Ça ne me gêne pas, c’est un peu comme la plupart des chansons à la radio. Incompréhensible, mais vibrant d’une musique familière. Tout à coup, je suis dérangé par du français, ça veut dire qu’on me parle. C’est Markus. Il me dit que j’ai l’air perdu. Il ajoute que lui aussi se met souvent devant cette fenêtre : c’est une drogue, on devient facilement accro.


Étrange démarche : Troubs et Baudoin ont réalisé une copieuse bande dessinée relatant leurs rencontres au cours de leur voyage au Labrador, mêlant des observations matérielles et des portraits d’habitants répondant à une question en échange d’un dessin. De son côté, Baudoin a éprouvé le besoin de compléter cet ouvrage par un livre, rehaussé par des illustrations faites pour certaines par Troubs, et pour d’autres par lui. À la lecture, il apparaît que le texte s’autosuffit, sans besoin d’être soutenu par les images. Pour autant, le lecteur prend grand plaisir à les contempler. Il commence par remarquer que le dessin de couverture fait écho à celui de Le chemin de Saint Jean (2002), avec ce personnage assis au bord du chemin (vraisemblablement l’auteur lui-même) et une pierre en lévitation à la place de la tête. Il fait sens pour le lecteur que Baudoin ait demandé des illustrations supplémentaires à son compagnon de voyage, car l’expérience qu’il a pu faire du Labrador et du Nunavut aurait été différente sans lui. L’ouvrage comprend une trentaine d’illustrations. Le lecteur note que parmi elles se trouvent des portraits des personnes mentionnées : Jean-Marc Troubs par Baudoin (éminemment sympathique), Baudoin dessiné par Troubs sous un angle le rendant songeur, et leurs hôtes et guides Billy, Isabelle, Andrew Qappik, Manasie Akpaliapik. Il se trouve également de nombreux paysages dont celui vu par la fenêtre.



En fonction de sa familiarité avec l’œuvre des deux créateurs, le lecteur détermine sans peine l’auteur de chaque dessin. Il retrouve également des sujets propres à l’un ou l’autre. Un magnifique arbre à l’encre en page trente-trois, une silhouette au pinceau, présentant d’étranges similitudes avec un idéogramme, et après un temps le lecteur se rend compte qu’il y a une minuscule silhouette dans un canoë en arrière-plan, une puissance d’évocation quasi magique avec des traits qui semblent d’une spontanéité totale. De la page soixante-quatorze à quatre-vingt-un, Baudoin évoque comment la chasse au caribou est passée d’une traque avec un arc et des flèches sur plusieurs jours en lisant les signes dans la neige, à une sortie en quad avec un fusil. Le lecteur reconnaît également immédiatement la propension de Troubs à raconter sous forme de conte. Sont également intégrées des représentations par les deux dessinateurs, d’œuvres d’art inuits, celles qui ont tellement marqué l’auteur, et leur représentation de paysages naturels et urbains. Le lecteur se dit que l’auteur a souhaité donner plus de champ à son texte en montrant ce qui a pu susciter ses réflexions.


Le texte s’avère très facile à lire : Baudoin suit l’ordre chronologique de leur voyage, en rappelant les étapes, l’objectif. Il commence par évoquer les trois ans qu’il a passé en tant que professeur à l’université de Hull au Québec, son premier contact avec l’art inuit, qu’il rapproche de l’art brut, et sa volonté de rencontrer les artistes ayant réalisé de telles œuvres. Il évoque ensuite la réalité des horreurs perpétrées contre les Inuits par le gouvernement canadien dans le cadre d’une politique d’assimilation par la déculturation. Un peu plus loin, il raconte sa rencontre avec Jean-Marc Troubs et il évoque les trois ouvrages qu’ils ont réalisés ensemble : Viva la vida (2011), Le goût de la terre (2013), Humains (2018). Dans l’introduction, il explique que cette expérience en Terre de Baffin continue à lui poser des questions. Au cours de ses réflexions, il aborde plusieurs thèmes. Comme souvent, il évoque sa propre pratique de l’art. En l’occurrence, il répond à une remarque de son hôte qui lui fait observer qu’il trace des traits violents, et juste à côté, des lignes très fines. L’artiste répond que : C’est pour donner de la vie à ses dessins. La vie mêle constamment la violence et les caresses. La vie est une suite d’oppositions, de confrontations comme en musique. Baudoin reste interdit en songeant que : Un peu plus de vingt jours de promiscuité et de vie intense avec Billy, et pourtant ils savent, l’un et l’autre, que probablement ils ne se reverront jamais.



Les rencontres avec les Inuits ont amené de nombreuses remarques sur une forme de pureté perdue, une façon de vivre qui disparaît avec la modernité, une déliquescence de la culture inuite, le risque de sa disparition. En particulier, il écrit : Les métis et expatriés inuits qui habitent au Labrador regrettent de ne pas être aussi authentiques que ne le sont, à leur avis, ceux qui sont confrontés à la survie en Terre de Baffin. Enfin, pas tous. Certains se sont bien adaptés au néolibéralisme. Les artistes font le portrait d’un père et de son fils, qui rêve de la construction d’une route s’enfonçant dans les terres froides pour permettre l’exploitation des minerais qu’elles recèlent. Et ces croyants du progrès revendiquent eux aussi leur appartenance au peuple inuit. Lorsqu’ils quittent ces camelots de la modernité, leur guide Billy leur dit que : Au moins il sait quels sont ses ennemis.


Souhaitant rencontrer des artistes inuits, les auteurs font en sorte d’être présentés à ceux qui travaillent dans la maison des arts de Pangnirtung. Baudoin prend alors les précautions nécessaires pour relativiser les propos qui suivent, qu’il n’est pas un Inuit, et qu’il ne peut pas parler à leur place. En tant qu’artiste, il trouve que la majeure partie des œuvres produites le sont en vue d’être vendues comme des marchandises à des étrangers souhaitant posséder une œuvre d’art inuite, qu’elles sont jolies tout en ayant perdu leur âme. Il revient sur la découverte de l’art inuit par l’occident. Il écrit : Lorsque les galeries du monde entier découvrent les dessins, les sculptures inuits, c’est tout de suite l’engouement. Peu importe ce que cet art dit de la misère de ce peuple, de ses revendications, on ne veut voir que les formes. Et tout le monde se précipite sur ce neuf, qui n’est pourtant pas neuf. Ces femmes, ces hommes qui savent travailler de leurs mains, ont vent de l’intérêt qu’on leur porte. Artiste et Art, ces deux mots n’existaient pas dans leur langue, l’inuktitut. […] Le commerce des peaux ne rapporte plus, la fourrure n’a plus la cote, les trappeurs sont au chômage alors ils se recyclent, en artistes. Ils vont sculpter et dessiner ce qu’on attend d’eux, du joli, de la maman ours blanc avec le bébé ours blanc. Et tant pis pour la terrible vérité de leur quotidien : les suicides, la drogue, l’alcoolisme, les jeunes qui partent à la ville et meurent sur les trottoirs, la tuberculose. Il n’y a pas dans cette dérive l’organisation d’une pensée politique. Non, seulement notre façon de vivre, consommer, devenue la leur.


La bande dessinée Inuit réalisée par Troubs et Baudoin est tellement forte, que le lecteur s’interroge sur le besoin de la compléter par un autre ouvrage, et que dans le même temps il est impensable qu’il ne le lise pas. Il prend le temps pour s’imprégner des dessins, de ces paysages vus à travers la personnalité des deux artistes. Il découvre un texte d’une grande fluidité. Il comprend que l’auteur avait été fasciné par la puissance d’expression de l’art inuit, et par son originalité déconnectée d’une histoire capitaliste, une piste pour une alternative. Aussi bien au travers du mode de vie des Inuits à Pangnirtung (Nunavut) que par l’évolution de leur art, il s’interroge sur le devenir de leur culture, une réflexion qui peut se voir comme une métaphore de la possibilité de la survivance d’un mode de vie alternatif au capitalisme. Passionnant.



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