Quand le néant s’adresse à l’infini, ça sonne occupé.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, l’adaptation du livre Confidences à Allah (2008) de l’autrice Saphia Azzedine. Sa première édition date de 2015. Il a été réalisé par Eddy Simon pour le scénario, et par Marie Avril pour les dessins et la couleur. Il compte quatre-vingt-six pages de bande dessinée.
À Tafafilt, petit village de montagne au Maroc, la jeune adolescente Jbara s’ennuie et elle considère que ce village c’est la mort, même si elle y est née. Elle a seize ans et elle a pris l’habitude de s’adresser à Allah dans sa tête. Il paraît qu’elle est belle, mais elle ne le sait pas. Un homme est en train de la pénétrer, et elle ne pense qu’à son Raïbi Jamila, un délicieux yaourt à la grenadine qu’on boit par-dessous, en faisant un petit trou. Elle se doute bien que ce qu’elle fait, c’est Haram. Vu qu’il n’y a rien à Tafafilt, elle se dit qu’Allah ne la voit pas. Avec un peu de chance… Elle regarde les yaourts, le paquet de biscuits au chocolat, les chewing-gums dans le sac en plastique… Lui, il gémit comme un porc. Heureusement, il est derrière. Lui, il s’appelle Miloud. Il est marron, il est amer, il la débecte. C’est un berger. Il habite dans un bled à une cinquantaine de kilomètres de chez elle. Il passe de temps en temps faire du commerce avec des mecs comme lui… Et se faire du bien avec elle. Elle, elle s’en moque. Elle a son raïbi Jamila. Pour elle, c’est le summum du plaisir. Elle est pauvre et elle habite dans le trou du cul du monde. Avec son père, sa mère, ses quatre frères et ses trois sœurs. Elle est une bergère et elle ne connait rien d’autre. Ses brebis sont tout ce qu’elle a. Non, elle a sa mère aussi. Elle aime sa mère, elle l’aime parce qu’elle lui fait pitié. Elle met des oignons dans tous ses plats pour pouvoir pleurer en paix. Le plus dingue pour Jbara, c’est qu’elle supporte son père. Son père est un gros idiot chez qui elle déteste tout ! Elle a beau essayer d’avoir pitié de lui, elle n’y arrive pas. Quand il parle, il a du blanc au coin des lèvres, ça la dégoute ! Elle sait qu’elle est injuste, il n’y est pour rien. C’est qu’un idiot !
Jbara est sortie à l’extérieur de la tente familiale pour s’adresser à Allah, lui faire des confidences, agenouillée à même le sol. Elle le remercie pour la santé de sa mère, de ses frères, de ses sœurs. Pour ses brebis, pour tout quoi. Elle veut lui dire qu’il doit être très beau et très miséricordieux, et très glorieux aussi. Mais quand même, pourquoi l’a-t-il laissée là ? Ce n’est pas une vie Tafafilt. Elle le supplie pour qu’il se passe quelque chose dans sa vie. Puis elle va s’occuper de ses moutons, tout en savourant un de ses yaourts. Le lait tourné de Miloud a tellement collé qu’elle a du mal à séparer ses cuisses. Ça tombe bien, c’est le jour du bain. Un jour, Miloud lui a dit qu’on n’était définitivement plus vierge quand on perdait tous ses poils d’en bas. Tout en se lavant, elle constate que sa touffe est toujours là. Elle se sèche et elle se sent encore plus vierge qu’avant. Elle sort de la tente de bain, sans s’être rendu compte qu’un homme s’était masturbé en la regardant. Prise d’une crampe soudaine, elle s’agenouille et vomit à même le sol.
Cette adaptation est celle d’un premier roman, d’une écrivaine née au Maroc, d'une mère française d’origine marocaine et d'un père marocain, qui n’a rien d’autobiographique, une pure fiction. Le lecteur découvre une jeune adolescente ayant grandi et habitant dans un petit hameau, dans une famille pratiquant la religion nationale, et étant devenue l’objet du désir de plusieurs hommes de la région. Pour autant, la tonalité de la narration ne relève pas du féminisme. Le lecteur voit crûment le comportement de certains hommes vis-à-vis de Jbara : un simple objet utilisé pour leur plaisir, parfois avec une forme de rémunération, des denrées pour commencer, de l’argent par la suite, d’autre fois sans aucune compensation d’aucune sorte, juste parce qu’ils sont en position dominante. D’une certaine manière, cette violence reste feutrée : elle ne prend pas la forme de violences physiques et cette jeune femme a complètement intégré ce fonctionnement systémique de la société. Elle s’y est adaptée, apprenant progressivement à en tirer pour profit pour elle-même, sans se voir comme une victime. Les choses sont comme ça, elle accepte cet état de fait et elle le vit comme étant l’ordre naturel des choses. Progressivement, elle prend conscience que le mode de vie qui est le sien est incompatible avec les préceptes de la religion, en aucune manière. Là encore, elle sait s’y adapter et elle fait évoluer son mode de vie en conséquence : elle s’éloigne peu à peu de la religion, tout en continuant à s’adresser à Allah.
Le personnage principal est également présenté comme appartenant à une classe sociale pauvre, voire très pauvre. La vie dans le village n’est pas juste simple : il n’y a aucun confort moderne. Pas d’électricité, pas de réseau et d’ailleurs même aucun téléphone portable, même pas l’eau courante. Lorsqu’elle présente ses parents, Jbara le fait comme une adolescente, sans beaucoup de nuance, mais en même temps de manière très pénétrante : sa mère qui met beaucoup d’oignons partout pour masquer ses pleurs, son père pas très futé et embobiné par le représentant religieux local, ce dernier profitant sans vergogne de la foi des personnes qui l’accueillent. La jeune adolescente souhaite une autre vie, en particulier plus confortable grâce à des biens matériels. L’écrivaine fait évoluer le statut de son héroïne grâce à une valise providentielle et une grossesse non désirée. Bientôt, Jbara a trouvé un gite en ville, et gagne même de l’argent ce qui lui permet de s’acheter des choses, autonomie relevant du délire seulement quelques semaines auparavant encore. Pour autant l’organisation systémique de la société la cantonne dans le rôle d’individu exploité par d’autres : du fait de sa condition de femme, mais aussi comme femme de ménage, comme personne entretenue, comme employée sans contrat, sans protection sociale, à la merci de la fantaisie de son employeur ou de son protecteur, ou d’événements sur lesquels eux-mêmes n’ont aucune prise.
Pour raconter cette histoire, les dessins s’avèrent assez doux. Le lecteur le remarque dès la première page avec les couleurs. Elles s’inscrivent dans un registre chaud, orangé et un peu foncé, pour montrer la ferme de Tafafilt. Puis vient la scène de sexe qui se déroule dans l’ombre de la tente : les dessins s’avèrent peu explicites, dépourvus de charge érotique, avec un pudeur dépourvue d’hypocrisie, car il n’est pas possible de se tromper sur ce qui est en train de se dérouler. Ainsi que l’artiste choisit des teintes pouvant aller du clair au foncé, toujours avec des dégradés adoucis, neutralisant toute forme potentielle d’agressivité. Même le soleil du Maroc ne semble jamais implacable, ou la chaleur accablante, ou les lumières artificielles trop vives. Les contours des personnages sont réalisés avec un trait fin, les couleurs apportant plus d’informations en termes de reliefs des corps, de luminosité de la peau, et renforçant les expressions de visage. Ce choix graphique participe également à rendre les individus plus gentils, même ces militaires qui effectuent un raid chez le cheikh ne semblent pas méchants, alors que pourtant leurs actions sont violentes. En fait la personne qui apparaît la plus mal intentionnée au regard de Jbara s’avère être la belle-mère.
Marie Avril impressionne tout de suite par son savant dosage entre traits de contour et mise en couleurs, composant des images avec une belle consistance en termes d’informations visuelles, sans pour autant qu’elles n’apparaissent chargées. Au fil des scènes, le lecteur se retrouve dans des endroits bien décrits la zone désertique de Tafafilt avec ses montagnes, les maigres pâturages, l’unique route de terre, l’arrivée en car dans la grande ville, ses rues, ses devantures de magasins, la grande demeure dans le quartier des riches avec ses pièces spacieuses, sa piscine, la cuisine, la discothèque avec ses lumières, le palais du cheikh et son encore plus grande piscine avec ses palmiers, la demeure modeste de l’imam. L’artiste s’inscrit dans une veine réaliste, un peu simplifiée, immergeant le lecteur dans un quotidien concret et consistant, que ce soient les lieux, les pièces des bâtiments et leur aménagement, les accessoires et les tenues vestimentaires, les modèles de véhicule, les gestes et postures, ou encore les expressions de visage. À plusieurs reprises, le lecteur remarque la force et la justesse des plans de prise de vue et de leurs cadrages. Les scènes de rapport sexuel ne sont pas édulcorées de manière hypocrite, et pour autant, le lecteur ne se retrouve pas en position malsaine de voyeur. Il voit Jbara se livrer à cette activité, avec son point de vue et sa force de caractère qui fait qu’elle ne se représente jamais en position de victime. Il assiste à un accouchement dans la rue, deux pages d’une intensité terrible, même s’il ne voit jamais le bébé et alors qu’il n’y a aucun gros plan sur la venue au monde elle-même. En pages cinquante-neuf à soixante-et-un, Jbara revient à Tafalit, alors qu’elle est maintenant beaucoup plus à l’aise financièrement que ses parents, et que ceux-ci la voient comme une bienfaitrice, lui rendant grâce comme à une personne digne de louanges. Le lecteur regarde la jeune femme et ressent les émotions qui la traversent, avec une solide empathie, une très belle réussite.
Comme toute adaptation, celle-ci effectue des choix par rapport au roman originel, accentue certaines intentions, en atténue d’autres. L’autrice a imaginé une trajectoire de vie pour une adolescente de la campagne qui devient une de ses femmes faciles assouvissant le désir des hommes qui ne peuvent le faire avec les femmes respectables, observant les prescriptions de la religion afin d’être des épouses dignes selon ces critères. Il s’agit d’un récit féminin, une femme rendue très sympathique grâce à une narration visuelle prévenante et nuancée. Une mise en scène de la vie d’une jeune personne, femme et pauvre, s’adaptant intuitivement avec courage et à propos, au fonctionnement systémique d’une société qui ne la ménage pas.
J'adore la couv. Il y a un érotisme aussi discret que troublant qui s'en dégage.
RépondreSupprimerl’adaptation du livre Confidences à Allah (2008) de l’autrice Saphia Azzedine - Tu l'as lu ?
Raïbi Jamila - En fait c'est une marque ; je croyais que c'était le nom d'une spécialité.
Elle s’y est adaptée, apprenant progressivement à en tirer pour profit pour elle-même, sans se voir comme une victime. Les choses sont comme ça, elle accepte cet état de fait et elle le vit comme étant l’ordre naturel des choses. - Une forme supérieure de pragmatisme, diront certains. Mais quand même... Je suppose que c'est sa pauvreté et son attachement à sa mère qui l'empêchent de partir.
Marie Avril impressionne tout de suite par son savant dosage entre traits de contour et mise en couleurs - Il me semble déceler l'utilisation de l'outil numérique, au moins dans la mise en couleurs. Toi qui as accès aux planches, est-ce que je me trompe ?
Je n'ai pas lu le livre de Saphia Azzedine : quand j'ai acheté cette BD, je ne m'étais même pas rendu compte qu'il s'agissait d'une adaptation.
SupprimerL'érotisme de la couverture : avec les années qui passent, je me dis que cette jeune fille sur la couverture pourrait être ma fille, ce qui change mon regard. Du coup le niveau d'érotisme diminue d'autant.
Ce qui l'empêche de partir : j'ai supposé plusieurs forces à l'œuvre. L'incapacité à se projeter dans une autre vie faute d'exemple sous les yeux, l'attachement à la cellule familiale à cet âge-là.
Je suppose également qu'elle a utilisé l'outil numérique, en observant certains dégradés un peu trop lisse et parfait.