À toutes les femmes en colère.
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa publication initiale date de 2022. Cette bande dessinée est l’œuvre de Tess Kinski, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle compte cent quarante et une pages. En exergue, l’autrice dédie son ouvrage À toutes les femmes en colère.
La nuit, un bruit de pas le long d’un mur d’enceinte. Une femme aux cheveux rouge saute depuis le sommet du mur aux pieds de l’homme qui s’arrête. Elle lui mord le bas ventre, il hurle. Pendant l’adolescence de Cypry, tout se passait comme sur des roulettes. Elle était en première, elle avait de bonnes notes. Elle ne se droguait pas, elle buvait peu. Elle faisait du sport. Elle était plutôt raisonnable dans l’ensemble. Mais comme tous les ados de son âge, elle avait les hormones en feu. Ce jour-là, elle a rendez-vous avec Quentin au parc. Ils s’assoient tranquilles sur un banc à l’écart et commencent à s’embrasser et à se peloter. Elle lui propose d’aller chez elle, car il n’y a pas ses parents. À sa question, elle répond qu’elle est sûre qu’ils ne sont pas là, et sûre qu’elle veut qu’il vienne. Ils montent dans sa chambre et ils se déshabillent. Il commence à lui caresser le sexe, et elle se focalise sur le ressenti du plaisir que cela lui procure. Elle lui indique qu’il a des doigts magiques, sans se rendre compte qu’il se gratte la main après coup. Quelques jours plus tard, elle est en train de pianoter sur son téléphone et de se faire rappeler à l’ordre par son père sur ses devoirs. Elle lui rappelle qu’elle est la première de sa classe et répond en même temps à Josef qui l’invite à passer chez lui.
Cypry se rend dans la piaule de Josef, à la propreté douteuse. Il est son meilleur ami, même si les frontières de cette amitié ne sont pas claires. Il éteint la lumière, ils se déshabillent et s’allongent, et il lui fait un cunnilingus. Après coup, il éprouve une douleur dans la bouche et autour. Quelques jours plus tard, après l’entraînement, Cypry se change dans les vestiaires du club d’athlétisme au club de Saint-Corros, à côté de sa meilleure amie Sara. Elle lui raconte que ce week-end Nabil et elle vont au cinéma. Sara est un peu comme une grande sœur pour elle. La semaine d’après, Cypry voit apparaître un message de Sara sur son portable : il paraît que Nabil est à l’hôpital et ça a l’air grave. Cypry décide de lui rendre visite au Centre Hospitalier Universitaire. Elle se rend à la chambre de Nabil, mais ne peut pas y entrer car il est endormi sous perfusion avec un énorme bandage au niveau du bassin. En sortant, elle remarque que Josef se trouve dans une chambre un peu plus loin. Elle y pénètre et s’enquiert de sa santé. Il lui montre le bandage qui lui masque le bas de son visage. Il tape un message sur son téléphone. C’est Cypry qui lui a fait ça. Après qu’ils se soient vus, ses parents l’ont amené à l’hôpital car sa bouche s’infectait de plus en plus. Il a été gardé en observation depuis. Il a la peau brûlée et ils ne trouvent pas la cause.
La page de garde annonce explicitement le programme : une jeune femme accomplissant une vengeance corrosive grâce à sa super cyprine, c’est-à-dire les sécrétions des glandes de Bartholin ayant pour fonction de lubrifier le vagin. Au bout de dix pages, l’héroïne a eu trois rapports sexuels, et elle porte le joli prénom de Cypry, le lecteur se demandant à quoi devaient penser ses parents quand ils l’ont choisi. D’un autre côté, la narratrice précise qu’elle est à un moment de sa vie où elle avait les hormones en feu. La dynamique du récit est simple : un dérèglement hormonal ou physiologique a rendu corrosive la mouille de Cypry qui du coup ne peut plus avoir de rapports sexuels. En pleine première année de cours en faculté de médecine, elle décide de tout plaquer, de fuguer (encore que le terme est pour partie impropre puisqu’elle est adulte) et de monter à la capitale. Sur un coup de tête, elle décide d’entrer dans le cabaret Mademoiselle Joséphine à Pigalle. Elle y est recueillie par les artistes travestis ou homosexuels, qui l’engagent pour servir au bar, avec le très beau Jean, et qui lui offrent gîte et couvert. Outre ce superpouvoir peu commun, ce déroulement indique bien au lecteur que le récit ne se veut pas réaliste et qu’il est à prendre comme une suite d’aventures imaginatives.
Les dessins présentent une forme de naïveté : des contours un peu arrondis pour les personnages, des gros sourcils, des silhouettes parfois un peu malhabiles en particulier au niveau des pieds, des visages simplifiés, des postures théâtralisées pour plus d’expressivité, des yeux un tout petit peu trop grands. Pour autant, la dessinatrice sait donner une apparence bien distincte à chaque personnage : que ce soit sa silhouette, son visage, sa tenue vestimentaire. Elle fait preuve d’une certaine forme de gentillesse avec eux, mêmes les agresseurs apparaissent plus bébêtes que vraiment méchants, car Cypry les remet à leur place avec une répartie cinglante. Les costumes des performeuses et des performeurs sont chatoyants et exubérants. L’artiste prend le temps de poser chaque décor, en faisant apparaître sa profondeur, sa décoration, les éventuels accessoires, les preuves d’activité de ses occupants. Le lecteur observe plus une impression de parc qu’une vraie allée, de vraies pelouses ou encore des arbres dont il pourrait identifier l’essence. Pour autant, il n’y a pas de doute quant à la nature du lieu. La chambre de Cypry contient des objets personnels comme ses livres (King Kong théorie, 2006, de Virginie Despentes, Faut-il manger les animaux ?, 2009, de Jonathan Safran Foer) ses bijoux son agenda, son lit avec sa table de chevet. La chambre de Josef présente un désordre peu appétissant. Le stade ressemble à un stade avec sa piste, sa tribune, sa clôture. L’architecture du CHU semble être inspirée d’un véritable établissement. La tour Eiffel ressemble plus à un modèle en plastique vendu à la sauvette qu’à une vraie. Toutefois le lecteur la reconnaît aussi aisément que l’établissement Le Moulin Rouge à Pigalle.
En page trente-huit, Cypry pousse la porte du cabaret Mademoiselle Joséphine. Le lecteur se rend vite compte que cet univers plaît à la dessinatrice, voire qu’elle l’a peut-être fréquenté. Il est vrai que la probabilité que Cypry puisse ainsi y être accueillie est inexistante. Mais l’artiste prend plaisir à représenter les numéros de chant, le maquillage dans les loges, la camaraderie entre les performeuses et performeurs, le papotage au bar, et bien sûr les costumes extravagants. Au cours du récit, Cypry met au point son propre numéro pour se produire en scène : le lecteur en découvre la conception, le rodage, le choix des bons matériaux, le premier essai devant les autres artistes, l’amélioration du rythme, sans oublier la tournée triomphale qui s’en suit. Les personnages au sein du cabaret ne sont pas très développés, à l’exception de Jean dont Cypry est amoureuse, mais ils manifestent assez d’émotion pour exister.
La narration s’avère simple et linéaire, sans effet de style particulier. La quasi-totalité du texte est présenté sous forme de dialogues ce qui rend la lecture plus vivante et plus rapide. Aucun personnage ne s’arrête pour prendre le temps d’exposer un point de vue un peu plus longuement, ou une émotion. La scénariste met tout au service du récit au premier degré, sans essayer de caser des remarques féministes ou autres revendications activistes. Le personnage principal évoque à deux ou trois reprises le fait qu’elle souffre de ne plus avoir de contact charnel, mais sans que cela ne devienne un thème en filigrane. L’autrice semble plutôt s’amuser avec ce principe de fluide corrosif, pour le mettre à profit dans un numéro de cabaret. Cypry organise bien une vengeance sur un harceleur, mais le regrette rapidement car elle craint de l’avoir tué. Du coup, le cœur du récit se trouve ailleurs. Finalement cette jeune femme trouve une petite communauté, moins d’une demi-douzaine d’artistes qui l’accueillent sans poser de question, sans non plus qu’elle ne donne de nouvelles à ses parents. De son côté, elle est satisfaite d’avoir trouvé un nouveau foyer, elle en pince pour Jean également serveur sans pouvoir lui dire ce qu’il en est. À la moitié du récit, elle entend un performeur évoquer un ping-pong show et ce que parviennent à faire des femmes avec leur vagin. Elle a trouvé sa voie et elle va ainsi pouvoir réaliser un projet, aller de l’avant. Finalement elle peut vivre avec sa condition et envisager l’avenir, tout en donnant quelques petits coups de pouce à la tolérance, ou plutôt en mettant un terme à l’intolérance de quelques-uns.
La couverture promet une superhéroïne au pouvoir sortant de l’ordinaire, avec des dessins un peu naïfs. La promesse est tenue : une jeune femme dont les sécrétions sont corrosives et qui va parvenir à y trouver du positif. Pour autant, elle ne se coud pas un costume de superhéroïne et elle ne se met pas à lutter contre le crime de manière récurrente. La narration visuelle douce et un peu édulcorée permet d’éviter toute forme de voyeurisme malsain, même dans les quelques séquences explicites. Le lecteur suit avec plaisir cette jeune femme qui se retrouve dans une situation bien embarrassante et qui parvient à mettre à profit cette particularité physiologique peu commode.
Tess Kinski - Rien que le peudo en dit long. Tu as lu l'article consacré à Nastassja Kinski ? J'en avais entendu parler, je m'en souviens, il faut dire que c'est relativement "récent".
RépondreSupprimerMassot - Encore un éditeur dont je n'avais jamais ouï dire.
À lire l'introduction, je m'attendais à quelque chose de plus... je ne sais pas, de bien plus revanchard à l'égard de certains hommes. Ou alors c'est bien le cas ?
J'aime bien ce type de mise en couleurs, où il y a une espèce de bichromie avec une couleur particulière qui ressort vraiment. Ça m'a tout de suite fait penser à "La Rousseur".
L'article consacré à Nastassja Kinski : si tu évoques sa page wikipedia, je n'avais pas eu la curiosité de m'y rendre. C'est maintenant chose faite, et je suis allé chercher la photographie avec le serpent. Je ne connaissais pas ce cliché de Richard Avedon.
SupprimerJe n'avais jamais entendu parler de cet éditeur non plus. C'est en découvrant la date de parution de cette BD sur le site bede.fr que j'ai su que je serai totalement incapable de résister à la curiosité.
Je ne sais plus ce à quoi je m'attendais ; toujours est-il que Cypry n'est pas du tout dans un trip de vengeance contre tous ces porcs d'hommes. En fait, après s'être vengée de son agresseur initial, elle se rend compte de la douleur qu'elle a infligée, des séquelles permanentes, et elle est horrifiée par son acte.
Il y a quelques années les particularités des dessins m'auraient rebuté au point que je ne tente jamais cette lecture. Là, même si les représentations sont un peu naïves à mon goût, le tout apparaît plutôt bien équilibré à la lecture, et la narration visuelle remplit son office.